1727 |
Pendant mon séjour
en ce pays des Houyhnhnms, environ trois mois avant mon départ,
il y eut une assemblée générale de la nation, une
espèce de parlement, où mon maître se rendit comme
député de son canton. On y traita une affaire qui avait déjà
été cent fois mise sur le bureau, et qui était la
seule question qui eût jamais partagé les esprits des Houyhnhnms.
Mon maître, à son retour, me rapporta tout ce qui s'était
passé à ce sujet.
Il s'agissait de décider s'il fallait
absolument exterminer la race des yahous. Un des membres soutenait l'affirmative,
et appuyait son avis de diverses preuves très fortes et très
solides. Il prétendait que le yahou était l'animal le plus
difforme, le plus méchant et le plus dangereux que la nature eût
jamais produit; qu'il était également malin et indocile,
et qu'il ne songeait qu'à nuire à tous les autres animaux.
Il rappela une ancienne tradition répandue dans le pays, selon laquelle
on assurait que les yahous n'y avaient pas été de tout temps,
mais que, dans un certain siècle, il en avait paru deux sur le haut
d'une montagne, soit qu'ils eussent été formés d'un
limon gras et glutineux, échauffé par les rayons du soleil,
soit qu'ils fussent sortis de la vase de quelque marécage, soit
que l'écume de la mer les eût fait éclore; que ces
deux yahous en avaient engendré plusieurs autres, et que leur espèce
s'était tellement multipliée que tout le pays en était
infesté; que, pour prévenir les inconvénients d'une
pareille multiplication, les Houyhnhnms avaient autrefois ordonné
une chasse générale des yahous; qu'on en avait pris une grande
quantité, et, qu'après avoir détruit tous les vieux,
on en avait gardé les plus jeunes pour les apprivoiser, autant que
cela serait possible à l'égard d'un animal aussi méchant,
et qu'on les avait destinés à tirer et à porter. Il
ajouta que ce qu'il y avait de plus certain dans cette tradition était
que les yahous n'étaient point ylnhniam sky (c'est-à- dire
aborigènes). Il représenta que les habitants du pays, ayant
eu l'imprudente fantaisie de se servir des yahous, avaient mal à
propos négligé l'usage des ânes, qui étaient
de très bons animaux, doux, paisibles, dociles, soumis, aisés
à nourrir, infatigables, et qui n'avaient d'autre défaut
que d'avoir une voix un peu désagréable, mais qui l'était
encore moins que celle de la plupart des yahous. Plusieurs autres sénateurs
ayant harangué diversement et très éloquemment sur
le même sujet, mon maître se leva et proposa un expédient
judicieux, dont je lui avais fait naître l'idée. D'abord,
il confirma la tradition populaire par son suffrage, et appuya ce qu'avait
dit savamment sur ce point d'histoire l'honorable membre qui avait parlé
avant lui. Mais il ajouta qu'il croyait que ces deux premiers yahous dont
il s'agissait étaient venus de quelque pays d'outre-mer, et avaient
été mis à terre et ensuite abandonnés par leurs
camarades; qu'ils s'étaient d'abord retirés sur les montagnes
et dans les forêts; que, dans la suite des temps, leur naturel s'était
altéré, qu'ils étaient devenus sauvages et farouches,
et entièrement différents de ceux de leur espèce qui
habitent des pays éloignés. Pour établir et appuyer
solidement cette proposition, il dit qu'il avait chez lui, depuis quelque
temps, un yahou très extraordinaire, dont les membres de l'assemblée
avaient sans doute ouï parler et que plusieurs même avaient
vu. Il raconta alors comment il m'avait trouvé d'abord, et comment
mon corps était couvert d'une composition artificielle de poils
et de peaux de bêtes; il dit que j'avais une langue qui m'était
propre, et que pourtant j'avais parfaitement appris la leur; que je lui
avais fait le récit de l'accident qui m'avait conduit sur ce rivage;
qu'il m'avait vu dépouillé et nu, et avait observé
que j'étais un vrai et parfait yahou, si ce n'est que j'avais la
peau blanche, peu de poil et des griffes fort courtes.
« Ce yahou étranger, ajouta-t-il,
m'a voulu persuader que, dans son pays et dans beaucoup d'autres qu'il
a parcourus, les yahous sont les seuls animaux maîtres, dominants
et raisonnables, et que les Houyhnhnms y sont dans l'esclavage et dans
la misère. Il a certainement toutes les qualités extérieures
de nos yahous; mais il faut avouer qu'il est bien plus poli, et qu'il a
même quelque teinture de raison. Il ne raisonne pas tout à
fait comme un Houyhnhnm, mais il a au moins des connaissances et des lumières
fort supérieures à celles de nos yahous. »
Voilà ce que mon maître m'apprit
des délibérations du parlement. Mais il ne me dit pas une
autre particularité qui me regardait personnellement, et dont je
ressentis bientôt les funestes effets; c'est, hélas! la principale
époque de ma vie infortunée! Mais avant que d'exposer cet
article, il faut que je dise encore quelque chose du caractère et
des usages des Houyhnhnms.
