1727 |
Pendant que je
prononçais ces dernières paroles, mon maître paraissait
inquiet, embarrassé et comme hors de lui-même. Douter et ne
point croire ce qu'on entend dire est, parmi les Houyhnhnms, une opération
d'esprit à laquelle ils ne sont point accoutumés; et, lorsqu'on
les y force, leur esprit sort pour ainsi dire hors de son assiette naturelle.
Je me souviens même que, m'entretenant quelquefois avec mon maître
au sujet des propriétés de la nature humaine, telle qu'elle
est dans les autres parties du monde, et ayant occasion de lui parler du
mensonge et de la tromperie, il avait beaucoup de peine à concevoir
ce que je lui voulais dire, car il raisonnait ainsi : l'usage de la parole
nous a été donné pour nous communiquer les uns aux
autres ce que nous pensons, et pour être instruits de ce que nous
ignorons. Or, si on dit la chose qui n'est pas, on n'agit point selon l'intention
de la nature; on fait un usage abusif de la parole; on parle et on ne parle
point. Parler, n'est-ce pas faire entendre ce que l'on pense? Or, quand
vous faites ce que vous appelez mentir, vous me faites entendre ce que
vous ne pensez point : au lieu de me dire ce qui est, vous me dites ce
qui n'est point; vous ne parlez donc pas, vous ne faites qu'ouvrir la bouche
pour rendre de vains sons; vous ne me tirez point de mon ignorance, vous
l'augmentez. Telle est l'idée que les Houyhnhnms ont de la faculté
de mentir, que nous autres humains possédons dans un degré
si parfait et si éminent.
Pour revenir à l'entretien particulier
dont il s'agit, lorsque j'eus assuré Son Honneur que les yahous
étaient, dans mon pays, les animaux maîtres et dominants (ce
qui l'étonna beaucoup), il me demanda si nous avions des Houyhnhnms,
et quel était parmi nous leur état et leur emploi. Je lui
répondis que nous en avions un très grand nombre; que pendant
l'été ils paissaient dans les prairies, et que pendant l'hiver
ils restaient dans leurs maisons, où ils avaient des yahous pour
les servir, pour peigner leurs crins, pour nettoyer et frotter leur peau,
pour laver leurs pieds, pour leur donner à manger. « Je vous
entends, reprit-il, c'est-à- dire que, quoique vos yahous se flattent
d'avoir un peu de raison, les Houyhnhnms sont toujours les maîtres,
comme ici. Plût au Ciel seulement que nos yahous fussent aussi dociles
et aussi bons domestiques que ceux de votre pays! Mais poursuivez, je vous
prie. »
Je conjurai Son Honneur de vouloir me dispenser
d'en dire davantage sur ce sujet, parce que je ne pouvais, selon les règles
de la prudence, de la bienséance et de la politesse, lui expliquer
le reste. « Je veux savoir tout, me répliqua-t-il; continuez,
et ne craignez point de me faire de la peine. — Eh bien! lui dis-je, puisque
vous le voulez absolument, je vais vous obéir. Les Houyhnhnms, que
nous appelons chevaux, sont parmi nous des animaux très beaux et
très nobles, également vigoureux et légers à
la course. Lorsqu'ils demeurent chez les personnes de qualité, on
leur fait passer le temps à voyager, à courir, à tirer
des chars, et on a pour eux toutes sortes d'attention et d'amitié,
tant qu'ils sont jeunes et qu'ils se portent bien; mais dès qu'ils
commencent à vieillir ou à avoir quelques maux de jambes,
on s'en défait aussitôt et on les vend à des yahous
qui les occupent à des travaux durs, pénibles, bas et honteux,
jusqu'à ce qu'ils meurent. Alors, on les écorche, on vend
leur peau, et on abandonne leurs cadavres aux oiseaux de proie, aux chiens
et aux loups, qui les dévorent. Telle est, dans mon pays, la fin
des plus beaux et des plus nobles Houyhnhnms. Mais ils ne sont pas tous
aussi bien traités et aussi heureux dans leur jeunesse que ceux
dont je viens de parler; il y en a qui logent, dès leurs premières
années, chez des laboureurs, chez des charretiers, chez des voituriers
et autres gens semblables, chez qui ils sont obligés de travailler
beaucoup, quoique fort mal nourris. » Je décrivis alors notre
façon de voyager à cheval, et l'équipage d'un cavalier.
