C. Bernard 1865- | Je résumerai le paragraphe précédent en disant qu'il me semble n'y avoir qu'une seule forme de raisonnement : la déduction par syllogisme. Notre esprit, quand il le voudrait, ne pourrait pas raisonner autrement, et, si c'était ici le lieu, je pourrais essayer d'appuyer ce que j'avance par des arguments physiologiques. Mais pour trouver la vérité scientifique, il importe peu au fond de savoir comment notre esprit raisonne; il suffit de le laisser raisonner naturellement, et dans ce cas il partira toujours d'un principe pour arriver à une conclusion. La seule chose que nous ayons à faire ici, c'est d'insister sur un précepte qui prémunira toujours l'esprit contre les causes innombrables d'erreur qu'on peut rencontrer dans l'application de la méthode expérimentale. Ce précepte général, qui est une des bases de la méthode expérimentale, c'est le doute; et il s'exprime en disant que la conclusion de notre raisonnement doit toujours rester dubitative quand le point de départ ou le principe n'est pas une vérité absolue. Or, nous avons vu qu'il n'y a de vérité absolue que pour les principes mathématiques; pour tous les phénomènes naturels, les principes desquels nous partons, de même que les conclusions auxquelles nous arrivons, ne représentent que des vérités relatives. L'écueil de l'expérimentateur consistera donc à croire connaître ce qu'il ne connaît pas, et à prendre pour des vérités absolues des vérités qui ne sont que relatives. De sorte que la règle unique et fondamentale de l'investigation scientifique se réduit au doute, ainsi que l'ont déjà proclamé d'ailleurs de grands philosophes. Le raisonnement expérimental est précisément l'inverse du raisonnement scolastique. La scolastique veut toujours un point de départ fixe et indubitable, et ne pouvant le trouver ni dans les choses extérieures, ni dans la raison, elle l'emprunte à une source irrationnelle quelconque : telle qu'une révélation, une tradition ou une autorité conventionnelle ou arbitraire. Une fois le point de départ posé, le scolastique ou le systématique en déduit logiquement toutes les conséquences, en invoquant même l'observation ou l'expérience des faits comme arguments quand ils sont en sa faveur; la seule condition est que le point de départ restera immuable et ne variera pas selon les expériences et les observations, mais qu'au contraire, les faits seront interprétés pour s'y adapter. L'expérimentateur au contraire n'admet jamais de point de départ immuable; son principe est un postulat dont il déduit logiquement toutes les conséquences, mais sans jamais le considérer comme absolu et en dehors des atteintes de l'expérience. Les corps simples des chimistes ne sont des corps simples que jusqu'à preuve du contraire. Toutes les théories qui servent de point de départ au physicien, au chimiste, et à plus forte raison au physiologiste, ne sont vraies que jusqu'à ce qu'on découvre qu'il y a des faits qu'elles ne renferment pas ou qui les contredisent. Lorsque ces faits contradictoires se montreront bien solidement établis, loin de se roidir, comme le scolastique ou le systématique, contre l'expérience, pour sauvegarder son point de départ, l'expérimentateur s'empressera, au contraire, de modifier sa théorie, parce qu'il sait que c'est la seule manière d'avancer et de faire des progrès dans les sciences. L'expérimentateur doute donc toujours, même de son point de départ; il a l'esprit nécessairement modeste et souple, et accepte la contradiction à la seule condition qu'elle lui soit prouvée. Le scolastique ou le systématique, ce qui est la même chose, ne doute jamais de son point de départ, auquel il veut tout ramener; il a l'esprit orgueilleux et intolérant et n'accepte pas la contradiction, puisqu'il n'admet pas que son point de départ puisse changer. Ce qui sépare encore le savant systématique du savant expérimentateur, c'est que le premier impose son idée, tandis que le second ne la donne jamais que pour ce qu'elle vaut. Enfin, un autre caractère essentiel qui distingue le raisonnement expérimental du raisonnement scolastique, c'est la fécondité de l'un et la stérilité de l'autre. C'est précisément le scolastique qui croit avoir la certitude absolue qui n'arrive à rien : cela se conçoit puisque, par son principe absolu, il se place en dehors de la nature dans laquelle tout est relatif. C'est au contraire l'expérimentateur, qui doute toujours et qui ne croit posséder la certitude absolue sur rien, qui arrive à maîtriser les phénomènes qui l'entourent et à étendre sa puissance sur la nature; L'homme peut donc plus qu'il ne sait, et la vraie science expérimentale ne lui donne la puissance qu'en lui montrant qu'il ignore. Peu importe au savant d'avoir la vérité absolue, pourvu qu'il ait la certitude des relations des phénomènes entr'eux. Notre esprit est, en effet, tellement borné, que nous ne pouvons connaître ni le commencement ni la fin des choses; mais nous pouvons saisir le milieu, c'est-à-dire ce qui nous