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Le Chevalier au Lion

Le Chevalier au Lion est un roman du cycle de la Table ronde. C'est le chef-d'oeuvre de Chrétien de Troyes. Il fut composé sans doute en 1175. Il a un peu plus de 6800 vers. 

Un jour de Pentecôte, où le roi Arthur tenait sa cour à Carduel, dans le pays de Galles, ses chevaliers devisaient entre eux; l'un d'eux se mit à raconter une aventure qui cependant ne s'était pas terminée à son honneur. Il avait fait la rencontre, dans la forêt de Brocéliande, d'un vilain monstrueux, gardeur de taureaux sauvages, sur les indications duquel il s'était dirigé vers une source merveilleuse, abritée par un pin de toute beauté; près de la source se trouvait un « perron » d'émeraude; un bassin d'or était suspendu au pin par une longue chaîne. Quoique averti des effets terribles qui devaient en résulter, il avait répandu, avec le bassin d'or, de l'eau de la source sur le perron. Aussitôt une tempête épouvantable s'était abattue autour de lui sur la forêt, avec pluie, grêle, éclairs et coups de foudre. Une fois l'orage apaisé, il avait vu le pin couvert d'oiseaux qui chantaient harmonieusement, et il s'abandonnait dit charme de cette musique, lorsqu'un chevalier était arrivé sur lui avec un grand bruit, l'accusant d'avoir, en déchaînant la tempête, saccagé sa forêt et ébranlé son château; puis le chevalier l'avait attaqué, désarmé, désarçonné, et l'avait laissé « honteux et mat ».

