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Les Voyages de Gulliver
Le Voyage à Brobdingnag
Deuxième partie, chapitre cinq
Jonathan Swift, 1727  
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Présentation Lilliput Brobdingnag Laputa Houyhnhnms
V. - Aventures diverses arrivées à l'auteur.  Exécution d'un criminel. L'auteur montre ses connaissances en navigation.
Swift 
 1727 
J'aurais passé ma vie assez doucement en ce pays, si ma petite taille ne m'eût exposé à mille accidents , dont je rapporterai quelques-uns. Ma gouvernante me portait quelquefois dans les jardins, et là me tirait de ma boite ou me laissait à terre me promener librement. Un jour, le nain de la reine (avant sa disgrâce ) nous avait suivis dans les jardins, et Glumdalclitch m'ayant posé à terre, nous nous trouvâmes lui et moi à côté d'un pommier nain. Je fus tenté de montrer mon esprit par une comparaison assez sotte entre mon compagnon et l'arbre, les termes dans les deux langues prêtant également à cette similitude. Le petit méchant, voulant se venger de ma plaisanterie, prit son temps pour secouer une branche bien chargée de fruits, et une douzaine de pommes plus grosses que des tonneaux de Bristol tombèrent sur moi. Une seule m'atteignit à l'instant où je me baissais, et me fit choir le nez contre terre. Je ne voulus pas me plaindre de ce tour parce que je l'avais provoqué.

Un autre jour, ma bonne me laissa sur un gazon bien uni, tandis qu'elle causait à quelque distance avec sa gouvernante. Tout à coup un orage de grêle vint à tomber, et je fus à l'instant renversé et meurtri par les grêlons. Je me traînai à quatre pattes jusqu'à une bordure de thym, sous laquelle j'étais à moitié abrité; mais je fus tellement moulu des pieds à la tête, que je gardai la chambre pendant huit jours, ce qui n'a rien de surprenant, car toutes choses ayant, en ce pays, la même proportion gigantesque par rapport à nous, les grêlons ordinaires étaient dix-huit cents fois plus gros que les nôtres. Je puis affirmer le fait, puisque j'eus la curiosité d'en peser et d'en mesurer un.

Mais un plus dangereux accident m'arriva dans les mêmes jardins. Un jour que ma petite gouvernante, croyant m'avoir mis en lieu de sûreté, me laissa seul. comme je la priais convent de le faire, afin que je pusse me livrer à mes pensées; elle n'avait point pris ma boite, et, m'ayant posé à terre, elle s'éloigna avec quelques dames de sa connaissance. Pendant son absence, un petit épagneul, qui appartenait à un des jardiniers. vint par hasard flâner près de l'endroit où j'étais, courut droit à moi, guidé par son odorat. me saisit dans 
sa gueule, me porta à son maître, et me posa devant lui en remuant la queue. Par bonheur, il m'avait pris si adroitement, que le n'eux pas le moinbdre mal; mais le jardinier, qui me connaissait et m'aimait beaucoup, eut la plus grande frayeur. Il me tira bien doucement, et me demanda comment je me trouvais; mais je ne pus lui répondre que quelques minutes après, ma terreur et la rapidité avec laquelle j'avais été emporté m'ayant ôté l'usage de la voix. Il me reporta là où le petit chien m'avait trouvé. Glumdalclitch y était, désespérée de ne me voir nulle part, et m'appelant de tous côtés; elle gronda le jardinier à cause de son chien. Cependant nous convînmes de taire cette aventure, qui me semblait propre à jeter du ridicule sur ma personne.

Elle décida toutefois ma gouvernante à ne plus me laisser hors de sa vue; et comme je craignais depuis longtemps cette résolution, je lui avais caché plusieurs petits incidents fâcheux qui m'étaient arrivés. Un cerf-volant avait failli m'emporter, si je n'avais pas eu la présence d'esprit de me mettre à l'abri d'un espalier, et de me défendre avec mon couteau. Une autre fois, je m'enfonçai jusqu'au cou dans une taupinière, et je manquai peu de temps après de me casser l'épaule contre une coquille de limaçon, sur laquelle je trébuchai en rêvant à ma chère Angleterre.

