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La Confession d'un enfant du siècle
d'Alfred de Musset
La Confession d'un Enfant du siècle, par Alfred de Musset. - La Confession d'un Enfant du siècle fut publiée en 1836. Musset avait alors vingt-six ans. Il y raconte l'histoire à peine déguisée de sa liaison avec George Sand, histoire dont ce livre est, pour le fond même, une relation fidèle. Nous louerons avant tout la sincérité du poète et, mieux encore, la délicatesse avec laquelle il donne le beau rôle à la jeune femme, qui n'était pourtant pas sans avoir aussi des torts.

Octave, né en 1819, type d'une génération inquiète et précocement soucieuse, est trompé par sa maîtresse, la quitte, puis cherche à étourdir son désespoir par la débauche. Ce sont les deux premiers livres. Dans le troisième, on le voit s'éprendre de Mme Brigitte Pierson, jeune foraine douce, grave, pieuse, qui, bientôt, est touchée de son amour. Rien de plus frais, de plus suave que l'idylle de cette passion naissante. 

Avec le quatrième commencent, presque aussitôt, les doutes, les soupçons, les inquiétudes par lesquelles Octave semble prendre plaisir à torturer son coeur et celui de sa maîtresse. Musset veut montrer, en écrivant sa propre histoire, que la débauche rend pour toujours incapable d'aimer. Octave corrompt lui-même son bonheur par des jalousies fantasques, par des caprices dépravés, souille son amour par les ressouvenirs involontaires du libertinage qui l'a précocement flétri. 

Enfin, dans le cinquième livre, apparaît un troisième personnage, Smith (autrement dit Pagello), que Brigitte, lassée finalement d'Octave, se prend à aimer. Octave, descendant au fond de lui-même, se reconnaît coupable de tout le mal, et il laisse partir la jeune femme avec Smith, en « remerciant Dieu que, de trois êtres qui avaient souffert par sa faute, il ne reste qu'un malheureux ». Confession d'un Enfant du siècle est une des oeuvres les plus caractéristiques de son temps. 

Oeuvre inégale, à laquelle on peut reprocher soit, pour la composition, un certain décousu, soit, pour le style, bien des pages ampoulées et déclamatoires, elle renferme aussi quelques parties supérieures; toute l'idylle, par exemple, qui est d'un exquis poète, et, çà et là, maints chapitres, sans compter un grand nombre de réflexions et de maximes détachées, qui dénotent un observateur des plus pénétrants. (A19).
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Le mal du siècle

« Pendant les guerres de l'Empire, tandis que les maris et les frères étaient en Allemagne, les mères inquiètes avaient mis au monde une génération ardente, pâle, nerveuse. Conçus entre deux batailles, élevés dans les collèges au roulement des tambours, des milliers d'enfants se regardaient entre eux d'un oeil sombre, en essayant leurs muscles chétifs. De temps en temps leurs pères ensanglantés apparaissaient, les soulevaient sur leurs poitrines chamarrées d'or, puis les posaient à terre et remontaient à cheval.

Un seul homme était en vie alors en Europe; le reste des êtres tachait de se remplir les poumons de l'air qu'il avait respiré. Chaque année, la France faisait présent à cet homme de trois cent mille jeunes gens; c'était l'impôt payé à César, et, s'il n'avait ce troupeau derrière lui, il ne pouvait suivre sa fortune. C'était l'escorte qu'il lui fallait pour qu'il pût traverser le monde, et s'en aller tomber dans une petite vallée d'une île déserte, sous un saule pleureur.

Jamais il n'y eut tant de nuits sans sommeil que du temps de cet homme; jamais on ne vit se pencher sur les remparts des villes un tel peuple de mères désolées; jamais il n'y eut un tel silence autour de ceux qui parlaient de mort. Et pourtant jamais il n'y eut tant de joie, tant de vie, tant de fanfares guerrières, dans tous les coeurs. Jamais il n'y eut de soleils si purs que ceux qui séchèrent tout ce sang. On disait que Dieu les faisait pour cet homme, et on les appelait ses soleils d'Austerlitz. Mais il les faisait bien lui-même avec ses canons toujours tonnants, et qui ne laissaient des nuages qu'aux lendemains de ses batailles.