La fontaine merveilleuse-

« Je suis, tu vois, un chevalier, 
Cherchant ce que trouver ne puis. 
J'ai bien cherché et rien ne trouve.
- Et que voudrais-tu donc trouver?
- Aventure, pour éprouver 
Ma prouesse et ma hardiesse.
Or je te prie et te demande, 
Si tu sais, que tu me conseilles 
Pour aventure ou pour merveille.
- Ne puis, fait-il, te conseiller, 
Car je ne sais nulle aventure, 
Ni jamais n'en ouïs parler. 
Mais, si tu t'en voulais aller 
Ci près jusqu'à une fontaine 
Tu n'en reviendrais pas sans peine, 
Si bien tu lui rendais son droit. 
Ici même tu trouveras 
Un sentier qui te mènera. 
Le droit chemin toujours suivras,
Si bien veux tes pas employer! 
Car tôt pourrais te dévoyer,
Beaucoup y a d'autres chemins. 
La fontaine verras, qui bout,
Pourtant plus froide elle est que marbre. 
Ombre lui fait le plus bel arbre 
Qu'ait jamais pu former Nature;
En tout temps sa feuille lui dure, 
Car ne la perd soir ni matin; 
II y pend un bassin d'or fin,
Avec une si longue chaîne, 
Qui s'étend jusqu'en la fontaine. 
Près la fontaine trouveras 
Un perron tel que tu verras
(Ne sais te dire comment est, 
Car je n'en vis jamais nul tel),
Et d'autre part une chapelle
Petite, mais elle est fort belle. 
Si tu veux au bassin l'eau prendre
Et dessus le perron l'épandre, 
Tu verras là telle tempête 
Qu'en ce bois ne restera bête, 
Chevreuil ni cerf, daim ni sanglier, 
Même les oiseaux s'enfuiront; 
Car tu verras foudre tomber, 
Le vent souffler, arbres briser, 
Pleuvoir, tonner et éclairer,
Si bien que, si t'en peux tirer
Sans grande peine et sans souffrance 
Tu seras de meilleure chance 
Que chevalier ne fut jamais.
Lors du vilain me séparai,
Car bien m'avait la voie montré. 
L'heure de tierce était passée,
Pouvait être près de midi,
Quand je vis l'arbre et la fontaine 
Je sais de l'arbre, c'est certain,
Que c'était bien le plus beau pin
Qui jamais sur terre ait poussé;
Ne crois qu'il ait jamais tant plu
Que goutte d'eau y pût passer,
Mais toute par dessus coulait.
A l'arbre vis le bassin pendre,
Du plus fin or qui fût à vendre 
En aucun temps à nulle foire.
Pour la fontaine, pouvez croire 
Qu'elle bouillait comme une eau chaude. 
Le perron était d'émeraude, 
Percé d'un trou ainsi qu'une outre, 
Avec quatre rubis dessous, 
Plus flamboyants et plus vermeils
Que n'est au matin le soleil 
Quand il paraît à l'Orient. 
De ce que sais à bon escient, 
Ne vous en mentirai d'un mot. 
Il me plut de voir la merveille
De la tempête et de l'orage, 
En quoi je ne me tins pour sage, 
Car je m'en serais repenti, 
Si j'avais pu, tout aussitôt
Que j'eus dessus le perron creux
Répandu de l'eau du bassin.
J'en versai trop, je le crains bien, 
Car je vie le ciel si brisé
Que de plus de quatorze parts 
Me frappaient aux yeux les éclairs.
Les nuages tout pêe-mêle
Jetaient et pluie et neige et grêle
, Le temps fut si mauvais et fort 
Que cent fois pensai être mort 
Des foudres près de moi tombées
Et des arbres qui se brisaient. 
Sachez que mon émoi fit grand
Tant que le temps ne s'apaisa.
Mais Dieu bientôt me rassura,
Car le temps guère ne dura 
Et tous les vents se reposèrent : 
Dès qu'à Dieu plut, venter n'osèrent. 
Et quand je vis l'air clair et pur, 
De joie je fus tout rassuré; 
Car la joie, si bien la connus, 
Fait tôt oublier grand ennui. 
Dès que l'orage fut passé, 
Sur le plu je vis amassés
Tant d'oiseaux (et m'en veuillez croire) Qu'on n'y voyait branche ni feuille 
Que tout ne fût couvert d'oiseaux.
En était l'arbre bien plus beau. 
Doucement les oiseaux chantaient, 
Et fort bien entre eux s'accordaient, 
Et divers chants chantait chacun, 
Si bien que ce que chantait l'un, 
A l'autre chanter n'entendis.
De leur joie je me réjouis,
J'écoutai tant qu'ils eurent fait 
Leur service tout achevé; 
Jamais n'ouïs si belle joie, 
Ni crois que nul puisse l'ouïr 
S'il ne va ouïr celle même 
Qui tant me plut et me ravit 
Que je m'en dus pour fou tenir.
J'y fus tant que j'ouïs venir 
Des chevaliers, ce me semblait,
Bien je pensai qu'ils fussent dix, 
Tel bruit et tel fracas menait
Un seul chevalier qui venait.
Quand je le vis tout seul venant,
Aussitôt mon cheval sanglai 
Et à monter ne mis retard.
Et celui-ci, l'air menaçant,
Venait plus vite qu'un aiglon,
Il semblait fier comme un lion,
Et aussi haut qu'il put crier, 
Me commença à défier
Et dit : « Vassal, moult m'avez fait,
Sans nul défi, honte et dommage.
Vous auriez dû me défier, 
Si quelque raison fût, en vous, 
Ou du moins vos griefs déclarer
Avant que me fissiez la guerre.
Mais si je puis, seigneur vassal,
Sur vous retombera le mal. 
Ou dommage, qui est patent, 
Autour de moi est le témoin,
Tout mon bois qui est abattu. 
Plaindre se doit qui est battu; 
Et je me plains, bien ai raison, 
Que vous m'avez de ma maison 
Chassé hors par tonnerre et pluie. 
Fait m'avez chose qui m'ennuie.
Malheur à qui le trouve bon!
Dans mon bois et dans mon château 
Vous m'avez fait telle envahie 
Que nul secours ne m'est fourni 
Grande tour ni le plus haut mur; 
Nul homme en sûreté ne fut 
En forteresse qui y fût 
De dure pierre ni de bois. 
Mais sachez bien que désormais 
N'aurez de moi trêve ni paix! » 
A ce mot nous nous abordâmes,
Les écus embrassés nous tînmes, 
Et se couvrit chacun du sien. 
Le chevalier eut bon cheval
Et lance raide, et fut sans doute 
Plus grand que moi la tête toute. 
Ainsi en mauvais cas je fus, 
Car j'étais plus petit que lui
Et mon cheval moins bon était. 
Je ne dis que la vérité, 
Sachez-le, pour ma honte couvrir.
D'un si grand coup que pus donner
Le frappai, bien m'y employai;
L'atteignis au haut de l'écu, 
Et j'y mis toute ma puissance,
Tant qu'en pièces vola ma lance,
Et la sienne resta entière.
Elle n'était guère légère, 
Mais pesait plus, à mon juger, 
Que nulle lance à chevalier, 
Car nulle aussi grosse ne vis. 
Et le chevalier me férit 
Si durement que du cheval 
Bas de la croupe par-delà 
Me mit à terre tout à plat, 
Et me laissa honteux et mat. 
Dès lors plus ne me regarda,
Mon cheval prit et me laissa. »
 
(Chrétien de Troyes, 
Le Chevalier au Lion).

A ce récit, un autre chevalier de la cour d'Arthur, Yvain, déclare qu'il ira venger la honte de son compagnon. Survient le roi, à qui on raconte l'aventure, et qui déclare de son côté qu'avant quinze jours il ira voir la fontaine magique, accompagné de tous ceux qui voudront. Yvain, craignant que, dans l'expédition royale, un autre que lui ne soit désigné pour combattre le chevalier mystérieux, part le premier sans en rien dire à personne; il réussit à trouver la fontaine, déchaîne la tempête, et se bat vaillamment contre le chevalier, qu'il blesse à mort et qu'il poursuit jusque dans son château. Mais la porte se referme derrière lui, et il courrait les plus grands dangers si une jeune suivante, du nom de Lunette, qu'il a jadis accueillie avec bienveillance à la cour, où elle venait porter un message, ne lui sauvait la vie en lui donnant un anneau qui le rend invisible. Il devient bientôt amoureux de la veuve de sa victime, qu'il peut voir sans en être vu, et Lunette le sert encore en amenant habi lement la dame à l'idée d'épouser le vainqueur de son premier mari, qui sera le meilleur défenseur de ses droits, de ses domaines et de la fontaine merveilleuse.
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Extrait du Chevalier au Lion

[Le passage dont nous reproduisons la traduction en prose (vers 1406-2165 du poème) appartient sûrement en propre au poète français; on en remarquera la finesse et l'observation ironique et légère].

