La nuit avant la bataille d'Azincourt « COURT. - Frère John Bates, n'est-ce pas le matin qui pointe là-bas? BATES. - Je crois que oui; mais nous n'avons pas grande cause de désirer l'approche du jour. WILLIAMS. - Nous voyons là-bas le commencement du jour, mais je crois bien que nous n'en verrons pas la fin. Qui va là? LE ROI HENRI. - Un ami. WILLIAMS.- Sous quel capitaine servez vous? LE ROI HENRI. - Sous Sir Thomas Erpingham. WILLIAMS. - Un bon vieux commandant et un très humain gentilhomme : dites-moi, je vous prit, que pense-t-il de notre situation? LE ROI HENRI. - Il nous regarde comme des gens qui sont ensablés et qui s'attendent à être remportés par la prochaine marée. BATES. - Il n'a pas déclaré son opinion au roi? LE ROI HENRI. - Non, et il n'était pas convenable qu'il la lui eût déclarée. En effet, je vous le dis, je crois que le roi n'est qu'un homme comme moi; la violette sent bon pour lui, et ainsi fait-elle pour moi; la lumière l'éclaire et ainsi fait-elle de moi; tous ses sens obéissent à des conditions qui ne sont qu'humaines; toute son étiquette une fois dépouillée, dans sa nudité, il n'est qu'un homme, et quoique ses sentiments soient plus haut montés que les nôtres, lorsqu'ils descendent, ils descendent de la même aile; par conséquent, lorsqu'il voit comme nous une raison de craindre, ses craintes ont incontestablement la m^mee nature que les nôtres : cependant, en bonne raison, personne ne doit lui montrer la moindre apparence de crainte, de peur que lui, à son tour, en laissant voir ses craintes, ne décourage son armée. BATES. - Il peut montrer au dehors tout le courage qu'il voudra, mais je crois, qu'aussi vrai que voilà une froide nuit, il voudrait bien être dans la Tamise jusqu'au cou; et je voudrais qu'il y fût, et moi avec lui, à tout hasard, pourvu que nous fussions partis d'ici. LE ROI HENRI. - Par ma foi, je vous dirai mon opinion intime sur le roi; je crois qu'il ne désirerait pas être ailleurs que là où il est. BATES. - Alors je voudrais qu'il fût ici tout seul; car il serait bien sûr d'être racheté, et la vie de plus d'un pauvre homme serait épargnée. LE ROI HENRI. - J'ose dire que vous ne l'aimez pas assez peu pour souhaiter qu'il fût seul ici; vous dites sans doute cela pour éprouver les sentiments des autres: il me semble que je ne mourrais nulle part avec plus de joie que dans la compagnie du roi, car sa cause est juste et sa querelle honorable. WILLIAMS. - C'est plus que nous n'en savons. BATES. - Oui, et plus que nous ne devons chercher à en savoir; car nous en savons assez si nous savons que nous sommes les sujets du roi: si sa cause est mauvaise, l'obéissance que nous devons au roi nous absout de tout crime. WILLIAMS. - Mais si sa cause n'est pas bonne, le roi aura lui-même un terrible compte à rendre, lorsque ces jambes, ces bras, ces têtes, enlevés dans la bataille, se remettront en place au jour du jugement et crieront tous : "Nous mourûmes en un tel lieu, quelques-uns en jurant, d'autres en appelant un chirurgien, d'autres en pleurant sur leurs femmes laissées pauvres derrière eux; ceux-ci en se lamentant sur les dettes qu'ils laissent, ceux-là sur leurs enfants abandonnés sans appui ". Je crains qu'il n'y en ait peu de ceux qui meurent dans une bataille qui meurent bien; car comment pourraient-ils prendre la moindre disposition selon la charité, lorsqu'ils ne pensent qu'au sang? et alors si ces hommes ne meurent pas bien, ce sera une terrible affaire pour le roi qui les aura conduits à la mort; car désobéir au roi serait contre tous les devoirs de la soumission. LE ROI HENRI. - Ainsi donc, si un fils, qui est envoyé par son père pour faire le commerce à l'étranger, se conduit criminellement sur mer, sa scélératesse, d'après votre raisonnement, devrait être imputée à son père : ou bien, si un serviteur, transportant sur l'ordre de son maître une somme d'argent, est assailli par des voleurs et meurt chargé d'iniquités qu'il n'a pas purgées, vous appelleriez l'affaire du maître la cause de la perdition du serviteur. Mais il n'en est pas ainsi, le roi ne peut répondre de l'état particulier dans lequel meurent ses soldats, pas plus que le père et le maître ne sont responsables de l'état dans lequel meurent son fils et son serviteur; car ils ne demandent pas leur mort, ils