Je ne puis dire si j'étais flatté ou humilié de remarquer, dans mes promenades solitaires, que les oiseaux n'avaient aucune frayeur de moi. Une grive eut même l'effronterie de m'enlever un morceau de biscuit que je tenais à la main. Quand j'essayais de prendre un de ces oiseaux, il se tournait hardiment contre moi, me menaçait de son bec, puis recommençait tranquillement à chercher des vers ou des grains. Mais un jour je lançai un gros bâton de toute ma force sur un linot, et si adroitement, qu'il tomba, et je le saisis par le cou pour le trainer jusqu'à l'endroit où ma gouvernante m'attendait. Mais le linot, qui n'avait été qu'étourdi, me donna des coups d'aile si violents, que j'aurais été forcé de le lâcher, si un domestique n'était venu à mon aide. Le lendemain, on me servit à mon diner une partie de ma prise. Ce linot était à peu près de la grosseur d'un de nos cygnes.

Un jour, le neveu de la gouvernante de Gtumdalclitch les engagea toutes deux à venir voir l'exécution d'un meurtrier. La dernière eut beaucoup de peine à consentir à cette proposition ; mais enfin elle se laissa entraîner; et moi-même, bien que ces spectacles me soient odieux, je désirais voir celui-ci, comme objet de curiosité philosophique. Le patient était lié sur un fauteuil placé sur un échafaud, et sa tête fut tranchée d'un seul coup avec un sabre de quarante pieds. Les artères et les veines lancèrent des jets beaucoup plus élevés que ceux du parc de Versailles, et la tête coupée fit un bond si prodigieux, que je tressaillis de frayeur, quoique je fusse à plus d'un mille de distance.

La reine, qui m'entretenait souvent de mes voyages sur mer, cherchait toutes les occasions possibles de me divertir quand j'étais mélancolique. Elle me demanda un jour si j'avais l'adresse de manier une voile et une rame, et si un peu d'exercice en ce genre ne serait pas convenable à ma santé. Je répondis que j'entendais tous les deux assez bien; car, quoique mon emploi particulier eût été celui de chirurgien, c'est-à-dire médecin de vaisseau, je m'étais trouvé souvent obligé de travailler comme matelot; mais j'ignorais comment cela se pratiquait dans ce pays, où la plus petite barque était égale à un vaisseau de guerre de premier rang parmi nous; d'ailleurs, un navire proportionné à ma grandeur et à mes forces n'aurait pu flotter longtemps sur leurs rivières, et je n'aurais pu le gouverner. Sa Majesté me dit que, si je voulais, son menuisier me ferait une petite barque, et qu'elle me trouverait un endroit où je pourrais naviguer. Le menuisier, suivant mes instructions, dans l'espace de dix jours, me construisit un petit navire avec tous ses cordages, capable de tenir commodément huit Européens. Quand il fut achevé, la reine donna ordre au menuisier de faire une auge de bois, longue de trois cents pieds, large de cinquante et profonde de huit : laquelle, étant bien goudronnée, pour empêcher l'eau de s'échapper, fut posée sur le plancher, le long de la muraille, dans une salle extérieure du palais : elle avait un robinet bien près du fond, pour laisser sortir l'eau de temps en temps, et deux domestiques la pouvaient remplir dans une demi-heure de temps. C'est là que l'on me fit ramer pour mon divertissement, aussi bien que pour celui de la reine et de ses dames, qui prirent beaucoup de plaisir à voir mon adresse et mon agilité. Quelquefois je haussais ma voile, et puis c'était mon affaire de gouverner pendant que les dames me donnaient un coup de vent avec leurs éventails; et quand elles se trouvaient fatiguées, quelques-uns des pages poussaient et faisaient avancer le navire avec leur souffle, tandis que je signalais mon adresse à tribord et à bâbord, selon qu'il me plaisait. Quand j'avais fini, Glumdalclitch reportait mon navire dans son cabinet, et le suspendait à un clou pour sécher.