« Quand le mort fut enterré, tout le monde se retira; il ne resta ni clercs, ni chevaliers, ni sergents, ni dame, excepté la veuve, qui, demeurée seule près de la tombe, manifestait une extrême douleur. Sans cesse elle se meurtrissait la gorge, se tordait les poings, se frappait les mains ou lisait ses psaumes dans un psautier enluminé de lettres d'or. Messire Yvain était toujours à la fenêtre, d'où il la regardait; plus il la contemplait, plus elle lui plaisait, plus il l'aimait. Il aurait bien voulu qu'elle cessât de pleurer et de lire et pouvoir lui parler. C'est Amour qui lui a inspiré ce désir, Amour qui l'a surpris à cette fenêtre. Mais il est sans espoir. car il ne peut se figurer que ses desseins soient réalisables :

« Je puis bien, » dit-il, « me considérer comme fou, quand je veux ce que je n'obtiendrai jamais. J'ai blessé mortellement son mari, et je crois avoir son pardon? Vraiment, je pense des choses déraisonnables, car elle me hait plus en ce moment que rien au monde, et elle a raison. J'ai bien dit « en ce moment »; car le coeur d'une femme est très inconstant. Ses pensées d'aujourd'hui varieront peut-être encore. Elles varieront, sans « peut-être », et je suis fou de me désespérer. Dieu veuille qu'elle change avec le temps! Il me faut rester en sa puissance désormais, puisque Amour le veut : qui n'accueille pas Amour de bon gré, lorsqu'il vient à lui, est un félon et un traître, et je dis, m'entende qui veut, qu'il ne doit attendre de lui ni bien ni joie. Mais ce n'est pas ce qui me nuira : je continuerai à aimer mon ennemie, car je ne dois pas la haïr si je ne veux trahir Amour. Je dois aimer ce qu'Amour veut. Et me doit-elle appeler son ami? Oui, certainement, puisque je l'aime. Et, je l'appelle mon ennemie, parce qu'elle me hait, et elle n'a pas tort; car j'ai tué celui qu'elle aimait. Et, suis-je donc son ennemi? Non, certes, mais son ami, car jamais je n'ai rien tant aimé. Je souffre beaucoup pour ses beaux cheveux plus brillants que l'or, je suis triste et peiné de la voir les arracher; les larmes qui lui coulent des yeux sont intarissables, et ce spectacle m'afflige. Tout remplis qu'ils sont de larmes qui se renouvellent. sans cesse, ses yeux sont les plus beaux qu'on ait jamais vus. Je souffre parce qu'elle pleure, mais ce qui augmente mon angoisse, c'est qu'elle meurtrit son visage, qui n'aurait pas mérité un pareil traitement : je n'ai jamais vu un visage si bien dessiné, si frais, d'un teint si pur. J'ai le coeur navré quand je la vois se serrer la gorge : elle n'hésite pas à lui faire tout le dommage qu'elle peut, et pourtant il n'est pas de cristal plus brillant, il n'est pas de glace plus polie. Dieu! pourquoi agir si follement? pourquoi se meurtrir ainsi? pourquoi tordre ces belles mains, se frapper et s'égratigner la poitrine? Combien ne serait-elle pas merveilleuse à contempler si elle était gaie, quand triste elle est si belle? Oui, certes, je puis bien le jurer : jamais Nature n'a ainsi manqué de mesure en beauté; elle a passé toute mesure. Mais peut-être n'y a-t-elle pas du tout travaillé. Comment donc aurait-ce pu se faire? D'où serait venue une beauté si parfaite? Dieu l'a faite de sa propre main pour ébahir Nature, qui pourrait bien employer tout son temps, si elle voulait copier un tel modèle, sans jamais en venir à bout. Dieu même, s'il voulait en prendre la peine, ne pourrait, je crois, arriver à en refaire une semblable, quelque mal qu'il se donnât. » 

Ainsi décrit messire Yvain celle qui se détruit de douleur. Jamais je n'aurais cru qu'un homme, dans une prison comme celle où se trouve messire Yvain, dont la tête est en danger, pût aimer d'un amour si fou, d'un amour qu'il ne pourra jamais exposer dans une prière, ni, peut-être, personne pour lui. Il demeura tant à la fenêtre qu'il vit la dame revenir, et que l'on abaissa les deux portes coulantes. Un autre en eût été consterné, qui eût préféré sa délivrance à sa captivité; mais il lui est indiffèrenut qu'on les ferme ou qu'on les ouvre. Il ne serait certainement pas parti si on les lui avait ouvertes, ni si, la dame lui en donnant congé et lui pardonnant la mort de son mari, il avait pu s'en aller en sûreté; Amour et Honte le retiennent, qui tous deux se dressent devant lui : il est honni s'il s'en va, car personne ne croira jamais à l'exploit qu'il vient d'accomplir, et, d'autre part, il a un tel désir de voir au moins la belle dame, s'il n'en peut avoir davantage, que la captivité le laisse indifférent. Il aime mieux mourir que s'en aller. Cependant la demoiselle revient pour lui tenir compagnie, le consoler et le distraire, et lui procurer tout ce qu'il pourra désirer; mais elle le trouve, à cause de l'amour dont il est épris, morne et distrait. Elle lui dit : 