Je peignis, le mieux qu'il me fut possible, la bride, la selle, les éperons,
le fouet, sans oublier ensuite tous les harnais des chevaux qui traînent
un carrosse, une charrette ou une charrue. J'ajoutai que l'on attachait
au bout des pieds de tous nos Houyhnhnms une plaque d'une certaine substance
très dure, appelée fer, pour conserver leur sabot et l'empêcher
de se briser dans les chemins pierreux.
Mon maître parut indigné de
cette manière brutale dont nous traitons les Houyhnhnms dans notre
pays. Il me dit qu'il était très étonné que
nous eussions la hardiesse et l'insolence de monter sur leur dos; que si
le plus vigoureux de ses yahous osait jamais prendre cette liberté
à l'égard du plus petit Houyhnhnm de ses domestiques, il
serait sur-le-champ renversé, foulé, écrasé,
brisé. Je lui répondis que nos Houyhnhnms étaient
ordinairement domptés et dressés à l'âge de
trois ou quatre ans, et que, si quelqu'un d'eux était indocile,
rebelle et rétif, on l'occupait à tirer des charrettes, à
labourer la terre, et qu'on l'accablait de coups.
J'eus beaucoup de peine à faire
entendre tout cela à mon maître, et il me fallut user de beaucoup
de circonlocutions pour exprimer mes idées, parce que la langue
des Houyhnhnms n'est pas riche, et que, comme ils ont peu de passions,
ils ont aussi peu de termes, car ce sont les passions multipliées
et subtilisées qui forment la richesse, la variété
et la délicatesse d'une langue.
Il est impossible de représenter
l'impression que mon discours fit sur l'esprit de mon maître, et
le noble, courroux dont il fut saisi lorsque je lui eus exposé la
manière dont nous traitons les Houyhnhnms. Il convint que, s'il
y avait un pays où les yahous fussent les seuls animaux raisonnables,
il était juste qu'ils y fussent les maîtres, et que tous les
autres animaux se soumissent à leurs lois, vu que la raison doit
l'emporter sur la force. Mais, considérant la figure de mon corps,
il ajouta qu'une créature telle que moi était trop mal faite
pour pouvoir être raisonnable, ou au moins pour se servir de sa raison
dans la plupart des choses de la vie. Il me demanda en même temps
si tous les yahous de mon pays me ressemblaient. Je lui dis que nous avions
à peu près tous la même figure, et que je passais pour
assez bien fait; que les jeunes mâles et les femelles avaient la
peau plus fine et plus délicate, et que celle des femelles était
ordinairement, dans mon pays, blanche comme du lait. Il me répliqua
qu'il y avait, à la vérité, quelque différence
entre les yahous de sa basse-cour et moi; que j'étais plus propre
qu'eux et n'étais pas tout à fait si laid; mais que, par
rapport aux avantages solides, il croyait qu'ils l'emporteraient sur moi;
que mes pieds de devant et de derrière étaient nus, et que
le peu de poil que j'y avais était inutile, puisqu'il ne suffisait
pas pour me préserver du froid; qu'à l'égard de mes
pieds de devant, ce n'était pas proprement des pieds, puisque je
ne m'en servais point pour marcher; qu'ils étaient faibles et délicats,
que je les tenais ordinairement nus, et que la chose dont je les couvrais
de temps en temps n'était ni si forte ni si dure que la chose dont
je couvrais mes pieds de derrière; que je ne marchais point sûrement,
vu que, si un de mes pieds de derrière venait à chopper ou
à glisser, il fallait nécessairement que je tombasse. Il
se mit alors à critiquer toute la configuration de mon corps, la
platitude de mon visage, la proéminence de mon nez, la situation
de mes yeux, attachés immédiatement au front, en sorte que
je ne pouvais regarder ni à ma droite ni à ma gauche sans
tourner ma tête. Il dit que je ne pouvais manger sans le secours
de mes pieds de devant, que je portais à ma bouche, et que c'était
apparemment pour cela que la nature y avait mis tant de jointures, afin
de suppléer à ce défaut; qu'il ne voyait pas de quel
usage me pouvaient être tous ces petits membres séparés
qui étaient au bout de mes pieds de derrière; qu'ils étaient
assurément trop faibles et trop tendres pour n'être pas coupés
et brisés par les pierres et par les broussailles, et que j'avais
besoin, pour y remédier, de les couvrir de la peau de quelque autre
bête; que mon corps nu et sans poil était exposé au
froid, et que, pour l'en garantir, j'étais contraint de le couvrir
de poils étrangers, c'est-à-dire de m'habiller et de me déshabiller
chaque jour, ce qui était, selon lui, la chose du monde la plus
ennuyeuse et la plus fatigante; qu'enfin il avait remarqué que tous
les animaux de son pays avaient une horreur naturelle des yahous et les
fuyaient, en sorte que, supposant que nous avions, dans mon pays, reçu
de la nature le présent de la raison, il ne voyait pas comment,
même avec elle, nous pouvions guérir cette antipathie naturelle
que tous les animaux ont pour ceux de notre espèce, et, par conséquent,
comment nous pouvions en tirer aucun service. « Enfin, ajouta-t-il,
je ne veux pas aller plus loin sur cette matière; je vous tiens
quitte de toutes les réponses que vous pourriez me faire, et vous
prie seulement de vouloir bien me raconter l'histoire de votre vie, et
de me décrire le pays où vous êtes né. »
Je répondis que j'étais
disposé à lui donner satisfaction sur tous les points qui
intéressaient sa curiosité; mais que je doutais fort qu'il
me fût possible de m'expliquer assez clairement sur des matières
dont Son Honneur ne pouvait avoir aucune idée, vu que je n'avais
rien remarqué de semblable dans son pays; que néanmoins je
ferais mon possible, et que je tâcherais de m'exprimer par des similitudes
et des métaphores, le priant de m'excuser si je ne me servais pas
des termes propres.
