| Le Traité de la République est un ouvrage de Jean Bodin qui s'érige ici en quelque sorte comme le fondateur de la science politique en France et le précurseur de Montesquieu. La République fut écrite primitivement en français (Paris, 1576, in-fol.) et traduite ensuite en latin (avec des additions) par Bodin lui-même (Paris, 1586, in-fol,), qui voulait ainsi la mettre à la portée de tous les savants de l'Europe. La théorie de la famille, celle des formes de gouvernement, celle des Etats provinciaux et généraux, celle des Révolutions et surtout peut-être celle des climats et des influences du sol et du ciel, en sont les parties les plus remarquables. Bodin emprunte beaucoup à ses devanciers qu'il cite fréquemment. Mais sa grande érudition n'étouffe nullement son originalité, bien qu'elle ralentisse souvent et alourdisse son style. Dans sa préface, il indique son double but à la fois théorique et pratique : défendre le principe d'autorité si nécessaire à l'Etat et si fortement ébranlé de son temps par les guerres civiles; déterminer l'idéal de l'Etat et en analyser avec exactitude les fonctions essentielles. Les six livres de la République forment et devaient former une véritable encyclopédie philosophique et politique puisque, selon l'auteur, le but de la société politique est le plus grand bien de chaque citoyen, et que ce plus grand bien consiste dans l'exercice des vertus propres à l'humain et dans la connaissance des choses naturelles, humaines et divines. La polémique tient une assez large place, soit que Bodin réfute vigoureusement les théories de Machiavel, soit qu'il entreprenne de rectifier les idées d'Aristote. Mais son érudition si vaste et si variée est un peu confuse et sans critique; il faut le louer pourtant des efforts qu'il fait pour vivifier la théorie par des exemples, selon le précepte de sa Méthode historique. « La philosophie mourrait d'inanition si elle ne vivifiait ses préceptes par l'histoire. » D'abord qu'est-ce que l'Etat? « C'est un droit gouvernement en plusieurs ménages, et de ce qui leur est commun avec puissance souveraine. » Son but suprême est de rendre plus facile la satisfaction des besoins et l'accomplissement des devoirs. L'élément de l'Etat est le ménage ou la famille et c'est d'elle que la souveraineté tient ses caractères. « La famille bien conduite est la vraie image de la République, et la puissance domestique est semblable à la puissance souveraine. » Cette assimilation pourrait avoir ses dangers, mais Bodin s'attache d'une part à fortifier l'autorité dans la famille et d'autre part à contrôler le pouvoir dans l'Etat, échappant ainsi à bien des conséquences fâcheuses. La volonté des familles exprimée et devenue stable et permanente, c'est la loi, indépendante de toute autre autorité si ce n'est de la raison, et par la raison, de Dieu même qui en est le principe. Il est bon d'affermir le principe d'autorité dans la famille, mais pas au point de défendre l'esclavage. Bodin le condamne avec force et soutient une vigoureuse discussion contre Aristote qui le prétendait naturel et légitime. Bodin s'attache à faire ressortir par d'ingénieuses et profondes analyses les caractères et les « marques » de la souveraineté, ses devoirs et ses droits; il place la propriété individuelle et la levée des impôts au-dessus de la souveraineté, critique la théorie des trois pouvoirs et reconnaît trois formes de l'Etat, monarchique, aristocratique et populaire. Ses préférences sont pour le gouvernement monarchique, mais il exige de nombreuses garanties contre le despotisme royal : consentement exprès de la nation pour percevoir les impôts et lever les soldats ; réunion fréquente des Etats généraux et provinciaux; création d'une sorte de Sénat inamovible qui est en même temps Conseil d'Etat et Cour de justice ; magistrats indé. pendants du pouvoir, soumis seulement à la loi. Quant à amalgamer les trois formes de gouvernement, Bodin repousse cet éclectisme, car, selon lui, c'est la forme qui domine qui doit imposer son nom au mélange. Le quatrième livre, qui traite des Révolutions, est un des plus importants de tout l'ouvrage : le spectacle de l'Europe qui se déroule sous ses yeux n'est pas perdu pour Bodin, et ses analyses des causes des révolutions rappellent et dépassent souvent par la netteté et la profondeur celles de Platon et d'Aristote. La partie qui traite de l'influence des climats est la plus souvent citée, car Bodin s'y montre le devancier de Montesquieu, de Taine; il y tempère aussi quelques idées un peu trop absolues des livres précédents. C'est ainsi qu'il fait voir qu'il n'y a pas, absolument parlant, de meilleur gouvernement; il faut qu'un gouvernement naisse pour ainsi dire du sol et des moeurs. Les peuples du Midi, ceux du Nord et les « mitoyens" ont des qualités et des défauts différents les uns des autres et que Bodin analyse avec sagacité, exquissant ainsi une sorte de psychologie des peuples. C'est ainsi, dit-il, que les Français sont supérieurs aux Allemands « qui font grand état du droit des reistres, qui n'est ni divin, ni humain, ni canonique; ainsi, c'est le plus fort qui veut qu'on fasse ce qu'il commande ». Néanmoins, la variété ne doit pas être l'anarchie et, dans un même pays, il n'y a pas lieu de distinguer les moeurs et les coutumes par provinces : il faut l'unité de législature. Tenir grand compte des différences des moeurs et particulièrement des climats dans les constitutions des peuples; c'est le plus sûr moyen de prévenir les révolutions. Nous avons dit que cette oeuvre magistrale est une encyclopédie politique; il faut donc renoncer à en donner une idée complète en quelques lignes, mais on peut résumer l'esprit dominant en quelques mots et cet esprit est celui-ci : nécessité de limiter et de contrôler efficacement le pouvoir royal par les assemblées populaires qui maintiennent intacts les droits de la nation; nécessité de faire pénétrer dans les esprits et de répandre universellement le principe de la tolérance et des concessions mutuelles. (Alexis Bertrand). | |