« Messire Yvain, quelle vie avez-vous menée aujourd'hui? - Une vie, » répond-il, « qui m'a extrêmement plu. - Plu? Pour Dieu, dites-vous vrai? Comment peut donc mener une bonne vie celui qui voit qu'on le cherche pour le tuer, à moins qu'il ne veuille et ne désire la mort? - Certes, » fait-il, « ma douce amie, je ne voudrais pas mourir, et pourtant ce que j'ai vu m'a plu infiniment et me plaît et me plaira toujours. - Laissons tout cela, » fait-elle, « car je vois bien où tend ce discours; je ne suis ni si niaise ni si folle que je ne comprenne quand on me parle. Mais, pour l'instant, venez avec moi. je prendrai avant peu mes dispositions pour vous mettre hors de prison; je vous mettrai en sûreté, si vous voulez, aujourd'hui ou demain. Maintenant venez, je vous conduis. » Il répond : « Soyez sûre que ce n'est pas cette semaine que je sortirai en tapinois, comme un voleur. Lorsque la foule emplira les rues, alors je sortirai plus honorablement que je ne le ferais de nuit. »

Là-dessus, il entre à sa suite dans une petite chambrette. La demoiselle, qui était bretonne, le servit avec empressement, et lui fournit tout ce dont il avait besoin. Et quand il fut temps, elle se souvint de ce qu'il lui avait dit : que ce qu'il avait vu, lorsque ceux qui voulaient le tuer le cherchaient dans la salle, lui avait extrêmement plu. La demoiselle était si intime avec sa dame quelle ne craignait pas de lui dire tout, quelque importance qu'eût la chose, car elle était sa gouvernante et sa gardienne. Pourquoi aurait-elle eu peur de la consoler et de lui rappeler ses intérêts? Elle lui dit d'abord, en particulier : 

« Ma dame, je suis fort étonnée de vous voir agir si follement. Croyez-vous recouvrer votre mari en pleurant? - Non, » fait la dame, « mais je voudrais être morte de chagrin. - Pourquoi? - Pour aller après lui. - Après lui? Dieu vous en garde et vous rende un aussi bon mari, car il est assez puissant pour le faire! - Jamais tu n'as prononce si fausse parole, car il ne pourrait m'en rendre un aussi bon. - Il vous en rendra un meilleur, si vous voulez l'accepter, et je vous le prouverai. - Fuis! tais-toi! Jamais je ne le trouverai. - Si fait, ma dame, s'il vous plaît. Mais dites-moi, s'il ne vous ennuie pas, qui défendra votre terre quand viendra le roi Arthur, qui doit venir la semaine prochaine au perron et à la fontaine? Vous en avez reçu avis de la demoiselle sauvage, qui vous en a écrit. Ah! comme elle a bien employé sa lettre! Vous devriez à cette heure prendre conseil pour défendre votre fontaine, et vous ne cessez de pleurer! Vous n'auriez pas de temps à perdre, si vous le vouliez, ma chère dame, car tous les chevaliers que vous avez ne valent certainement pas une chambrière. Celui qui se croit le plus brave ne prendra ni écu ni lance. Vous avez beaucoup de mauvaises gens, mais pas un seul homme si hardi qu'il ose monter à cheval en cette occasion. Et le roi vient avec une si grande armée qu'il prendra tout sans défense. » 

La dame sait très bien que la demoiselle la conseille loyalement; mais elle est atteinte de cette folie qui est commune aux femmes et dont, presque toutes font preuve : elles mettent en avant leur déraison et refusent ce qu'elles désirent. 

« Fuis, » fait-elle, « laisse-moi en paix; si jamais je t'en entends parler, tu auras tort de ne pas fuir. Tu parles tant que tu m'irrites. - A la bonne heure, ma dame; il paraît bien que vous êtes femme, qui se met en colère lorsqu'elle entend quelqu'un lui donner un bon conseil! »

La demoiselle laissa la dame et sortit. Celle-ci se ravisa et se dit, qu'elle avait eu très grand tort. Elle voudrait bien savoir comment Lunette pourrait prouver la possibilité de trouver un chevalier meilleur que n'était son mari. Bien volontiers elle le lui entendrait dire, mais elle le lui a défendu. Elle s'enferma dans ces pensées jusqu'à ce que Lunette revint. Mais celle-ci ne se laissa pas arrêter par la défense qu'on lui avait faite, et en arrivant elle dit : 

