C. Bernard 1865- | Nous venons de voir, qu'au point de vue de l'art de l'investigation, l'observation et l'expérience ne doivent être considérées que comme des faits mis en lumière par l'investigateur, et nous avons ajouté que la méthode d'investigation ne distingue pas celui qui observe de celui qui expérimente. Où donc se trouve dès lors, demandera-t-on, la distinction entre l'observateur et l'expérimentateur? Le voici : on donne le nom d'observateur à celui qui applique les procédés d'investigations simples ou complexes à l'étude de phénomènes qu'il ne fait pas varier et qu'il recueille, par conséquent, tels que la nature les lui offre. On donne le nom d'expérimentateur à celui qui emploie les procédés d'investigation simples ou complexes pour faire varier ou modifier, dans un but quelconque, les phénomènes naturels et les faire apparaître dans des circonstances ou dans des conditions dans lesquelles la nature ne les lui présentait pas. Dans ce sens, l'observation est l'investigation d'un phénomène naturel, et l'expérience est l'investigation d'un phénomène modifié par l'investigateur. Cette distinction qui semble être tout extrinsèque et résider simplement dans une définition de mots, donne cependant, comme nous allons le voir, le seul sens suivant lequel il faut comprendre la différence importante qui sépare les sciences d'observation des sciences d'expérimentation ou expérimentales. Nous avons dit, dans un paragraphe précédent, qu'au point de vue du raisonnement expérimental les mots observation et expérience pris dans un sens abstrait signifient, le premier, la constatation pure et simple d'un fait, le second, le contrôle d'une idée par un fait. Mais si nous n'envisagions l'observation que dans ce sens abstrait, il ne nous serait pas possible d'en tirer une science d'observation. La simple constatation des faits ne pourra jamais parvenir à constituer une science. On aurait beau multiplier les faits ou les observations, que cela n'en apprendrait pas davantage. Pour s'instruire, il faut nécessairement raisonner sur ce que l'on a observé, comparer les faits et les juger par d'autres faits qui servent de contrôle. Mais une observation peut servir de contrôle à une autre observation. De sorte qu'une science d'observation sera simplement une science faite avec des observations, c'est-à-dire une science dans laquelle on raisonnera sur des faits d'observation naturelle, tels que nous les avons définis plus haut. Une science expérimentale ou d'expérimentation sera une science faite avec des expériences, c'est-à-dire dans laquelle on raisonnera sur des faits d'expérimentation obtenus dans des conditions que l'expérimentateur a créées et déterminées lui-même. Il y a des sciences qui, comme l'astronomie, resteront toujours pour nous des sciences d'observation, parce que les phénomènes qu'elles étudient sont hors de notre sphère d'action; mais les sciences terrestres peuvent être à la fois des sciences d'observation et des sciences expérimentales. Il faut ajouter que toutes ces sciences commencent par être des sciences d'observation pure; ce n'est qu'en avançant dans l'analyse des phénomènes qu'elles deviennent expérimentales, parce que l'observateur, se transformant en expérimentateur, imagine des procédés d'investigation pour pénétrer dans les corps et faire varier les conditions des phénomènes. L'expérimentation n'est que la mise en oeuvre des procédés d'investigation qui sont spéciaux à l'expérimentateur. Maintenant, quant au raisonnement expérimental, il sera absolument le même dans les sciences d'observation et dans les sciences expérimentales. Il y aura toujours jugement par une comparaison s'appuyant sur deux faits, l'un qui sert de point de départ, l'autre qui sert de conclusion au raisonnement. Seulement dans les sciences d'observation les deux faits seront toujours des observations; tandis que dans les sciences expérimentales les deux faits pourront être empruntés à l'expérimentation exclusivement, ou à l'expérimentation et à l'observation à la fois, selon les cas et suivant que l'on pénètre plus ou moins profondément dans l'analyse expérimentale. Un médecin qui observe une maladie dans diverses circonstances, qui raisonne sur l'influence de ces circonstances, et qui en tire des conséquences qui se trouvent contrôlées par d'autres observations; ce médecin fera un raisonnement expérimental quoiqu'il ne fasse pas d'expériences. Mais s'il veut aller plus loin et connaître le mécanisme intérieur de la maladie, il aura affaire à des phénomènes cachés, alors il devra expérimenter; mais il raisonnera toujours de même. Un naturaliste qui observe des animaux dans toutes les conditions de leur existence et qui tire de ces observations des conséquences qui se trouvent vérifiées et contrôlées par d'autres observations, ce naturaliste emploiera la méthode expérimentale, quoiqu'il ne fasse pas de l'expérimentation proprement dite. Mais s'il lui faut aller observer des phénomènes dans l'estomac, il doit imaginer des procédés d'expérimentation plus ou moins complexes pour voir dans une cavité cachée à ses regards. Néanmoins le raisonnement expérimental est toujours le même; Réaumur et Spallanzani appliquent également la méthode expérimentale quand ils font leurs observations d'histoire naturelle ou leurs expériences sur la digestion. Quand Pascal fit une observation barométrique au bas de la tour Saint-Jacques