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Le Voyage à Lilliput Première partie, chapitre trois |
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Jonathan Swift, 1727 |
Présentation | Lilliput | Brobdingnag | Laputa | Houyhnhnms |
III. - L'auteur divertit l'empereur et les grands de l'un et de l'autre sexe d'une manière fort extraordinaire. Description des divertissements de la cour de Lilliput. L'auteur est mis en liberté à certaines conditions. |
Swift
1727 |
L'empereur voulut
un jour me donner le divertissement de quelque spectacle, en quoi ces peuples
surpassent toutes les nations que j'ai vues, soit pour l'adresse, soit
pour la magnificence; mais rien ne me divertit davantage que lorsque je
vis des danseurs de corde voltiger sur un fil blanc bien mince, long de
deux pieds onze pouces.
Ceux qui pratiquent cet exercice sont les personnes qui aspirent aux grands emplois, et souhaitent de devenir les favoris de la cour; ils sont pour cela formés dès leur jeunesse à ce noble exercice, qui convient surtout aux personnes de haute naissance. Quand une grande charge est vacante, soit par la mort de celui qui en était revêtu, soit par sa disgrâce (ce qui arrive très souvent), cinq ou six prétendants à la charge présentent une requête à l'empereur pour avoir la permission de divertir Sa Majesté et sa cour d'une danse sur la corde, et celui qui saute le plus haut sans tomber obtient la charge. Il arrive très souvent qu'on ordonne aux grands magistrats de danser aussi sur la corde, pour montrer leur habileté et pour faire connaître à l'empereur qu'ils n'ont pas perdu leur talent. Flimnap, grand trésorier de l'empire, passe pour avoir l'adresse de faire une cabriole sur la corde au moins un pouce plus haut qu'aucun autre seigneur de l'empire; je l'ai vu plusieurs fois faire le saut périlleux (que nous appelons le somerset) sur une petite planche de bois attachée à une corde qui n'est pas plus grosse qu'une ficelle ordinaire. Ces divertissements causent souvent des accidents funestes, dont la plupart sont enregistrés dans les archives impériales. J'ai vu moi-même deux ou trois prétendants s'estropier; mais le péril est beaucoup plus grand quand les ministres reçoivent ordre de signaler leur adresse; car, en faisant des efforts extraordinaires pour se surpasser eux-mêmes et pour l'emporter sur les autres, ils font presque toujours des chutes dangereuses. On m'assura qu'un an avant mon arrivée, Flimnap se serait infailliblement cassé la tête en tombant, si un des coussins du roi ne l'eût préservé. Il y a un autre divertissement qui n'est que pour l'empereur, l'impératrice et pour le premier ministre. L'empereur met sur une table trois fils de soie très déliés, longs de six pouces; l'un est cramoisi, le second jaune, et le troisième blanc. Ces fils sont proposés comme prix à ceux que l'empereur veut distinguer par une marque singulière de sa faveur. La cérémonie est faite dans la grand'chambre d'audience de Sa Majesté, où les concurrents sont obligés de donner une preuve de leur habileté, telle que je n'ai rien vu de semblable dans aucun autre pays de l'ancien ou du nouveau monde. L'empereur tient un bâton, les deux bouts parallèles à l'horizon, tandis que les concurrents, s'avançant successivement, sautent par-dessus le bâton. Quelquefois l'empereur tient un bout et son premier ministre tient l'autre; quelquefois le ministre le tient tout seul. Celui qui réussit le mieux et montre plus d'agilité et de souplesse en sautant est récompensé de la soie cramoisie; la jaune est donnée au second, et la blanche au troisième. Ces fils, dont ils font des baudriers, leur servent dans la suite d'ornement et, les distinguant du vulgaire, leur inspirent une noble fierté. L'empereur ayant un jour donné ordre à une partie de son armée, logée dans sa capitale et aux environs, de se tenir prête, voulut