« Ma dame, est-il raisonnable que vous vous fassiez mourir de chagrin? Pour Dieu, dominez-vous, et renoncez-y, ne fût-ce que par honte. Il ne convient pas à une si grande dame de garder si longtemps le deuil. Qu'il vous souvienne de votre situation et de votre grande noblesse. Croyez-vous que toute valeur ait péri avec votre mari? Cent aussi bons et cent meilleurs sont restés en ce monde. - Si tu ne mens, Dieu me confonde! Et pourtant nomme-m'en un seul qui puisse prouver être aussi vaillant que mon mari le fut toute sa vie. - Vous m'en sauriez mauvais gré, vous vous en fâcheriez et me blâmeriez. - Je ne le ferai pas, je te le garantis. - Que ce soit pour votre bonheur. qui vous en adviendra, si c'est votre plaisir, et Dieu veuille que la chose vous plaise! Je ne vois pas pourquoi je me tairais, car personne ne nous entend ni ne nous écoute. Vous me tiendrez pour bien osée, mais je dirai vrai, je le crois : quand deux chevaliers en sont venus aux armes dans un combat, et que l'un d'eux a vaincu l'autre, lequel, à votre avis, est le meilleur? Pour moi je donne le prix au vainqueur. Et vous? - Je crois que tu me tends un piège et que tu veux me prendre à ma réponse. - Certes vous pouvez bien comprendre que je suis dans le vrai, et je vous prouve par déduction sûre que celui qui a vaincu votre mari vaut mieux que lui. Il l'a vaincu, l'a poursuivi hardiment jusqu'ici et l'a enfermé dans sa maison. - J'entends, » répond-elle, « la plus grande déraison qui jamais fut dite. Fuis, possédée du mauvais esprit! fuis, fille folle et insupportable! Ne répète jamais pareille sottise! Ne parais jamais devant moi si tu dois parler de lui! - Certes, ma dame, j'étais bien sûre que vous m'en voudriez, et je vous en avais prévenue. Mais vous m'aviez promis que vous ne m'en sauriez pas mauvais gré, et que vous ne vous en fâcheriez pas. Vous m'avez mal tenu votre promesse et vous m'avez dit tout ce qu'il vous a plu : moi, j'ai perdu une belle occasion de me taire. »

A ces mots, la jeune fille retourne à la chambre où se tient messire Yvain, dont elle s'efforce de charmer la captivité; mais il n'y a chose qui plaise au chevalier, parce qu'il ne peut voir la dame. Il ne sait pas un mot et ne se doute en rien de l'assaut que la demoiselle lui livre. Cependant la dame discute avec elle-même toute la nuit, car elle désire anxieusement défendre sa fontaine. Elle commence à se repentir d'avoir blâmé et injurié la demoiselle et, de lui avoir retiré sa confiance; car elle est bien sûre et bien certaine que, si la jeune-fille a plaidé pour le chevalier, ce n'est pas en vue d'une récompense, ni par reconnaissance ou par amour pour lui; elle aime sa dame plus que le chevalier et ne lui conseillerait pas ce qui pourrait faire sa honte ou son malheur, car elle est sa loyale amie. Voilà donc la dame retournée : celle qu'elle a maltraitée, elle n'aurait pas cru devoir jamais l'aimer de bon coeur; et celui qu'elle a refusé, elle l'excuse bien sincèrement et reconnaît par raisons et arguments juridiques qu'il n'a aucun tort envers elle. Elle discute avec lui comme s'il était présent; elle lui fait ainsi son procès : 

« Va, » fait-elle, « peux-tu nier que mon mari ait été tué par toi? - Je ne puis le contester, au contraire je l'avoue. - Dis alors pourquoi tu l'as fait. Est-ce pour me nuire? Est-ce en haine ou en dépit de moi? - Puissé-je mourir sur-le-champ, si je l'ai fait pour vous nuire! - Tu n'as donc nul tort envers moi, ni envers lui, car s'il l'avait pu, il t'aurait tué. Aussi suis-je convancue que j'ai bien et loyalement jugé. »

Ainsi elle se prouve à elle-même, et y trouve justice, bon sens et raison, qu'elle n'a aucun droit de le haïr. Elle allègue pour lui les arguments qui lui plaisent, et s'enflamme elle-même comme la bûche qui fume tant qu'elle s'allume, sans que personne y souffle ou l'attise. Si maintenant la demoiselle revenait, elle gagnerait le procès pour lequel elle a tant plaidé qu'elle en a été fort malmenée.

Elle revint en effet le matin et reprit son sermon à l'endroit où elle l'avait laissé. Et la dame tenait la tête baissée, reconnaissant qu'elle avait, eu tort, de l'offenser, résolue à lui faire ses excuses et à lui demander le nom du chevalier, comment il est et de quelle famille. Elle s'humilie, en femme de sens, et lui dit : 