et qu'il en institua ensuite une autre sur le haut de la tour, on admet qu'il fit une expérience, et cependant ce ne sont que deux observations comparées sur la pression de l'air, exécutées en vue de l'idée préconçue que cette pression devait varier suivant les hauteurs. Au contraire, quand Jenner [6] observait le coucou sur un arbre avec une longue vue afin de ne point l'effaroucher, il faisait une simple observation, parce qu'il ne la comparait pas à une première pour en tirer une conclusion et porter sur elle un jugement. De même un astronome fait d'abord des observations, et ensuite raisonne sur elles pour en tirer un ensemble de notions qu'il contrôle par des observations faites dans des conditions propres à ce but. Or cet astronome raisonne comme les expérimentateurs, parce que l'expérience acquise implique partout jugement et comparaison entre deux faits liés dans l'esprit par une idée. [6] Jenner, On the natural history of the Cuckoo (Philosophical Transactions, 1788, ch. XVI, p. 432). Toutefois, ainsi que nous l'avons déjà dit, il faut bien distinguer l'astronome du savant qui s'occupe des sciences terrestres, en ce que l'astronome est forcé de se borner à l'observation, ne pouvant pas aller dans le ciel expérimenter sur les planètes. C'est là précisément, dans cette puissance de l'investigateur d'agir sur les phénomènes, que se trouve la différence qui sépare les sciences dites d'expérimentation, des sciences dites d'observation. Laplace considère que l'astronomie est une science d'observation parce qu'on ne peut qu'observer le mouvement des planètes; on ne saurait en effet les atteindre pour modifier leur marche et leur appliquer l'expérimentation. « Sur la terre, dit Laplace, nous faisons varier les phénomènes par des expériences; dans le ciel, nous déterminons avec soin tous ceux que nous offrent les mouvements célestes [7]. » Certains médecins qualifient la médecine de science d'observation, parce qu'ils ont pensé à tort que l'expérimentation ne lui était pas applicable. [7] Laplace, Système du monde, ch. II. Au fond toutes les sciences raisonnent de même et visent au même but. Toutes veulent arriver à la connaissance de la loi des phénomènes de manière à pouvoir prévoir, faire varier ou maîtriser ces phénomènes. Or, l'astronome prédit les mouvements des astres, il en tire une foule de notions pratiques, mais il ne peut modifier par l'expérimentation les phénomènes célestes comme le font le chimiste et le physicien pour ce qui concerne leur science. Donc, s'il n'y a pas, au point de vue de la méthode philosophique, de différence essentielle entre les sciences d'observation et les sciences d'expérimentation, il en existe cependant une réelle au point de vue des conséquences pratiques que l'homme peut en tirer, et relativement à la puissance qu'il acquiert par leur moyen. Dans les sciences d'observation, l'homme observe et raisonne expérimentalement, mais il n'expérimente pas; et dans ce sens ou pourrait dire qu'une science d'observation est une science passive. Dans les sciences d'expérimentation, l'homme observe, mais de plus il agit sur la matière, en analyse les propriétés et provoque à son profit l'apparition de phénomènes, qui sans doute se passent toujours suivant les lois naturelles, mais dans des conditions que la nature n'avait souvent pas encore réalisées. À l'aide de ces sciences expérimentales actives, l'homme devient un inventeur de phénomènes, un véritable contremaître de la création; et l'on ne saurait, sous ce rapport, assigner de limites à la puissance qu'il peut acquérir sur la nature, par les progrès futurs des sciences expérimentales. Maintenant reste la question de savoir si la médecine doit demeurer une science d'observation ou devenir une science expérimentale. Sans doute la médecine doit commencer par être une simple observation clinique. Ensuite comme l'organisme forme par lui-même une unité harmonique, un petit monde (microcosme) contenu dans le grand monde (macrocosme), on a pu soutenir que la vie était indivisible et qu'on devait se borner à observer les phénomènes que nous offrent dans leur ensemble les organismes vivants sains et malades, et se contenter de raisonner sur les faits observés. Mais si l'on admet qu'il faille ainsi se limiter et si l'on pose en principe que la médecine n'est qu'une science passive d'observation, le médecin ne devra pas plus toucher au corps humain que l'astronome ne touche aux planètes. Dès lors l'anatomie normale ou pathologique, les vivisections, appliquées à la physiologie, à la pathologie et à la thérapeutique, tout cela est complètement inutile. La médecine ainsi conçue ne peut conduire qu'à l'expectation et à des prescriptions hygiéniques plus ou moins utiles; mais c'est la négation d'une médecine active, c'est-à-dire d'une thérapeutique scientifique et réelle. Ce n'est point ici le lieu d'entrer dans l'examen d'une définition aussi importante que celle de la médecine expérimentale. Je me réserve de traiter ailleurs cette question avec tout le développement nécessaire. Je me borne à donner simplement ici mon opinion, en disant que je pense que la médecine est destinée à être une science expérimentale et progressive; et c'est précisément par suite de mes convictions à cet égard que je compose cet ouvrage, dans le but de contribuer pour ma part à favoriser le développement de cette médecine scientifique ou expérimentale. | |