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Introduction à l'étude 
de la médecine expérimentale
Claude Bernard

Première partie - Du raisonnement expérimental
Chapitre premier
De l'observation et de l'expérience
V. - L'expérience n'est au fond qu'une observation provoquée 

C. Bernard
1865-
Malgré la différence importante que nous venons de signaler entre les sciences dites d'observation et les sciences dites d'expérimentation, l'observateur et l'expérimentateur n'en ont pas moins, dans leurs investigations, pour but commun et immédiat d'établir et de constater des faits ou des phénomènes aussi rigoureusement que possible, et à l'aide des moyens les mieux appropriés; ils se comportent absolument comme s'il s'agissait de deux observations ordinaires. Ce n'est en effet qu'une constatation de fait dans les deux cas; la seule différence consiste en ce que le fait que doit constater l'expérimentateur ne s'étant pas présenté naturellement à lui, il a dû le faire apparaître, c'est-à-dire le provoquer par une raison particulière et dans un but déterminé. D'où il suit que l'on peut dire : l'expérience n'est au fond qu'une observation provoquée dans un but quelconque. Dans la méthode expérimentale, la recherche des faits, c'est-à-dire l'investigation, s'accompagne toujours d'un raisonnement, de sorte que le plus ordinairement l'expérimentateur fait une expérience pour contrôler ou vérifier la valeur d'une idée expérimentale. Alors on peut dire que, dans ce cas, l'expérience est une observation provoquée dans un but de contrôle. 

Toutefois il importe de rappeler ici, afin de compléter notre définition et de l'étendre aux sciences d'observation, que, pour contrôler une idée, il n'est pas toujours absolument nécessaire de faire soi-même une expérience ou une observation. On sera seulement forcé de recourir à l'expérimentation, quand l'observation que l'on doit provoquer n'existe pas toute préparée dans la nature. Mais si une observation est déjà réalisée, soit naturellement, soit accidentellement, soit même par les mains d'un autre investigateur, alors on la prendra toute faite et on l'invoquera simplement pour servir de vérification à l'idée expérimentale. Ce qui se résumerait encore en disant que, dans ce cas, l'expérience n'est qu'une observation invoquée dans un but de contrôle. D'où il résulte que, pour raisonner expérimentalement, il faut généralement avoir une idée et invoquer ou provoquer ensuite des faits, c'est-à-dire des observations, pour contrôler cette idée préconçue. 

Nous examinerons plus loin l'importance de l'idée expérimentale préconçue, qu'il nous suffise de dire dès à présent que l'idée en vertu de laquelle l'expérience est instituée peut être plus ou moins bien définie, suivant la nature du sujet et suivant l'état de perfection de la science dans laquelle on expérimente. En effet, l'idée directrice de l'expérience doit renfermer tout ce qui est déjà connu sur le sujet, afin de guider plus sûrement la recherche vers les problèmes dont la solution peut être féconde pour l'avancement de la science. Dans les sciences constituées, comme la physique et la chimie, l'idée expérimentale se déduit comme une conséquence logique des théories régnantes, et elle est soumise dans un sens bien défini au contrôle de l'expérience; mais quand il s'agit d'une science dans l'enfance, comme la médecine, où existent des questions complexes ou obscures non encore étudiées, l'idée expérimentale ne se dégage pas toujours d'un sujet aussi vague. Que faut-il faire alors? Faut-il s'abstenir et attendre que les observations, en se présentant d'elles-mêmes, nous apportent des idées plus claires? On pourrait souvent attendre longtemps et même en vain; on gagne toujours à expérimenter. Mais dans ces cas on ne pourra se diriger que d'après une sorte d'intuition, suivant les probabilités que l'on apercevra, et même si le sujet est complètement obscur et inexploré, le physiologiste ne devra pas craindre d'agir même un peu au hasard afin d'essayer, qu'on me permette cette expression vulgaire, de pêcher en eau trouble. Ce qui veut dire qu'il peut espérer, au milieu des perturbations fonctionnelles qu'il produira, voir surgir quelque phénomène imprévu qui lui donnera une idée sur la direction à imprimer à ses recherches. Ces sortes d'expériences de tâtonnement, qui sont extrêmement fréquentes en physiologie, en pathologie et en thérapeutique, à cause de l'état complexe et arriéré de ces sciences, pourraient être appelées des expériences pour voir, parce qu'elles sont destinées à faire surgir une première observation imprévue et indéterminée d'avance, mais dont l'apparition pourra suggérer une idée expérimentale et ouvrir une voie de recherche. 

Comme on le voit, il y a des cas où l'on expérimente sans avoir une idée probable à vérifier. Cependant l'expérimentation, dans ce cas, n'en est pas moins destinée à provoquer une observation, seulement elle la provoque en vue d'y trouver une idée qui lui indiquera la route ultérieure à suivre dans l'investigation. On peut donc dire alors que l'expérience est une observation provoquée dans le but de faire naître une idée. 

En résumé, l'investigateur cherche et conclut; il comprend l'observateur et l'expérimentateur, il poursuit la découverte d'idées nouvelles, en même temps qu'il cherche des faits pour en tirer une conclusion ou une expérience propre à contrôler d'autres idées. 

Dans un sens général et abstrait, l'expérimentateur est donc celui qui invoque ou provoque, dans des conditions déterminées, des faits d'observations pour en tirer l'enseignement qu'il désire, c'est-à-dire l'expérience. L'observateur est celui qui obtient les faits d'observation et qui juge s'ils sont bien établis et constatés à l'aide de moyens convenables. Sans cela, les conclusions basées sur ces faits seraient sans fondement solide. C'est ainsi que l'expérimentateur doit être en même temps bon observateur, et que dans la méthode expérimentale, l'expérience et l'observation marchent toujours de front.

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