Extrait du Jeu de la Feuillée « LE MOINE. - Ah! Dieu! Comme j'ai dormi! HANE LE MERCIER. - Ah ! Marie! Et moi j'ai constamment veillé! Allez, partez tout de suite. LE MOINE. - Frère, auparavant j'aurai mangé, foi que je dois à saint Acaire [le saint dont le moine porte les reliques]. HANE. - Moine, voulez-vous bien faire? Allons chez Raoul le Waidier; il a quelque petit reste d'hier, peut-être, qu'il nous donnera. LE MOINE.- Très volontiers. Qui m'y mènera? HANE. - Nul ne t'y mènera mieux que moi. Nous trouverons là je pense, en train de s'amuser, une société agréable, où nul ne se querelle : Adam, le fils de maître Henri, Velet, Riqueche Aurri, et Gillot le Petit probablement. LE MOINE. - Par le saint Dieu! j'accepte; ici mon affaire a bien marché. Aussi, voilà un gâteau, tiens, que je ne sais quel pauvre diable a offert. Je ne te le porterai pas en compte; ce ne sera qu'un denier à Dieu. HANE. - Allons-nous en donc avant que les gens aient envahi la taverne. (Ils arrivent chez le tavernier.) Voyez, la table est déjà mise; voici Riqueche à côté. (S'adressant à Riqueche) Riqueche, avez-vous aperçu l'hôte? RIQUECHE. - Oui, il est là. (Appelant le tavernier) Raoulet! LE TAVERNIER. - Me voici! HANE. - Qui est chargé de tirer le vin? Voilà l'essentiel. LE TAVERNIER. - Seigneur, soyez le bienvenu! Je veux vous fêter, par saint Gille! Sachez quelle marchandise on vend en cette ville. Goûtez! Je le vends sous le contrôle des échevins. LE MOINE. - Volontiers. Ça-donc! LE TAVERNIER. - Est-ce du vin? On n'en boit pas du pareil au couvent! Et je vous garantis bien que ce n'est pas de cette année qu'il est venu d'Auxerre. RIQUECHE. - Prêtez-moi donc un verre, de grâce, et assoyons-nous par terre; et ceci sera la table où nous mettrons le pot. GILLOT (Arrivant). - C'est vérité. RIQUECHE. - Qui vous demande, Gillot? On ne peut, plus prendre ses aises! GILLOT. - Ce n'est pas vous, Riqueche! Je n'ai guère à me louer de vous! Qu'est-ce? monseigneur saint Acaire a-t-il fait des miracles ici? LE TAVERNIER. - Gillot, êtes-vous fou? Taisez-vous. Mal soyez -vous venu! GILLOT. - Ah! bel hôte, je ne dirai plus rien. Hane, demandez à Raoulet s'il y a quelque petit reste, qu'il ait gardé d'hier soir. LE TAVERNIER. - Oui, j'ai un hareng de Gernemue [= Yarmouth], et pas davantage, Gillot. Je vous entends bien. GILLOT (saisissant le hareng que le tavernier vient de placer devant les buveurs). - Je sais bien que voici le mien. Hane, demandez-lui votre part. LE TAVERNIER. - J'ordonne que tu ôtes la patte, et qu'il soit pour tout le monde. Ce n'est pas convenable d'être vorace. GILLOT. - Bah! c'est pour jouer. LE TAVERNIER.- Mettez donc le hareng là. GILLOT. - Le voici; je n'y toucherai pas; mais je goûterai un peu ce vin, avant qu'on l'ait épuisé. Il a été sûrement échaudé à l'eau; il sent un peu le remplage. LE TAVERNIER. - Ne dites pas de mal de notre vin, Gillot, vous ferez courtoisie; nous sommes tous compagnons, ne le critiquez donc pas. GILLOT. - Je n'en dis pas de mal. HANE (montrant Adam et son père, arrêtés au seuil de la taverne). - Vois comme maître Adam fait le sage, parce qu'il doit être écolier [pendant toute la pièce, Adam porte le costume d'un étudiant de Paris]. J'ai vu le temps où il se serait volontiers assis avec nous pour manger. ADAM. - Beau seigneur, il me faut devenir sage : par Dieu, ce n'est pas pour autre chose! MAITRE HENRI.- Vas-y, par Dieu, bonne pièce : tu y vas bien quand je n'y suis pas. ADAM. - Par Dieu, je n'irai pas aujourd'hui, si vous ne venez avec moi. MAITRE HENRI. - Va donc, passe devant, me voici. HANE. - Ah! Dieu! Quel bel écolier! Voile de l'argent, bien employé! Font-ils tous ainsi, à Paris? RIQUECHE. - Vois-tu? Ce moine est endormi. LE TAVERNIER. - Écoutez-moi bien : Faisons-lui accroire qu'il doit tout, et que Hane a joué pour lui. (Pause) LE MOINE (se réveillant). - Ah! Dieu! que je suis resté longtemps ici! Hôte, où en sommes-nous? LE TAVERNIER. - Bel hôte, vous ne devez guère; vous paierez bien facilement. (Calculant) Patience, j'y songe. Vous me devez douze sous. Remerciez-en votre bon ami, qui vient de les perdre pour vous. LE MOINE. - Pour Moi? LE TAVERNIER. - Parfaitement. LE MOINE. - Je dois tout? LE TAVERNIER. - Oui, sûrement. LE MOINE. - Ai-je donc