Je lui dis donc que j'étais né
d'honnêtes parents, dans une île qu'on appelait l'Angleterre,
qui était si éloignée que le plus vigoureux des Houyhnhnms
pourrait à peine faire ce voyage pendant la course annuelle du soleil;
que j'avais d'abord exercé la chirurgie, qui est l'art de guérir
les blessures; que mon pays était gouverné par une femelle
que nous appelions la reine; que je l'avais quitté pour tâcher
de m'enrichir et de mettre à mon retour ma famille un peu à
son aise; que, dans le dernier de mes voyages, j'avais été
capitaine de vaisseau, ayant environ cinquante yahous sous moi, dont la
plupart étaient morts en chemin, de sorte que j'avais été
obligé de les remplacer par d'autres tirés de diverses nations;
que notre vaisseau avait été deux fois en danger de faire
naufrage, la première fois par une violente tempête, et la
seconde pour avoir heurté contre un rocher.
Ici mon maître m'interrompit pour
me demander comment j'avais pu engager des étrangers de différentes
contrées à se hasarder de venir avec moi après les
périls que j'avais courus et les pertes que j'avais faites. Je lui
répondis que tous étaient des malheureux qui n'avaient ni
feu ni lieu, et qui avaient été obligés de quitter
leur pays, soit à cause du mauvais état de leurs affaires,
soit pour les crimes qu'ils avaient commis; que quelques-uns avaient été
ruinés par les procès, d'autres par la débauche, d'autres
par le jeu; que la plupart étaient des traîtres, des assassins,
des voleurs, des empoisonneurs, des brigands, des parjures, des faussaires,
des faux monnayeurs, des soldats déserteurs, et presque tous des
échappés de prison; qu'enfin nul d'eux n'osait retourner
dans son pays de peur d'y être pendu ou d'y pourrir dans un cachot.
Pendant ce discours, mon maître fut
obligé de m'interrompre plusieurs fois. J'usai de beaucoup de circonlocutions
pour lui donner l'idée de tous ces crimes qui avaient obligé
la plupart de ceux de ma suite à quitter leur pays. Il ne pouvait
concevoir à quelle intention ces gens-là avaient commis ces
forfaits, et ce qui les y avait pu porter. Pour lui éclaircir un
peu cet article, je tâchai de lui donner une idée du désir
insatiable que nous avions tous de nous agrandir et de nous enrichir, et
des funestes effets du luxe, de l'intempérance, de la malice et
de l'envie; mais je ne pus lui faire entendre tout cela que par des exemples
et des hypothèses, car il ne pouvait comprendre que tous ces vices
existassent réellement; aussi me parut-il comme une personne dont
l'imagination est frappée du récit d'une chose qu'elle n'a
jamais vue, et dont elle n'a jamais entendu parler, qui baisse les yeux
et ne peut exprimer par ses paroles sa surprise et son indignation.
Ces idées, pouvoir, gouvernement,
guerre, loi, punition et plusieurs autres idées pareilles, ne peuvent
se représenter dans la langue des Houyhnhnms que par de longues
périphrases. J'eus donc beaucoup de peine lorsqu'il me fallut faire
à mon maître une relation de l'Europe, et particulièrement
de l'Angleterre, ma patrie. |
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