« Je veux vous demander pardon des paroles outrageantes et orgueilleuses que je vous ai adressées follement; je m'en remettrai à votre enseignement. Mais dites-moi, si vous le savez : le chevalier dont vous m'avez si longuement entretenue, quel homme est-il, et de quelle famille? S'il est de ma condition et pourvu qu'il ne s'y refuse pas, je le ferai, je vous l'accorde, le seigneur de mes terres et le mien. Mais il faudra agir en sorte qu'on ne puisse pas me le reprocher et dire : C'est celle qui a épousé le meurtrier de son mari. - Par le nom de Dieu, ma dame, il en sera ainsi. Vous aurez le mari le plus noble, le plus loyal et le plus beau qui soit jamais sorti de la lignée née d'Abel. - Quel est son nom? - Mes sire Yvain. - Assurément, ce n'est pas un vilain; il est au contraire très noble, je le sais, car il est fils du roi Urien. - Ma dame, vous dites vrai. - Et quand pourrons-nous l'avoir? - D'ici cinq jours. - Ce serait trop long, car je voudrais qu'il fût déjà ici. Qu'il vienne aujourd'hui ou tout au moins demain! - Ma dame, je ne crois pas que nul oiseau puisse en un jour tant voler. Mais j'y enverrai un garçon que j'ai, qui est excellent coureur et qui sera à la cour du roi Arthur, je l'espère, pour demain soir; on ne peut le joindre plus tôt. - Ce délai est beaucoup trop grand : les jours sont longs. Dites-lui que demain au soir il soit revenu ici, et qu'il coure plus vite qu'à l'ordinaire, car s'il veut se forcer il fera deux étapes en une journée; et comme cette nuit la lune brillera, qu'il fasse en outre de la nuit le jour. Je lui donnerai à son retour tout ce qu'il demandera. - Laissez-moi le soin de cette affaire, et vous l'aurez avant trois jours au plus. En attendant, vous convoquerez vos gens et vous les consulterez au sujet de la venue du roi. Dites-leur qu'il convient d'aviser à défendre votre fontaine suivant la coutume. Il ne se trouvera pas un homme assez hardi pour se vanter d'y aller. Vous pourrez alors à bon droit dire qu'il vous faut vous remarier; qu'un chevalier très renommé vous demande, mais que vous n'osez l'accepter sans leur consentement à tous. Je vous garantis bien, tant je les sais lâches, que pour se décharger sur autrui du fardeau dont ils seraient accablés, ils vous baiseront tous les pieds, et vous remercieront, car ils seront tirés d'un grand souci. Qui a peur de son ombre évite volontiers, s'il le peut, le jeu de la lance et du javelot, qui est un mauvais jeu pour le poltron. » La dame répond : « Je suis entièrement de cet avis, et j'avais déjà songé au plan que vous me proposez; nous le suivrons donc de point en point. Nais pourquoi demeurez-vous ici? Allez, ne tardez pas davantage, et faites tant que vous l'ayez; de mon côté je convoquerai mes gens. » Ainsi finit l'entretien.

La jeune fille feint d'envoyer chercher monseigneur Yvain dans sa terre; cependant elle le fait chaque jour baigner, bien laver, bien peigner; elle lui prépare une robe d'écarlate rouge, fourrée de vair, encore blanche de craie. Il n'est rien qu'elle ne lui prête pour l'embellir : une agrafe d'or pour mettre à son cou, ornée de pierres précieuses qui font prendre les gens en gré, une ceinture et une aumônière de riche étoffe. Il était bien apprêté, lorsqu'elle annonça secrètement à sa dame que l'envoyé était de retour et s'était bien acquitté de son message : 

« Comment ? » fait-elle, « quand viendra messire Yvain? - Il est ici. - Il est ici? Qu'il vienne donc vite sans qu'on le voie, pendant que je suis seule. Ayez soin que personne ne l'accompagne, car tout autre témoin que vous me déplairait fort. » 

La demoiselle la quitte alors et s'en revient à son hôte, mais ne laisse pas apparaître sur son visage la joie qu'elle a dans son coeur. Elle lui dit que la dame a appris qu'elle l'a gardé dans cette chambre et lui en tient rigueur.  « Il m'est inutile maintenant de rien cacher, ma dame sait tout, elle m'a vivement blâmée et me garde rancune; elle m'en a fait un crime. Toutefois elle m'a donné l'assurance que je puis vous conduire en sa présence, sans qu'il vous en advienne aucun mal. Elle ne vous fera pas de mal, je crois, sinon (car je ne veux pas vous mentir, ce serait une trahison), sinon qu'elle veut vous avoir en sa prison, et garder votre corps si étroitement, que même votre coeur ne soit pas libre. - Certes, » répond Yvain, « j'y consens : cela ne me pèsera pas; je serai volontiers son prisonnier. - Vous le serez, par cette main que je tiens. Maintenant venez avec moi, et, croyez-moi, ayez en sa présence une contenance si humble qu'elle ne vous rende pas sa prison pénible. N'ayez aucune autre crainte : je ne pense pas que votre prison soit très dure. » La demoiselle alors l'emmène, l'effrayant et le rassurant tour à tour, et lui parlant à mots couverts de la prison où il sera enfermé, car il n'y a pas d'ami sans chaîne. Elle a le droit de l'appeler prisonnier, car celui qui aime est en prison.