C'était l'air de ce ciel sans tache, où brillait tant de gloire, où resplendissait tant d'acier, que les enfants respiraient alors. Ils savaient bien qu'ils étaient destinés aux hécatombes; mais ils croyaient Murat invulnérable, et on avait vu passer l'empereur sur un pont où sifflaient tant de balles, qu'on ne savait s'il pouvait mourir. Et quand même on aurait dù mourir, qu'était-ce que celà? La mort elle-même était si belle alors, si grande, si magnifique dans sa pourpre fumante! elle ressemblait si bien à l'espérance, elle fauchait de si verts épis, qu'elle était comme devenue jeune, et qu'on ne croyait plus à la vieillesse. Tous les berceaux de France étaient des boucliers, tous les cercueils en étaient aussi; il n'y avait vraiment plus de vieillards, il n'y avait que des cadavres ou des demi-dieux.

Cependant l'immortel empereur était un jour sur une colline à regarder sept peuples s'égorger : comme il ne savait pas encore s'il serait le maître du monde ou seulement de la moitié, Azraël passa sur la route, il l'effleura du bout de l'aile, et le poussa dans l'Océan. Au bruit de sa chute, les puissances moribondes se redressèrent sur leurs lits de douleurs, et avançant leurs pattes crochues, toutes les royales araignées découpèrent l'Europe, et de la pourpre de César se firent un habit d'Arlequin.

De même qu'un voyageur, tant qu'il est sur le chemin, court nuit et jour par la pluie et le soleil, sans s'apercevoir de ses veilles ni des dangers, mais, dès qu'il est arrivé au milieu de sa famille et qu'il s'asseoit devant le feu, il éprouve une lassitude sans bornes et peut à peine se traîner à son lit : ainsi la France, veuve de César, sentit tout à coup sa blessure. Elle tomba en défaillance, et s'endormit d'un si profond sommeil, que ses vieux rois, la croyant morte, l'enveloppèrent d'un linceul blanc. La vieille armée en cheveux gris rentra épuisée de fatigue, et les foyers des châteaux déserts se rallumèrent tristement.

Alors ces hommes de l'Empire, qui avaient tant couru et tant égorgé, embrassèrent leurs femmes amaigries et parlèrent de leurs premières amours; ils se regardèrent dans les fontaines de leurs prairies natales, et ils s'y virent si vieux, si mutilés, qu'ils se souvinrent de leurs fils, afin qu'on leur fermât les yeux. Ils demandèrent où ils étaient; les enfants sortirent des collèges, et, ne voyant plus ni sabres, ni cuirasses, ni fantassins, ni cavaliers, ils demandèrent à leur tour où étaient leurs pères. Mais on leur répondit que la guerre était finie, que César était mort, et que les portraits de Wellington et de Blücher étaient suspendus dans les antichambres des consulats et des ambassades, avec ces deux mots au bas : Salvatoribus mundi [ = aux sauveurs du monde].

Alors s'assit sur un monde en ruine une jeunesse soucieuse. Tous ces enfants étaient des gouttes d'un sang brûlant qui avait inondé la terre; ils étaient né au sein de la guerre, pour la guerre. Ils avaient rêvé pendant quinze ans des neiges de Moscou et du soleil des Pyramides. Ils n'étaient pas sortis de leur ville; mais on leur avait dit que, par chaque barrière de ces villes, on allait à une capitale d'Europe. Ils avaient dans la tête tout un monde; ils regardaient la terre, le ciel, les rues et les chemins; tout cela était vide, et les cloches de leur paroisse résonnaient seules dans le lointain.

De pâles fantômes, couverts de robes noires, traversaient lentement les campagnes; d'autres frappaient aux portes des maisons, et, dès qu'on leur avait ouvert, ils tiraient de leurs poches de grands parchemins tout usés, avec lesquels ils chassaient les habitants [allusion aux Emigrés qui venaient réclamer leurs biens confisqués par la Révolution]. De tous côtés arrivaient des hommes encore tout tremblants de la peur qui leur avait pris à leur départ, vingt ans auparavant. Tous réclamaient, disputaient et criaient; on s'étonnait qu'une seule mort pût appeler tant de corbeaux.

Le roi de France était sur son trône, regardant çà et là s'il ne voyait pas une abeille dans ses tapisseries. Les uns lui tendaient leur chapeau, et il leur donnait de l'argent; les autres lui montraient un crucifix, et il le baisait; d'autres se contentaient de lui crier aux oreilles de grands noms retentissants, et il répondait à ceux-là d'aller dans sa grand-salle, que les échos en étaient sonores; d'autres encore lui montraient leurs vieux manteaux, comme ils en avaient bien effacé les abeilles [emblème napoléonien], et à ceux-là il donnait un habit neuf.