ronflé? Voilà, ce me semble, un marché comme on en fait au pays de tricherie! Nais il n'a pas joué aux dés de par moi, ni à ma demande. LE TAVERNIER. - Voici tout le monde prêt à jurer que ce fut pour vous qu'il joua. LE MOINE. - Par Dieu! quel beau jeu vous avez, bel hôte, si l'on voulait vous croire! Il ne fait pas bon venir boire ici, puisqu'on y trompe le monde. LE TAVERNIER. - Moine, payez : ça! l'argent que vous me devez! Est-ce une chicane? LE MOINE. - Je veux devenir, si je vous paie, comme le fou de tout-à-l'heure! LE TAVERNIER. - Combien que cela vous ennuie, vous attendrez ici le chant du coq ou vous me laisserez ce froc. Vous aurez le corps et moi l'écorce. LE MOINE. - Hôte, me ferez-vous donc violence? LE TAVERNIER. - Oui, si vous ne me payez pas. LE MOINE. - Je vois bien que je suis trompé, mais c'est la dernière fois. Là-dessus, je m'en irai, avant qu'il revienne un nouvel écot. LE MÉDECIN (entrant). - Moine, vous n'êtes pas sot, par ma tête, de vous en aller. (Aux buveurs) Certes, seigneurs, vous vous tuez; vous serez tous paralytiques, ou je tiens pour fausse la médecine, quand vous êtes ici à cette heure. GILLOT. - Maître, vous perdez le bon sens. Je ne la prise pas une noix, la médecine. Assoyez-vous ici. LE MÉDECIN. - Ça! pour une fois donnez-moi, s'il vous plaît, à boire. GILLOT. - Tenez, et mangez cette poire. LE MOINE. - Bel hôte, écoutez un peu. Vous avez fait de moi votre profit : gardez un peu mes reliques, car je ne suis pas riche en ce moment ; je les rachèterai demain. (Il sort.) LE TAVERNIER.- Allez; elles sont en bonne main! GILLOT. - Certes Oui! LE TAVERNIER. - Maintenant je puis prêcher. Au nom de saint Acaire, je vous demande, à vous, maître Adam, et il vous aussi, Hane, je vous demande de braire tous deux, et de faire une grande solennité en l'honneur de ce saint qu'on a abreuvé, d'une étrange façon, il est vrai. LES COMPAGNONS CHANTENT. - « Aye est assise dans une haute tour... » [C'est le premier vers d'une chanson de toile perdue]. Bel hôte, est-ce bien chanté? LE TAVERNIER. - Vous pouvez vous vanter que jamais on n'a si bien chanté. LE FOU (entrant brusquement). - Dehors! le feu! le feu! le feu! Je chante aussi bien qu'eux. LE TAVERNIER. - Les cent diables vous ont apporté! vous ne me faites que du tort. Je ne tiens pas votre père pour raisonnable de vous ramener ici. LE PÈRE DU FOU. - Certes, sire, cela me contrarie. D'autre part, je ne sais que faire, car s'il ne vient à saint Acaire, où ira-t-il chercher la santé? Sûrement il m'a déjà tant coûté qu'il me faut demander mon pain. LE FOU. - Par la mort Dieu! je meurs de faim. LE PÈRE DU FOU. - Tenez, mangez cette pomme. LE FOU. - Vous mentez; c'est une plume. (Il lance la pomme à sont père.) Allez, elle est maintenant à Paris. LE PÈRE. - Beau seigneur Dieu, comme je suis honni et perdu! quel malheur pour moi! LE TAVERNIER. - Certes, c'est très bien fait! Pourquoi le ramenez-vous ici? LE PÈRE. - Ah! seigneur, il ne ferait de même à la maison que des méchancetés! Hier, je l'ai trouvé tout emplumé, et caché dans sa coite. LE FOU. - Dieu! qui est-ce qui est accoudé là? Bois bien! Au glouton! au glouton! au glouton! GILLOT. - Pour l'amour de Dieu, ôtons tout, car si ce fou nous court sus, nous n'en viendrons jamais à bout. Prends la nappe, et toi, tiens le pot. RIQUECHE. - Foi de Dieu, je suis bien de cet avis. Avant qu'il ne nous arrive malheur, que chacun de nous prenne son objet. Aussi bien avons-nous trop veillé. LE MOINE (rentrant). - Hôte, vous m'avez bien dévalisé, et pourtant il y eu a ici de plus riches que moi! Toutefois, donnez-moi mes reliques : voici douze sous que je vous dois. Je renie vous et votre taverne. Si j'y reviens, que le diable m'emporte! LE TAVERNIER. - Je ne vous y forcerai pas. Voici vos reliques. LE MOINE. - Or ça! Honni soit qui m'y amena! Je ne suis pas accoutumé à ces façons-là. (Il sort). GILLOT. - Dis, Hane, n'y a-t-il plus rien à faire? Avons-nous oublié quelque chose? HANE. - Non, j'ai tout ôté. Faisons quelque chose d'agréable à l'hôte. GILLOT. - Mais nous irons avant, si l'on m'en croit, baiser la chasse de Notre-Dame et offrir ce cierge, pour qu'elle soit illuminée. Cela nous portera bonheur. (Les buveurs sortent). » (Adam de la Halle, Jeu de la Feuillée). |