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Le Voyage à Lilliput Première partie, chapitre cinq |
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Jonathan Swift, 1727 |
Présentation | Lilliput | Brobdingnag | Laputa | Houyhnhnms |
V. - L'auteur, par un stratagème très extraordinaire, s'oppose à une descente des ennemis. L'empereur lui confère un grand titre d'honneur. Des ambassadeurs arrivent de la part de l'empereur de Blefuscu pour demander la paix, le feu prend à l'appartement de l'impératrice. L'auteur contribue beaucoup à éteindre l'incendie. |
Swift
1727 |
L'empire de Blefuscu
est une île située au nord-nord-est de Lilliput, dont elle
n'est séparée que par un canal qui a quatre cents toises
de large. Je ne l'avais pas encore vu; et, sur l'avis d'une descente projetée,
je me gardai bien de paraître de ce côté- là,
de peur d'être découvert par quelques-uns des vaisseaux de
l'ennemi.
Je fis part à l'empereur d'un projet que j'avais formé depuis peu pour me rendre maître de toute la flotte des ennemis, qui, selon le rapport de ceux que nous envoyions à la découverte, était dans le port, prête à mettre à la voile au premier vent favorable. Je consultai les plus expérimentés dans la marine pour apprendre d'eux quelle était la profondeur du canal, et ils me dirent qu'au milieu, dans la plus haute marée, il était profond de soixante et dix glumgluffs (c'est-à-dire environ six pieds selon la mesure de l'Europe), et le reste de cinquante glumgluffs au plus. Je m'en allai secrètement vers la côte nord-est, vis-à-vis de Blefuscu, et, me couchant derrière une colline, je tirai ma lunette et vis la flotte de l'ennemi composée de cinquante vaisseaux de guerre et d'un grand nombre de vaisseaux de transport. M'étant ensuite retiré, je donnai ordre de fabriquer une grande quantité de câbles, les plus forts qu'on pourrait, avec des barres de fer. Les câbles devaient être environ de la grosseur d'une aiguille à tricoter. Je triplai le câble pour le rendre encore plus fort; et, pour la même raison, je tortillai ensemble trois des barres de fer, et attachai à chacune un crochet. Je retournai à la côte du nord-est, et, mettant bas mon justaucorps, mes souliers et mes bas, j'entrai dans la mer. Je marchai d'abord dans l'eau avec toute la vitesse que je pus, et ensuite je nageai au milieu, environ quinze toises, jusqu'à ce que j'eusse trouvé pied. J'arrivai à la flotte en moins d'une demi-heure. Les ennemis furent si frappés à mon aspect, qu'ils sautèrent tous hors de leurs vaisseaux comme des grenouilles et s'enfuirent à terre; ils paraissaient être au nombre d'environ trente mille hommes. Je pris alors mes câbles, et, attachant un crochet au trou de la proue de chaque vaisseau, je passai mes câbles dans les crochets. Pendant que je travaillais, l'ennemi fit une décharge de plusieurs milliers de flèches, dont un grand nombre m'atteignirent au visage et aux mains, et qui, outre la douleur excessive qu'elles me causèrent, me troublèrent fort dans mon ouvrage. Ma plus grande appréhension était pour mes yeux, que j'aurais infailliblement perdus si je ne me fusse promptement avisé d'un expédient : j'avais dans un de mes goussets une paire de lunettes, que je tirai et attachai à mon nez aussi fortement que je pus. Armé, de cette façon, comme d'une espèce de casque, je poursuivis mon travail en dépit de la grêle continuelle de flèches qui tombaient sur moi. Ayant placé tous les crochets, je commençai à tirer; mais ce fut inutilement : tous les vaisseaux étaient à l'ancre. Je coupai aussitôt avec mon couteau tous les câbles auxquels étaient attachées les ancres, ce qu'ayant achevé en peu de temps, je tirai aisément cinquante des plus gros vaisseaux et les entraînai avec moi. Les Blefuscudiens, qui n'avaient point d'idée de ce que je projetais, furent également surpris et confus : ils m'avaient vu couper les câbles et avaient cru que mon dessein n'était que de les laisser flotter au gré du vent et de la marée, et de les faire heurter l'un contre l'autre; mais quand ils me virent entraîner toute la flotte à la fois, ils jetèrent des cris de rage et de désespoir. Ayant marché quelque temps, et me trouvant hors de la portée des traits, je m'arrêtai un peu pour tirer toutes les flèches qui s'étaient attachées à mon visage et à mes mains; puis, conduisant ma prise, je tâchai de me rendre au port impérial de Lilliput. L'empereur, avec toute sa cour, était sur le bord de la mer, attendant le succès de mon entreprise. Ils voyaient de loin avancer une flotte sous la forme d'un grand croissant; mais, comme j'étais dans l'eau jusqu'au cou, ils ne s'apercevaient pas que c'était moi qui la conduisais vers eux. L'empereur crut donc que j'avais péri et que la flotte ennemie s'approchait pour faire une descente; mais ses craintes furent bientôt dissipées; car, ayant pris pied, on me vit à la tête de tous les vaisseaux, et l'on m'entendit crier d'une voix forte : Vive le très puissant empereur