se réjouir d'une façon très singulière. Il m'ordonna de me tenir debout comme un autre colosse de Rhodes, mes pieds aussi éloignés l'un de l'autre que je les pourrais étendre commodément; ensuite il commanda à son général, vieux capitaine fort expérimenté, de ranger les troupes en ordre de bataille et de les faire passer en revue entre mes jambes, l'infanterie par vingt-quatre de front, et la cavalerie par seize, tambours battants, enseignes déployées et piques hautes. Ce corps était composé de trois mille hommes d'infanterie et de mille de cavalerie. Sa Majesté prescrivit, sous peine de mort, à tous les soldats d'observer dans la marche la bienséance la plus exacte envers ma personne, ce qui n'empêcha pas quelques-uns des jeunes officiers de lever les yeux en haut pendant qu'ils passaient au-dessous de moi. Et, pour confesser la vérité, ma culotte était alors en si mauvais état qu'elle leur donna l'occasion d'éclater de rire. J'avais présenté ou envoyé
tant de mémoires ou de requêtes pour ma liberté, que
Sa Majesté, à la fin, proposa l'affaire, premièrement
au conseil des dépêches, et puis au Conseil d'État,
où il n'y eut d'opposition que de la part du ministre Skyresh Bolgolam,
qui jugea à propos, sans aucun sujet, de se déclarer, contre
moi; mais tout le reste du conseil me fut favorable, et l'empereur appuya
leur avis. Ce ministre, qui était galbet, c'est-à-dire grand
amiral, avait mérité la confiance de son maître par
son habileté dans les affaires; mais il était d'un esprit
aigre et fantasque. Il obtint que les articles touchant les conditions
auxquelles je devais être mis en liberté seraient dressés
par lui-même. Ces articles me furent apportés par Skyresh
Bolgolam en personne, accompagné de deux sous-secrétaires
et de plusieurs gens de distinction. On me dit d'en promettre l'observation
par serment, prêté d'abord à la façon de mon
pays, et ensuite à la manière ordonnée par leurs lois,
qui fut de tenir l'orteil de mon pied droit dans ma main gauche, de mettre
le doigt du milieu de ma main droite sur le haut de ma tête, et le
pouce sur la pointe de mon oreille droite. Mais, comme le lecteur peut
être curieux de connaître le style de cette cour et de savoir
les articles préliminaires de ma délivrance, j'ai fait une
traduction de l'acte entier mot pour mot:
« I. L'homme Montagne ne sortira point de nos vastes États sans notre permission scellée du grand sceau.Je prêtai le serment et signai tous ces articles avec une grande joie, quoique quelques-uns ne fussent pas aussi honorables que je l'eusse souhaité, ce qui fut l'effet de la malice du grand amiral Skyresh Bolgolam. On m'ôta mes chaînes, et je fus mis en liberté. L'empereur me fit l'honneur de se rendre en personne et d'être présent à la cérémonie de ma délivrance. Je rendis de très humbles actions de grâces à Sa Majesté, en me prosternant à ses pieds; mais il me commanda de me lever, et cela dans les termes les plus obligeants. Le lecteur a pu observer que, dans le dernier article de l'acte de ma délivrance, l'empereur était convenu de me donner une quantité de viande et de boisson qui pût suffire à la subsistance de dix- huit cent soixante-quatorze Lilliputiens. Quelque temps après, demandant à un courtisan, mon ami particulier, pourquoi on s'était déterminé à cette quantité, il me répondit que les mathématiciens de Sa Majesté, ayant pris la hauteur de mon corps par le moyen d'un quart de cercle, et supputé sa grosseur, et le trouvant, par rapport au leur, comme dix-huit cent soixante-quatorze sont à un, ils avaient inféré de la similarité de leur corps que je devais avoir un appétit dix-huit cent soixante-quatorze fois plus grand que le leur; d'où le lecteur peut juger de l'esprit admirable de ce peuple, et de l'économie sage, exacte et clairvoyante de leur empereur. |
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