Les Houyhnhnms n'ont point de livres; ils
ne savent ni lire ni écrire, et par conséquent toute leur
science est la tradition. Comme ce peuple est paisible, uni, sage, vertueux,
très raisonnable, et qu'il n'a aucun commerce avec les peuples étrangers,
les grands évènements sont très rares dans leur pays,
et tous les traits de leur histoire qui méritent d'être sus
peuvent aisément se conserver dans leur mémoire sans la surcharger.
Ils n'ont ni maladies ni médecins.
J'avoue que je ne puis décider si le défaut des médecins
vient du défaut des maladies, ou si le défaut des maladies
vient du défaut des médecins; ce n'est pas pourtant qu'ils
n'aient de temps en temps quelques indispositions; mais ils savent se guérir
aisément eux-mêmes par la connaissance parfaite qu'ils ont
des plantes et des herbes médicinales, vu qu'ils étudient
sans cesse la botanique dans leurs promenades et souvent même pendant
leurs repas.
Leur poésie est fort belle, et
surtout très harmonieuse. Elle ne consiste ni dans un badinage familier
et bas, ni dans un langage affecté, ni dans un jargon précieux,
ni dans des pointes épigrammatiques, ni dans des subtilités
obscures, ni dans des antithèses puériles, ni dans les agudezas
des Espagnols, ni dans les concetti des Italiens, ni dans les figures outrées
des Orientaux. L'agrément et la justesse des similitudes, la richesse
et l'exactitude des descriptions, la liaison et la vivacité des
images, voilà l'essence et le caractère de leur poésie.
Mon maître me récitait quelquefois des morceaux admirables
de leurs meilleurs poèmes : c'était en vérité
tantôt le style d'Homère, tantôt celui de Virgile, tantôt
celui de Milton.
Lorsqu'un Houyhnhnm meurt, cela n'afflige
ni ne réjouit personne. Ses plus proches parents et ses meilleurs
amis regardent son trépas d'un oeil sec et très indifférent.
Le mourant lui-même ne témoigne pas le moindre regret de quitter
le monde; il semble finir une visite et prendre congé d'une compagnie
avec laquelle il s'est entretenu longtemps. Je me souviens que mon maître
ayant un jour invité un de ses amis avec toute sa famille à
se rendre chez lui pour une affaire importante, on convint de part et d'autre
du jour et de l'heure. Nous fûmes surpris de ne point voir arriver
la compagnie au temps marqué. Enfin l'épouse, accompagnée
de ses deux enfants, se rendit au logis, mais un peu tard, et dit en entrant
qu'elle priait qu'on l'excusât, parce que son mari venait de mourir
ce matin d'un accident imprévu. Elle ne se servit pourtant pas du
terme de mourir, qui est une expression malhonnête, mais de celui
de shnuwnh, qui signifie à la lettre aller retrouver sa grand'mère.
Elle fut très gaie pendant tout le temps qu'elle passa au logis,
et mourut elle-même gaiement au bout de trois mois, ayant eu une
assez agréable agonie.
Les Houyhnhnms vivent la plupart soixante-dix
et soixante-quinze ans, et quelques-uns quatre-vingts. Quelques semaines
avant que de mourir, ils pressentent ordinairement leur fin et n'en sont
point effrayés. Alors ils reçoivent les visites et les compliments
de tous leurs amis, qui viennent leur souhaiter un bon voyage. Dix jours
avant le décès, le futur mort, qui ne se trompe presque jamais
dans son calcul, va rendre toutes les visites qu'il a reçues, porté
dans une litière par ses yahous; c'est alors qu'il prend congé
dans les formes de tous ses amis et qu'il leur dit un dernier adieu en
cérémonie, comme s'il quittait une contrée pour aller
passer le reste de sa vie dans une autre.
Je ne veux pas oublier d'observer ici que
les Houyhnhnms n'ont point de terme dans leur langue pour exprimer ce qui
est mauvais, et qu'ils se servent de métaphores tirées de
la difformité et des mauvaises qualités des yahous; ainsi,
lorsqu'ils veulent exprimer l'étourderie d'un domestique, la faute
d'un de leurs enfants, une pierre qui leur a offensé le pied, un
mauvais temps et autres choses semblables, ils ne font que dire la chose
dont il s'agit, en y ajoutant simplement l'épithète de yahou.
Par exemple, pour exprimer ces choses, ils diront hhhm yahou, whnaholm
yahou, ynlhmnd-wihlma yahou ; et pour signifier une maison mal bâtie,
ils diront ynholmhnmrohlnw yahou.
Si quelqu'un désire en savoir davantage
au sujet des moeurs et usages des Houyhnhnms, il prendra, s'il lui plaît,
la peine d'attendre qu'un gros volume in-quarto que je prépare sur
cette matière soit achevé. J'en publierai incessamment le
prospectus, et les souscripteurs ne seront point frustrés de leurs
espérances et de leurs droits. En attendant, je prie le public de
se contenter de cet abrégé, et de vouloir bien que j'achève
de lui conter le reste de mes aventures. |
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