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Introduction à l'étude 
de la médecine expérimentale
Claude Bernard

Première partie - Du raisonnement expérimental
Chapitre II
De l'idée a priori et du doute 
dans le raisonnement expérimental
I. - Les vérités expérimentales sont objectives ou extérieures 

C. Bernard
1865-
La méthode expérimentale ne se rapporte qu'à la recherche des vérités objectives, et non à celle des vérités subjectives. 

De même que dans le corps de l'homme il y a deux ordres de fonctions, les unes qui sont conscientes et les autres qui ne le sont pas, de même dans son esprit il y a deux ordres de vérités ou de notions, les unes conscientes, intérieures ou subjectives, les autres inconscientes, extérieures ou objectives. Les vérités subjectives sont celles qui découlent de principes dont l'esprit a conscience et qui apportent en lui le sentiment d'une évidence absolue et nécessaire. En effet, les plus grandes vérités ne sont au fond qu'un sentiment de notre esprit; c'est ce qu'a voulu dire Descartes dans son fameux aphorisme. 

Nous avons dit, d'un autre côté, que l'homme ne connaîtrait jamais ni les causes premières ni l'essence des choses. Dès lors la vérité n'apparaît jamais à son esprit que sous la forme d'une relation ou d'un rapport absolu et nécessaire. Mais ce rapport ne peut être absolu qu'autant que les conditions en sont simples et subjectives, c'est-à-dire que l'esprit a la conscience qu'il les connaît toutes. Les mathématiques représentent les rapports des choses dans les conditions d'une simplicité idéale. Il en résulte que ces principes ou rapports, une fois trouvés, sont acceptés par l'esprit comme des vérités absolues, c'est-à-dire indépendantes de la réalité. On conçoit dès lors que toutes les déductions logiques d'un raisonnement mathématique soient aussi certaines que leur principe et qu'elles n'aient pas besoin d'être vérifiées par l'expérience. Ce serait vouloir mettre les sens au-dessus de la raison, et il serait absurde de chercher à prouver ce qui est vrai absolument pour l'esprit et ce qu'il ne pourrait concevoir autrement. 

Mais quand, au lieu de s'exercer sur des rapports subjectifs dont son esprit a créé les conditions, l'homme veut connaître les rapports objectifs de la nature qu'il n'a pas créés, immédiatement le criterium intérieur et conscient lui fait défaut. Il a toujours la conscience, sans doute, que dans le monde objectif ou extérieur, la vérité est également constituée par des rapports nécessaires, mais la connaissance des conditions de ces rapports lui manque. Il faudrait, en effet, qu'il eût créé ces conditions pour en posséder la connaissance et la conception absolues. 

Toutefois l'homme doit croire que les rapports objectifs des phénomènes du monde extérieur pourraient acquérir la certitude des vérités subjectives s'ils étaient réduits à un état de simplicité que son esprit pût embrasser complètement. C'est ainsi que dans l'étude des phénomènes naturels les plus simples, la science expérimentale a saisi certains rapports qui paraissent absolus. Telles sont les propositions qui servent de principes à la mécanique rationnelle et à quelques branches de la physique mathématique. Dans ces sciences, en effet, on raisonne par une déduction logique que l'on ne soumet pas à l'expérience, parce qu'on admet, comme en mathématiques, que, le principe étant vrai, les conséquences le sont aussi. Toutefois, il y a là une grande différence à signaler, en ce sens que le point de départ n'est plus ici une vérité subjective et consciente, mais une vérité objective et inconsciente empruntée à l'observation ou à l'expérience. Or, cette vérité n'est jamais que relative au nombre d'expériences et d'observations qui ont été faites. Si jusqu'à présent aucune observation n'a démenti la vérité en question, l'esprit ne conçoit pas pour cela l'impossibilité que les choses se passent autrement. De sorte que c'est toujours par hypothèse qu'on admet le principe absolu. C'est pourquoi l'application de l'analyse mathématique à des phénomènes naturels, quoique très  simples, peut avoir des dangers si la vérification expérimentale est repoussée d'une manière complète. Dans ce cas, l'analyse mathématique devient un instrument aveugle si on ne la retrempe de temps en temps au foyer de l'expérience. J'exprime ici une pensée émise par beaucoup de grands mathématiciens et de grands physiciens, et, pour rapporter une des opinions les plus autorisées en pareille matière, je citerai ce que mon savant confrère et ami M. J. Bertrand a écrit à ce sujet dans son bel éloge de Sénarmont : « La géométrie ne doit être pour le physicien qu'un puissant auxiliaire : quand elle a poussé les principes à leurs dernières conséquences, il lui est impossible de faire davantage, et l'incertitude du point de départ ne peut que s'accroître par l'aveugle logique de l'analyse, si l'expérience ne vient à chaque pas servir de boussole et de règle [9]. » 

[9] Discours prononcé à la 6e séance publique et annuelle de la Société de secours des amis des sciences.
La mécanique rationnelle et la physique mathématique forment donc le passage entre les mathématiques proprement dites et les sciences expérimentales. Elles renferment les cas les plus simples. Mais, dès que nous entrons dans la physique et dans la chimie, et à plus forte raison dans la biologie, les phénomènes se compliquent de rapports tellement nombreux, que les principes représentés par les théories, auxquels nous avons pu nous élever, ne sont que provisoires et tellement hypothétiques, que nos déductions, bien que très logiques, sont complètement incertaines, et ne sauraient dans aucun cas se passer de la vérification expérimentale. 