La demoiselle conduit par la main monseigneur Yvain là où il sera le bienvenu; mais il croit y être mal reçu, et s'il le craint, c'est bien naturel. Ils trouvèrent la dame assise sur un coussin rouge. Messire Yvain eut grand peur, je vous l'assure, en entrant dans la chambre, où il trouva la dame, qui ne lui dit pas un mot, ce qui augmenta sa frayeur. Il fut tellement saisi de peur, car il se crut trahi, qu'il se tint immobile loin de la dame jusqu'à ce que Lunette eût parlé la première : « Aux cinq cents diables l'âme de celle qui conduit dans la chambre d'une belle dame un chevalier qui n'ose approcher; qui n'a ni langue, ni bouche, ni esprit pour lui parler! » En même temps elle tire le chevalier par le bras et lui dit : « Avancez là, chevalier, et ne craignez pas que ma dame vous morde! Demandez-lui plutôt sa paix, et je l'en prierai avec vous, qu'elle vous pardonne la mort, d'Esclados le Roux, qui était son mari. » Messire Yvain joint alors les mans, se met à genoux et dit très sincèrement : « Dame, je ne vous demanderai pas merci, mais je vous dirai merci pour tout ce qu'il vous plaira de me faire, car rien de votre part ne saurait me déplaire. - Rien, seigneur? Et si je vous tue? - Dame, grand merci à vous : vous ne m'entendrez jamais dire autre chose. - Jamais je n'ai entendu parler ainsi; car vous vous mettez entièrement en mon pouvoir sans que je vous y force. - Dame, nulle force n'est aussi puissante, sans mentir, que celle qui me commande d'obéir absolument à votre volonté. Je ferai sans hésitation tout ce qu'il vous plaira de me commander. Et si je pouvais réparer le meurtre, dans lequel je n'ai eu aucun tort, je le réparerais sans contestation. - Comment, aucun tort? » fait la dame, « dites-le-moi, et soyez quitte de la réparation, si vous n'avez eu aucun tort en tuant mon mari. - Dame, par votre grâce, quand votre mari m'attaqua, quel tort eus je de me défendre? Lorsqu'un homme veut tuer ou prendre un autre homme, si celui-ci en se défendant tue son agresseur, dites-moi, a-t-il commis une faute? - Non, si on observe bien le droit. Je crois d'ailleurs qu'il ne me servirait à rien de vous faire mettre à mort. Mais je désirerais vivement savoir d'où peut venir cette force qui vous commande d'obéir sans réserve à mon vouloir. Je vous fais grâce de tout tort et de tout méfait; mais asseyez-vous et, contez-nous comment vous avez été ainsi dompté. - Dame, » fait-il, « la force vient de mon coeur, qui dépend entièrement de vous. C'est mon coeur qui m'a mis en ce désir. - Et qui y a mis le coeur, beau doux ami? - Dame, ce sont mes yeux. - Et qui les yeux! - La grande beauté que j'ai vue en vous. - Et qu'y a donc fait la beauté? - Dame, c'est elle qui me fait aimer. - Aimer? Et qui? - Vous, dame bien-aimée. - Moi? - Vous, vous. - De quelle manière? - De telle manière qu'un amour plus grand n'est pas possible; de telle que mon coeur ne vous quitte pas et que jamais je ne le sens ailleurs; de telle que je ne puis penser à autre chose; de telle que je me donne entièrement à vous; de telle que je vous aime plus que moi-même ; de telle que, s'il vous plaît, je veux, à votre discrétion, vivre ou mourir pour vous. - Et oseriez-vous entreprendre de défendre pour moi ma fontaine? - Oui, certes, dame, contre tous hommes. - Sachez donc bien que la paix est faite entre nous. »

Ils se sont ainsi rapidement accordés. La dame, qui avait auparavant tenu un parlement avec ses barons, dit : « Allons-nous-en en cette salle, où sont mes gens, qui m'ont conseillée et priée de prendre un mari, parce qu'ils en voient la nécessité. Je le ferai à cause de cette nécessité, et ici même je me donne à vous, car je ne dois pas refuser pour mari un vaillant chevalier, fils de roi. »