Les enfants regardaient tout cela, pensant toujours que l'ombre de César allait débarquer à Cannes et souffler sur ces larves; mais le silence continuait toujours, et l'on ne voyait flotter dans le ciel que la pâleur des lys. Quand les enfants parlaient de gloire, on leur disait « Faites-vous prêtres »; quand ils parlaient d'ambition : « Faites-vous prêtres »; d'espérance, d'amour, de force, de vie : « Faites-vous prêtres! »

Cependant il monta à la tribune aux harangues un homme qui tenait à la main un contrat entre le roi et le peuple; il commença à dire que la gloire était une belle chose, et l'ambition de la guerre aussi; mais qu'il y en avait une plus belle, qui s'appelait la liberté.

Les enfants relevèrent la tête et se souvinrent de leurs grands-pères, qui en avaient aussi parlé. Ils se souvinrent d'avoir rencontré, dans les coins obscurs de la maison paternelle, des bustes mystérieux avec de longs cheveux de marbre et une inscription romaine; ils se souvinrent d'avoir vu le soir à la veillée, leurs aïeules branler la tête et parler d'un fleuve de sang bien plus terrible encore que celui de l'empereur. Il y avait pour eux, dans ce mot de liberté, quelque chose qui leur faisait battre le coeur, à la fois comme un lointain et terrible souvenir et comme une chère espérance, plus lointaine encore.
Ils tressaillirent en l'entendant; mais en rentrant au logis il virent trois paniers qu'on portait à Clamart : c'étaient trois jeunes gens qui avaient prononcé trop haut ce mot de liberté.

Un étrange sourire leur passa sur les lèvres à cette triste vue; mais d'autres harangueurs, montant à la tribune, commencèrent à calculer publiquement ce que coûtait l'ambition, et que la gloire était bien chère; ils firent voir l'horreur de la guerre, et appelèrent boucheries les hécatombes. Et ils parlèrent tant et si longtemps que toutes les illusions humaines, comme des arbres en automne, tombaient feuille à feuille autour d'eux, et que ceux qui les écoutaient passaient leur main sur leur front comme des fiévreux qui s'éveillent.

Les uns disaient : « Ce qui a causé la chute de l'empereur, c'est que le peuple n'en voulait plus»; les autres : « Le peuple voulait le roi; non, la liberté; non, la raison; non, la religion; non, la constitution anglaise; non, l'absolutisme »; un autre ajouta : « Non, rien de tout cela; mais le repos. »

Trois éléments partageaient donc la vie qui s'offrait alors aux jeunes gens : derrière eux un passé à jamais détruit, s'agitant encore sur ses ruines, avec tous les fossiles des siècles de l'absolutisme; devant eux l'aurore d'un immense horizon, les premières clartés de l'avenir; et entre ces deux mondes... quelque chose de semblable à l'Océan qui sépare le vieux continent de la jeune Amérique, je ne sais quoi de vague et de flottant, une mer houleuse et pleine de naufrages, traversée de temps en temps par quelque blanche voile lointaine ou par quelque navire soufflant une lourde vapeur; le siècle présent, en un mot, qui sépare le passé de l'avenir, qui n'est ni l'un ni l'autre et qui ressemble à tous deux à la fois, et où l'on ne sait, à chaque pas qu'on fait, si l'on marche sur une semence ou sur un débris.

Voilà dans quel chaos il fallut choisir alors; voilà ce qui se présentait à des enfants pleins de force et d'audace, fils de l'Empire et petits-fils de la Révolution.

Un sentiment de malaise inexprimable commença donc à fermenter dans tous les jeunes coeurs. Condamnés au repos par les souverains du monde, livrés aux cuistres de toute espèce, à l'oisiveté et à l'ennui, les jeunes gens voyaient se retirer d'eux les vagues écumantes contre lesquelles ils avaient préparé leurs bras. Tous ces gladiateurs, frottés d'huile se sentaient au fond de l'âme une misère insupportable. Les plus riches se firent libertins; ceux d'une fortune médiocre prirent un état, et se résignèrent soit à la robe, soit à l'épée; les plus pauvres se jetèrent dans l'enthousiasme à froid, dans les grands mots, dans l'affreuse mer de l'action sans but. Comme la faiblesse humaine cherche l'association et que les hommes sont troupeaux de nature, la politique s'en mêla. On s'allait battre avec les gardes du corps sur les marches de la chambre législative, on courait à une piece de theâtre où Talma portait une perruque qui le faisait ressembler à César, on se ruait à l'enterrement d'un député libéral. Mais des membres des deux partis opposés, il n'en était pas un qui, en rentrant chez lui, ne sentît amèrement le vide de son existence et la pauvreté de ses mains.