Dans cet exercice, il m'arriva une fois un accident qui pensa me coûter la vie; car, un des pages ayant mis mon navire dans l'auge, une femme de la suite de Glumdalclitch me leva très officieusement pour me mettre dans le navire; mais il arriva que je glissai d'entre ses doigts, et je serais infailliblement tombé de la hauteur de quarante pieds sur le plancher, si, par le plus heureux accident du monde, je n'eusse pas été arrêté par une grosse épingle qui était fichée dans le tablier de cette femme. La tête de l'épingle passa entre ma chemise et la ceinture de ma culotte, et ainsi je fus suspendu en l'air par le dos, jusqu'à ce que Glumdalclitch accourût à mon secours.

Une autre fois, un des domestiques, dont la fonction était de remplir mon auge d'eau fraîche de trois jours en trois jours, fut si négligent, qu'il laissa échapper de son eau une grenouille très grosse sans l'apercevoir.

La grenouille se tint cachée jusqu'à ce que je fusse dans mon navire; alors, voyant un endroit pour se reposer, elle grimpa, et fit tellement pencher mon bateau que je me trouvai obligé de faire le contrepoids de l'autre côté pour l'empêcher de s'enfoncer; mais je l'obligeai à coups de rames de sauter dehors.
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" je me trouvai obligé de faire le contrepoids
de l'autre côté pour l'empêcher de s'enfoncer". 
Illustration de Jean de Bosschère.

Voici le plus grand péril que je courus dans ce royaume. Glumdalclitch m'avait enfermé au verrou dans son cabinet, étant sortie pour des affaires ou pour faire une visite. Le temps était très chaud, et la fenêtre du cabinet était ouverte, aussi bien que les fenêtres et la porte de ma boîte; pendant que j'étais assis tranquillement et mélancoliquement près de ma table, j'entendis quelque chose entrer dans le cabinet par la fenêtre et sauter çà et là. Quoique j'en fusse un peu alarmé, j'eus le courage de regarder dehors, mais sans abandonner ma chaise; et alors je vis un animal capricieux, bondissant et sautant de tous côtés, qui enfin s'approcha de ma boîte et la regarda avec une apparence de plaisir et de curiosité, mettant sa tête à la porte et à chaque fenêtre. Je me retirai au coin le plus éloigné de ma boîte; mais cet animal, qui était un singe, regardant dedans de tous côtés, me donna une telle frayeur, que je n'eus pas la présence d'esprit de me cacher sous mon lit, comme je pouvais faire très facilement. Après bien des grimaces et des gambades, il me découvrit; et fourrant une de ses pattes par l'ouverture de la porte, comme fait un chat qui joue avec une souris, quoique je changeasse souvent de lieu pour me mettre à couvert de lui, il m'attrapa par les pans de mon justaucorps (qui, étant fait du drap de ce pays, était épais et très fort), et me tira dehors. Il me prit dans sa patte droite, et me tint comme une nourrice tient un enfant qu'elle va allaiter, et de la même façon que j'ai vu la même espèce d'animal faire avec un jeune chat en Europe. Quand je me débattais, il me pressait si fort, que je crus que le parti le plus sage était de me soumettre et d'en passer par tout ce qui lui plairait. J'ai quelque raison de croire qu'il me prit pour un jeune singe, parce qu'avec son autre patte il flattait doucement mon visage.

Il fut tout à coup interrompu par un bruit à la porte du cabinet, comme si quelqu'un eût tâché de l'ouvrir; soudain il sauta à la fenêtre par laquelle il était entré, et, de là, sur les gouttières, marchant sur trois pattes et me tenant de la quatrième, jusqu'à, ce qu'il eût grimpé à un toit attenant au nôtre. J'entendis dans l'instant jeter des cris pitoyables à Glumdalclitch. La pauvre fille était au désespoir, et ce quartier du palais se trouva tout en tumulte : les domestiques coururent chercher des échelles; le singe fut vu par plusieurs personnes assis sur le faite d'un bâtiment, me tenant comme une poupée dans une de ses pattes de devant, et me donnant à manger avec l'autre, fourrant dans ma bouche quelques viandes qu'il avait attrapées, et me tapant quand je ne voulais pas manger, ce qui faisait beaucoup rire la canaille qui me regardait d'en bas; en quoi ils n'avaient pas tort, car, excepté pour moi, la chose était assez plaisante. Quelques-uns jetèrent des pierres, dans l'espérance de faire descendre le singe; mais on défendit de continuer, de peur de me casser la tête.
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Voyages de Gulliver : le voyage à Lilliput, ch. 2.
"Le singe fut vu par plusieurs personnes assis
sur le faite d'un bâtiment, me tenant comme
une poupée dans une de ses pattes de devant."
Illustration de P.A Staynes (1912).