La demoiselle est ainsi venue à bout de ce qu'elle avait résolu, et messire Yvain est plus maître de la dame qu'on ne saurait le dire. Celle-ci l'emmène avec elle dans la salle, déjà pleine de chevaliers et de sergents. Messire Yvain a une si noble prestance que tops le regardent émerveillés. Tous se lèvent à leur arrivée, tous saluent monseigneur Yvain et s'inclinent devant lui, et ils conjecturent : « C'est celui que ma dame prendra. Malheur à qui l'en empêchera, car il a l'air d'un chevalier de grande valeur! Certes, l'impératrice de Rome serait bien mariée avec lui. Puisse-t-il avoir engagé sa foi à ma dame, et puisse-t-elle lui avoir promis qu'ils s'épouseront aujourd'hui ou demain! » Ainsi parlaient-ils tous. A l'extrémité de la salle se trouvait un banc; la dame alla s'y asseoir de façon à être vue de tous. Messire Yvain voulut s'asseoir à ses pieds, mais elle le fit monter près d'elle, puis elle dit à son sénéclal ce que celui-ci devait répéter de façon à être entendu de tout le monde. Le sénéchal, qui n'était ni entêté ni insolent, dit d'une voix claire : « Seigneurs, la guerre nous est déclarée; il ne se passe pas un jour que le roi ne s'apprête, avec toute la hâte qu'il y peut mettre, à venir dévaster nos terres. Avant que la quinzaine soit écoulée, tout sera perdu si nous n'avons un bon défenseur. Quand ma dame se maria, il n'y a pas encore sept ans entiers, elle le fit sur votre conseil. Son mari est mort; elle en est affligée. Il n'a maintenant qu'une toise de terre, celui qui possédait tout ce pays et y tenait dignement son rang. C'est un grand malheur qu'il ait peu vécu. Une femme ne sait pas porter l'écu ni frapper de la lance; mais elle peut suppléer à cette faiblesse et corriger cette infériorité en prenant uni mari vaillant. Jamais elle n'en a eu un si grand besoin; conseillez-lui tous de se marier, plutôt que de laisser disparaître la coutume qui existe en ce château depuis plus de soixante ans. » Tous répondent que cet avis leur semble bon; tous viennent se jeter aux pieds de la dame, et la pressent de faire ce qu'elle désire plus qu'eux; elle se fait imposer l'objet de ses voeux, si bien qu'elle semble accorder malgré elle ce qu'elle aurait fait malgré eux : « Seigneurs, » dit-elle, « puisque tel est votre désir, ce chevalier, assis près de moi, m'a vivement priée et demandée, il veut se mettre sous ma puissance et a mon service, je l'en remercie, et vous aussi remerciez-le. Il est vrai, je ne l'avais jamais vu, mais j'ai beaucoup entendu parler de lui. C'est, un homme puissant, n'en doutez pas : c'est le fils du roi Urien. Outre qu'il est de haut parage, il est aussi d'une telle valeur, si courtois, si sage qu'on ne peut me déconseiller de l'épouser. De monseigneur Yvain, je pense, vous avez tous entendu parler : c'est lui qui demande ma main. Le jour où je l'épouserai ,j'aurai pour mari un plus grand seigneur que je n'étais en droit de l'espérer. » Tous répondent : « Ce jour ne se passera pas, si vous agissez raisonnablement, que vous ne l'ayez épousé, car il est fou celui qui tarde une heure à faire ce qui lui est utile. » Ils la prient tant qu'elle octroie ce qu'elle aurait donné sans eux, car Amour lui commande de faire ce pourquoi elle demande avis et approbation. Mais elle prend Yvain plus honorablement, puisque c'est avec l'assentiment de son peuple; et les prières ne lui nuisent en rien, au contraire elles l'excitent et la stimulent à satisfaire son désir : le coursier rapide redouble d'efforts quand on l'éperonne. En présence de tous ses barons, la dame se donne à monseigneur Yvain. Le chevalier reçut, de la main d'un chapelain de la dame, Laudine de Landuc, fille du duc Laudunet, dont on chante un lai. Le jour même, sans retard, il l'épousa et l'on célébra les noces. On y vit un grand nombre de mitres et de crosses, car la dame avait fait venir ses évêques et ses abbés. La joie fut grande et les divertissements variés; les invités furent nombreux et les fêtes très riches, trop pour que je puisse les énumérer, quelque temps que j'y mette. Mieux vaut me taire qu'en dire trop peu. Désormais messire Yvain est le maître, et le mort est tout à fait oublié. » (Chrétien de Troyes, Le Chevalier au Lion).

Le mariage venait d'être célébré, lorsque la roi Arthur arrive à la fontaine avec ses chevaliers ; il verse l'eau sur le perron, et la tempête accoutumée se produit. Yvain accourt aussitôt; nul ne le reconnaît, car son armure le couvre entièrement; il livre combat au chevalier qu'on lui oppose, le désarme, et se nomme alors. Puis il raconte son histoire, et invite le roi à passer quelques jours dans son château. Au milieu des fêtes qu'Yvain donne à ses amis, ceux-ci le décident à partir avec eux :

« Seriez-vous de ceux, lui disent-ils, que leurs femmes rendent moins vaillants? Venez combattre en notre compagnie dans les tournois, vous n'en serez que mieux aimé au retour. » 
Il suit ce conseil, et part, non sans verser d'abondantes larmes. Mais il s'oublie bien au delà du terme d'un an que sa dame lui a assigné, et il reçoit d'elle défense formelle de revenir.

Fou de désespoir, il s'enfuit de la cour, et commence une vie d'aventures où il trouve des occasions nombreuses de protéger les faibles et les innocents. Un lion, qu'il a sauvé de la mort en tuant un serpent qui l'étreignait, s'attache à lui par reconnaissance, et l'accompagne partout, se jetant au besoin sur ses ennemis, et chaque soir se couchant à ses pieds. La renommée du chevalier au lion se répand dans le pays, car nul ne réclame inutilement son aide; c'est ainsi qu'il est ramené un jour à la cour d'Arthur, où il doit prendre la défense d'une noble damoiselle que sa soeur veut déshériter.

L'illustre Gauvain, neveu d'Arthur et grand ami d'Yvain, s'est fait le champion de l'usurpatrice, qui s'est adressée à lui et dont il croit la cause bonne. Les deux champions, Yvain et Gauvain, sont mis en présence, et se battent tout un jour sans se connaître. Sur le soir, après une lutte sans résultat, ils s'adressent des félicitations réciproques, se demandent leurs noms, se reconnaissent, et se jettent dans les bras l'un de l'autre. Ils rivalisent alors de générosité, chacun d'eux voulant avoir été vaincu : 

« C'est moi! - C'est moi! » disent-ils à tour de rôle.
Il semble qu'il y ait là un souvenir du « Me, me adsum qui feci » de Virgile. Le roi arrange l'affaire des deux soeurs. Cependant Yvain ne peut vivre sans sa dame, il retourne à la fontaine merveilleuse, fait naître tempêtes sur tempêtes, et grâce aux bons offices de Lunette, qui use encore d'un habile subterfuge, il rentre en grâce auprès de sa dame, qui consent à lui pardonner.
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Dictionnaire Le monde des textes
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