En un mot, l'homme peut rapporter tous ses raisonnements à deux criterium, l'un intérieur et conscient, qui est certain et absolu; l'autre extérieur et inconscient, qui est expérimental et relatif. 

Quand nous raisonnons sur les objets extérieurs, mais en les considérant par rapport à nous suivant l'agrément ou le désagrément qu'ils nous causent, suivant leur utilité ou leurs inconvénients, nous possédons encore dans nos sensations un criterium intérieur. De même, quand nous raisonnons sur nos propres actes, nous avons également un guide certain, parce que nous avons conscience de ce que nous pensons et de ce que nous sentons. Mais si nous voulons juger les actes d'un autre homme et savoir les mobiles qui le font agir, c'est tout différent. Sans doute nous avons devant les yeux les mouvements de cet homme et ses manifestations qui sont, nous en sommes sûrs, les modes d'expression de sa sensibilité et de sa volonté. De plus nous admettons encore qu'il y a un rapport nécessaire entre les actes et leur cause; mais quelle est cette cause? Nous ne la sentons pas en nous, nous n'en avons pas conscience comme quand il s'agit de nous-même; nous sommes donc obligés de l'interpréter et de la supposer d'après les mouvements que nous voyons et les paroles que nous entendons. Alors nous devons contrôler les actes de cet homme les uns par les autres; nous considérons comment il agit dans telle ou telle circonstance, et, en un mot, nous recourons à la méthode expérimentale. De même quand le savant considère les phénomènes naturels qui l'entourent et qu'il veut les connaître en eux-mêmes et dans leurs rapports mutuels et complexes de causalité, tout criterium intérieur lui fait défaut, et il est obligé d'invoquer l'expérience pour contrôler les suppositions et les raisonnements qu'il fait à leur égard. L'expérience, suivant l'expression de Goethe, devient alors la seule médiatrice entre l'objectif et le subjectif [10], c'est-à-dire entre le savant et les phénomènes qui l'environnent. 

[10] Goethe, OEuvres d'histoire naturelle, traduction de M. Martine. - Introduction, p. 1.
Le raisonnement expérimental est donc le seul que le naturaliste et le médecin puissent employer pour chercher la vérité et en approcher autant que possible. En effet, par sa nature même de criterium extérieur et inconscient, l'expérience ne donne que la vérité relative sans jamais pouvoir prouver à l'esprit qu'il la possède d'une manière absolue. 

L'expérimentateur qui se trouve en face des phénomènes naturels ressemble à un spectateur qui observe des scènes muettes. Il est en quelque sorte le juge d'instruction de la nature; seulement, au lieu d'être aux prises avec des hommes qui cherchent à le tromper par des aveux mensongers ou par de faux témoignages, il a affaire à des phénomènes naturels qui sont pour lui des personnages dont il ne connaît ni le langage ni les moeurs, qui vivent au milieu de circonstances qui lui sont inconnues, et dont il veut cependant savoir les intentions. Pour cela il emploie tous les moyens qui sont en sa puissance. Il observe leurs actions, leur marche, leurs manifestations, et il cherche à en démêler la cause au moyen de tentatives diverses, appelées expériences. Il emploie tous les artifices imaginables et, comme on le dit vulgairement, il plaide souvent le faux pour savoir le vrai. Dans tout cela l'expérimentateur raisonne nécessairement d'après lui-même et prête à la nature ses propres idées. Il fait des suppositions sur la cause des actes qui se passent devant lui, et, pour savoir si l'hypothèse qui sert de base à son interprétation est juste, il s'arrange pour faire apparaître des faits, qui, dans l'ordre logique, puissent être la confirmation ou la négation de l'idée qu'il a conçue. Or, je le répète, c'est ce contrôle logique qui seul peut l'instruire et lui donner l'expérience. Le naturaliste qui observe des animaux dont il veut connaître les moeurs et les habitudes, le physiologiste et le médecin qui veulent étudier les fonctions cachées des corps vivants, le physicien et le chimiste qui déterminent les phénomènes de la matière brute; tous sont dans le même cas, ils ont devant eux des manifestations qu'ils ne peuvent interpréter qu'à l'aide du criterium expérimental, le seul dont nous ayons à nous occuper ici. 

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