En même temps que la vie au dehors était si pâle et si mesquine, la vie intérieure de la société prenait un aspect sombre et silencieux, l'hypocrisie la plus sévère régnait dans les mineurs; les idées anglaises se joignant à la dévotion, la gaieté même avait disparu. Peut-être était-ce la Providence qui préparait déjà ses voies nouvelles, peut-être était-ce l'ange avant-coureur des sociétés futures qui semait déjà dans le coeur des femmes les germes de l'indépendance humaine, que quelque jour elles réclameront. Mais il est certain que tout d'un coup, chose inouïe, dans tous les salons de Paris, les hommes passèrent d'un côté et les femmes de l'autre; et ainsi, les unes vêtues de blanc comme des fiancées, les autres vêtus de noirs comme des orphelins, ils commencèrent à se mesurer des yeux.

Qu'on ne s'y trompe pas : ce vêtement noir que portent les hommes de notre temps est un symbole terrible; pour en venir là, il a fallu que les armures tombassent pièce à pièce et les broderies fleur à fleur. C'est la raison humaine qui a renversé toutes les illusions; mais elle porte en elle-même le deuil, afin qu'on la console.

[...]
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Or, vers ce temps-là, deux poètes, les deux plus beaux génies du siècle après Napoléon, venaient de consacrer leur vie à rassembler tous les éléments d'angoisse et de douleur épars dans l'univers. Goethe, le patriarche d'une littérature nouvelle, après avoir peint dans Werther la passion qui mène au suicide, avait tracé dans son Faust la plus sombre figure humaine qui eût jamais représenté le mal et le malheur. Ses écrits commencèrent alors à passer d'Allemagne en France. Du fond de son cabinet d'étude, entouré de tableaux et de statues, riche, heureux et tranquille, il regardait venir à nous son oeuvre de ténèbres avec un sourire paternel. Byron lui répondit par un cri de douleur qui fit tressaillir la Grèce, et suspendit Manfred sur les abîmes, comme si le néant eût été le mot de l'énigme hideuse dont il s'enveloppait.

Pardonnez-moi, ô grands poètes, qui êtes maintenant un peu de cendre et qui reposez sous la terre! pardonnez-moi! vous êtes des demi-dieux, et je ne suis qu'un enfant qui souffre. Mais, en écrivant tout ceci, je ne puis m'empêcher de vous maudire. Que ne chantiez-vous le parfum des fleurs, les voix de la nature, l'espérance et l'amour, la vigne et le soleil, l'azur et la beauté? Sans doute vous connaissiez la vie, et sans doute vous aviez souffert, et le monde croulait autour de vous, et vous pleuriez sur ses ruines, et vous désespériez, et vos amantes vous avaient trahis, et vos amis, calomniés, et vos compatriotes, méconnus; et vous aviez le vide dans le coeur, la mort dans les yeux, et vous étiez des colosses de douleur. Mais dites-moi, vous, noble Goethe, n'y avait-il plus de voix consolatrice dans le murmure religieux de vos vieilles forêts d'Allemagne? Vous pour qui la belle poésie était la soeur de la science, ne pouvaient-elles à elles deux trouver dans l'immortelle nature une plante salutaire pour le coeur de leur favori? Vous qui étiez un panthéiste, un poète antique de la Grèce, un amant de formes sacrées, ne pouviez-vous mettre un peu de miel dans ces beaux vases que vous saviez faire, vous qui n'aviez qu'à sourire et à laisser les abeilles vous venir sur les lèvres [allusion au mot qu'on avait fait sur Platon : Les abeilles voltigeaient autour de ses lèvres pour prendre le miel de ses paroles]. Et toi, et toi, Byron, n'avais-tu pas près de Ravenne, sous les orangers d'Italie, sous ton beau ciel vénitien, près de ta chère Adriatique, n'avais-tu pas ta bien-aimée? O Dieu, moi qui te parle, et qui ne suis qu'un faible enfant, j'ai connu peut-être des maux que tu n'as pas soufferts, et cependant je crois à l'espérance, et cependant je bénis Dieu.

Quand les idées anglaises et allemandes passèrent ainsi sur nos têtes, ce fut comme un dégoût morne et silencieux, suivi d'une convulsion terrible. Car formuler des idées générales, c'est changer le salpêtre en poudre, et la cervelle homérique du grand Goethe avait sucé, comme un alambic, toute la liqueur du fruit défendu. Ceux qui ne le lurent pas alors crurent n'en rien savoir. Pauvres créatures! l'explosion les emporta comme des grains de poussière dans l'abîme du doute universel. »
 

(A. de Musset extrait de La Confession d'un enfant du siècle).
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