de Lilliput! Ce prince, à mon arrivée, me donna des louanges infinies, et, sur-le-champ, me créa nardac, qui est le plus haut titre d'honneur parmi eux. Sa Majesté me pria de prendre des mesures pour amener dans ses ports tous les autres vaisseaux de l'ennemi. L'ambition de ce prince ne lui faisait prétendre rien moins que de se rendre maître de tout l'empire de Blefuscu, de le réduire en province de son empire et de le faire gouverner par un vice-roi; de faire périr tous les exilés gros-boutiens et de contraindre tous ses peuples à casser les oeufs par le petit bout, ce qui l'aurait fait parvenir à la monarchie universelle; mais je tâchai de le détourner de ce dessein par plusieurs raisonnements fondés sur la politique et sur la justice, et je protestai hautement que je ne serais jamais l'instrument dont il se servirait pour opprimer la liberté d'un peuple libre, noble et courageux. Quand on eut délibéré sur cette affaire dans le conseil, la plus saine partie fut de mon avis. Cette déclaration ouverte et hardie était si opposée aux projets et à la politique de Sa Majesté impériale, qu'il était difficile qu'elle pût me le pardonner; elle en parla dans le conseil d'une manière très artificieuse, et mes ennemis secrets s'en prévalurent pour me perdre : tant il est vrai que les services les plus importants rendus aux souverains sont bien peu de chose lorsqu'ils sont suivis du refus de servir aveuglément leurs passions. Environ trois semaines après mon expédition éclatante, il arriva une ambassade solennelle de Blefuscu avec des propositions de paix. Le traité fut bientôt conclu, à des conditions très avantageuses pour l'empereur. L'ambassade était composée de six seigneurs, avec une suite de cinq cents personnes, et l'on peut dire que leur entrée fut conforme à la grandeur de leur maître et à l'importance de leur négociation. Après la conclusion du traité, Leurs Excellences, étant averties secrètement des bons offices que j'avais rendus à leur nation par la manière dont j'avais parlé à l'empereur, me rendirent une visite en cérémonie. Ils commencèrent par me faire beaucoup de compliments sur ma valeur et sur ma générosité, et m'invitèrent, au nom de leur maître, à passer dans son royaume. Je les remerciai et les priai de me faire l'honneur de présenter mes très humbles respects à Sa Majesté blefuscudienne, dont les vertus éclatantes étaient répandues par tout l'univers. Je promis de me rendre auprès de sa personne royale avant que de retourner dans mon pays. Peu de jours après, je demandai
à l'empereur la permission de faire mes compliments au grand roi
de Blefuscu; il me répondit froidement qu'il le voulait bien.
J'eus alors occasion de rendre à
Sa Majesté impériale un service très signalé.
Je fus un jour réveillé, sur le minuit, par les cris d'une
foule de peuple assemblé à la porte de mon hôtel; j'entendis
le mot burgum répété plusieurs fois. Quelques-uns
de la cour de l'empereur, s'ouvrant un passage à travers la foule,
me prièrent de venir incessamment au palais, où l'appartement
de l'impératrice était en feu par la faute d'une de ses dames
d'honneur, qui s'était endormie en lisant un poème blefuscudien.
Je me levai à l'instant et me transportai au palais avec assez de
peine, sans néanmoins fouler personne aux pieds. Je trouvai qu'on
avait déjà appliqué des échelles aux murailles
de l'appartement et qu'on était bien fourni de seaux; mais l'eau
était assez éloignée. Ces seaux étaient environ
de la grosseur d'un dé à coudre, et le pauvre peuple en fournissait
avec toute la diligence qu'il pouvait.
"L'incendie commençait à croître". Illustration de Jean de Bosschère. L'incendie commençait à croître, et un palais si magnifique aurait été infailliblement réduit en cendres si, par une présence d'esprit peu ordinaire, je ne me fusse tout à coup avisé d'un expédient. Le soir précédent, j'avais bu en grande abondance d'un vin blanc appelé glimigrim, qui vient d'une province de Blefuscu et qui est très diurétique. Je me mis donc à uriner en si grande abondance, et j'appliquai l'eau si à propos et si adroitement aux endroits convenables, qu'en trois minutes le feu fut tout à fait éteint, et que le reste de ce superbe édifice, qui avait coûté des sommes immenses, fut préservé d'un fatal embrasement. J'ignorais si l'empereur me saurait gré du service que je venais de lui rendre; car, par les lois fondamentales de l'empire, c'était un crime capital et digne de mort de faire de l'eau dans l'étendue du palais impérial; mais je fus rassuré lorsque j'appris que Sa Majesté avait donné ordre au grand juge de m'expédier des lettres de grâce; mais on m'apprit que l'impératrice, concevant la plus grande horreur de ce que je venais de faire, s'était transportée au côté le plus éloigné de la cour, et qu'elle était déterminée à ne jamais loger dans des appartements que j'avais osé souiller par une action malhonnête et impudente. |
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