demandent leurs services. En outre, il n'est pas de roi, quelque sans tache que soit sa cause, qui, s'il en vient à l'arbitrage des épées, puisse la faire décider par des soldats qui soient tous sans tache; quelques-uns sont par aventure coupables de meurtre prémédité et effectué; d'autres d'avoir trompé des vierges en brisant leurs serments; d'autres d'avoir pris la guerre pour refuge, après avoir ensanglante le noble sein de la paix par le pillage et le vol. Maintenant, si ces gens ont l'art de narguer la loi et de se soustraire à la punition qui leur était due, quoiqu'ils aient pu s'échapper des mains des hommes, ils n'ont pas d'ailes pour fuir la vengeance de Dieu : la guerre est son sergent, la guerre est sa vengeance; de telle sorte que ces hommes se trouvent punis par la querelle du roi des infractions qu'ils avaient commises auparavant contre les lois du roi; ils ont sauvé leur vie là où ils croyaient la perdre, et ils périssent là où ils se croyaient en sûreté. Donc, s'ils meurent sans préparation, le roi n'est pas plus coupable de leur damnation qu'il n'était coupable auparavant des crimes pour lesquels ils sont alors visités par la justice divine. L'obéissance de tout sujet appartient au roi, mais tout sujet est maître de sa propre âme. Par conséquent, tout soldat dans la guerre doit faire ce que fait tout malade dans son lit, laver sa conscience de toute souillure s'il meurt dans ces conditions, la mort est pour lui un avantage, et s'il ne meurt pas, le temps perdu à cette préparation sera un temps béni; et pour celui qui échappera, ce ne sera pas un péché de penser que c'est l'offre volontaire qu'il a faite à Dieu de sa personne qui lui a permis de survivre à ce jour pour reconnaître sa grandeur et pour enseigner aux autres comment ils doivent se préparer. WILLIAMS. - Il est certain que les péchés de tout homme qui meurt mal doivent retomber sur sa tête et que le roi n'a pas à en répondre. BATES. - Je ne désire pas qu'il réponde pour moi, et cependant je me propose de combattre vigoureusement pour lui. LE ROI HENRI. - J'ai moi-même entendu le roi dire qu'il ne voudrait pas être racheté. WiLLIAMS. - Oui, il a dit cela pour nous faire combattre de bon coeur; mais lorsque nous aurons la gorge coupée, il sera racheté, lui, et nous n'en vaudrons pas mieux. LE ROI HENRI. - Si je vis assez pour voir cela, je ne me fierai jamais plus dans la suite à sa parole. WILLIAMS. - Par la messe, voilà qui s'appelle le bien punir! le pauvre déplaisir d'un pauvre particulier est quelque chose d'aussi périlleux contre un monarque que la décharge d'un vieux fusil! vous pourriez aussi bien essayer de changer le soleil en glace en éventant sa face avec une plume de paon. Tous ne vous fierez plus ensuite à su parole! allons, c'est vraiment une sotte parole. LE ROI HENRI. - Votre reproche est un peu trop sans façons : je serais irrité contre vous, si le moment était plus propice. WILLIAMS. - Que ce soit une querelle entre nous, si vous survivez. LE ROI HENRI. - Je l'accepte. WILLIAMS. - Comment te reconnaîtrai-je? LE ROIi HENRI. - Donne-moi un gage, et je le porterai à mon bonnet; plus tard, si tu as l'audace de le reconnaître, j'en ferai ma querelle. WILLIAMS. - Voici mon gant; donne-moi un des tiens. LE ROI HENRI. - Voilà. WILLIAMS. - Je porterai moi aussi celui-là à mon chapeau; demain, une fois passé, s'il t'arrive jamais de t'approcher de moi et de me dire, c'est mon gant, par cette main, je t'appliquerai un soufflet sur la joue. LE ROI HENRI. - Si je vis assez pour voir pareille chose, je t'en demanderai raison. WILLIAMS. - Tu aimerais autant être pendu que de m'en demander raison. LE ROI HENRI. - C'est bon, je le ferai, quand bien même je te trouverais dans la compagnie du roi. WILLIAMS. - Tiens ta parole, porte-toi bien. BATES. - Soyez amis, imbéciles d'Anglais, soyez amis; nous avons bien assez de nos querelles françaises, si vous pouvez dire comment nous nous en tirerons. LE ROI HENRI. - En vérité, les Français peuvent parier vingt écus français contre un qu'ils nous battront, car ils portent les écus sur les épaules; mais rogner des écus français n'est pas une trahison pour un Anglais, et demain le roi lui-même se fera rogner de cette monnaie-là. (Les soldats sortent). » (Shakespeare, Henri V, acte IV, scène 1). |