entoure immédiatement. Le raisonnement systématique ou scolastique est naturel à l'esprit inexpérimenté et orgueilleux; ce n'est que par l'étude expérimentale approfondie de la nature qu'on parvient à acquérir l'esprit douteur de l'expérimentateur. Il faut longtemps pour cela; et, parmi ceux qui croient suivre la voie expérimentale en physiologie et en médecine, il y a, comme nous le verrons plus loin, encore beaucoup de scolastiques. Je suis quant à moi convaincu qu'il n'y a que l'étude seule de la nature qui puisse donner au savant le sentiment vrai de la science. La philosophie, que je considère comme une excellente gymnastique de l'esprit, a malgré elle des tendances systématiques et scolastiques, qui deviendraient nuisibles pour le savant proprement dit. D'ailleurs, aucune méthode ne peut remplacer cette étude de la nature qui fait le vrai savant; sans cette étude, tout ce que les philosophes ont pu dire et tout ce que j'ai pu répéter après eux dans cette introduction, resterait inapplicable et stérile. Je ne crois donc pas, ainsi que je l'ai dit plus haut, qu'il y ait grand profit pour le savant à discuter la définition de l'induction et de la déduction, non plus que la question de savoir si l'on procède par l'un ou l'autre de ces soi-disant procédés de l'esprit. Cependant l'induction baconienne est devenue célèbre et on en a fait le fondement de toute la philosophie scientifique. Bacon est un grand génie et l'idée de sa grande restauration des sciences est une idée sublime; on est séduit et entraîné malgré soi par la lecture du Novum Organum et de l'Augmentum scientiarum. On reste dans une sorte de fascination devant cet amalgame de lueurs scientifiques, revêtues des formes poétiques les plus élevées. Bacon a senti la stérilité de la scolastique; il a bien compris et pressenti toute l'importance de l'expérience pour l'avenir des sciences. Cependant Bacon n'était point un savant, et il n'a point compris le mécanisme de la méthode expérimentale. Il suffirait de citer, pour le prouver, les essais malheureux qu'il en a faits. Bacon recommande de fuir les hypothèses et les théories [14], nous avons vu cependant que ce sont les auxiliaires de la méthode, indispensables comme les échafaudages sont nécessaires pour construire une maison. Bacon a eu, comme toujours, des admirateurs outrés et des détracteurs. Sans me mettre ni d'un côté ni de l'autre, je dirai que, tout en reconnaissant le génie de Bacon, je ne crois pas plus que J. de Maistre [15], qu'il ait doté l'intelligence humaine d'un nouvel instrument, et il me semble, avec M. de Rémusat [16], que l'induction ne diffère pas du syllogisme. D'ailleurs, je crois que les grands expérimentateurs ont apparu avant les préceptes de l'expérimentation, de même que les grands orateurs ont précédé les traités de rhétorique. Par conséquent, il ne me paraît pas permis de dire, même en parlant de Bacon, qu'il a inventé la méthode expérimentale; méthode que Galilée et Torricelli ont si admirablement pratiquée, et dont Bacon n'a jamais pu se servir. [14] Bacon, oeuvres, édition par Fr. Riaux, Introduction, p. 30. [15] J. de Maistre, Examen de la philosophie de Bacon. [16] De Rémusat, Bacon, sa vie, son temps et sa philosophie, 1857. Quand Descartes [17] part du doute universel et répudie l'autorité, il donne des préceptes bien plus pratiques pour l'expérimentateur que ceux que donne Bacon pour l'induction. Nous avons vu, en effet, que c'est le doute seul qui provoque l'expérience; c'est le doute enfin qui détermine la forme du raisonnement expérimental. [17] Descartes, Discours sur la méthode. Toutefois, quand il s'agit de la médecine et des sciences physiologiques, il importe de bien déterminer sur quel point doit porter le doute, afin de le distinguer du scepticisme et démontrer comment le doute scientifique devient un élément de plus grande certitude. Le sceptique est celui qui ne croit pas à la science et qui croit à lui-même; il croit assez en lui pour oser nier la science et affirmer qu'elle n'est pas soumise à des lois fixes et déterminées. Le douteur est le vrai savant; il ne doute que de lui-même et de ses interprétations, mais il croit à la science; il admet même dans les sciences expérimentales, un criterium ou un principe scientifique absolu. Ce principe est le déterminisme des phénomènes, qui est absolu aussi bien dans les phénomènes des corps vivants que dans ceux des corps bruts ainsi que nous le dirons plus tard. Enfin, comme conclusion de ce paragraphe nous pouvons dire que, dans tout raisonnement expérimental, il y a deux cas possibles : ou bien l'hypothèse de l'expérimentateur sera infirmée, ou bien elle sera confirmée par l'expérience. Quand l'expérience infirme l'idée préconçue, l'expérimentateur doit rejeter ou modifier son idée. Mais lors même que l'expérience confirme pleinement l'idée préconçue, l'expérimentateur doit encore douter; car comme il s'agit d'une vérité inconsciente, sa raison lui demande encore une contre-épreuve. | |