Les échelles furent appliquées, et plusieurs hommes montèrent. Aussitôt le singe, effrayé, décampa, et me laissa tomber sur une gouttière. Alors un des laquais de ma petite maîtresse, honnête garçon, grimpa, et, me mettant dans la poche de sa veste, me fit descendre en sûreté.

J'étais presque suffoqué des ordures que le singe avait fourrées dans mon gosier; mais ma chère petite maîtresse me fit vomir, ce qui me soulagea. J'étais si faible et si froissé des embrassades de cet animal, que je fus obligé de me tenir au lit pendant quinze jours. Le roi et toute la cour envoyèrent chaque jour pour demander des nouvelles de ma santé, et la reine me fit plusieurs visites pendant ma maladie. Le singe fut mis à mort, et un ordre fut porté, faisant défense d'entretenir désormais aucun animal de cette espèce auprès du palais. La première fois que je me rendis auprès du roi, après le rétablissement de ma santé, pour le remercier de ses bontés, il me fit l'honneur de railler beaucoup sur cette aventure; il me demanda quels étaient mes sentiments et mes réflexions pendant que j'étais entre les pattes du singe; de quel goût étaient les viandes qu'il me donnait, et si l'air frais que j'avais respiré sur le toit n'avait pas aiguisé mon appétit. Il souhaita fort de savoir ce que j'aurais fait en une telle occasion dans mon pays. Je dis à Sa Majesté qu'en Europe nous n'avions point des singes, excepté ceux qu'on apportait des pays étrangers, et qui étaient si petits qu'ils n'étaient point à craindre, et qu'à l'égard de cet animal énorme à qui je venais d'avoir affaire (il était, en vérité, aussi gros qu'un éléphant), si la peur m'avait permis de penser aux moyens d'user de mon sabre (à ces mots, je pris un air fier et mis la main sur la poignée de mon sabre), quand il a fourré sa patte dans ma chambre, peut-être je lui aurais fait une telle blessure qu'il aurait été bien aise de la retirer plus promptement qu'il ne l'avait avancée. Je prononçai ces mots avec un accent ferme, comme une personne jalouse de son honneur et qui se sent. Cependant mon discours, ne produisit rien qu'un éclat de rire, et tout le respect dû à Sa Majesté de la part de ceux qui l'environnaient ne put les retenir; ce qui me fit réfléchir sur la sottise d'un homme qui tâche de se faire honneur à lui-même en présence de ceux qui sont hors de tous les degrés d'égalité ou de comparaison avec lui; et cependant ce qui m'arriva alors je l'ai vu souvent arriver en Angleterre, où un petit homme de néant se vante, s'en fait accroître, tranche du petit seigneur et ose prendre un air important avec les plus grands du royaume, parce qu'il a quelque talent.

Je fournissais tous les jours à la cour le sujet de quelque conte ridicule, et Glumdalclitch, quoiqu'elle m'aimât extrêmement, était assez méchante pour instruire la reine quand je faisais quelque sottise qu'elle croyait pouvoir réjouir Sa Majesté. Par exemple, étant un jour descendu de carrosse à la promenade, où j'étais avec Glumdalclitch, porté par elle dans ma boîte de voyage, je me mis à marcher : il y avait de la bouse de vache dans un sentier; je voulus, pour faire parade de mon agilité, faire l'essai de sauter par-dessus; mais, par malheur, je sautai mal, et tombai au beau milieu, en sorte que j'eus de l'ordure jusqu'aux genoux. Je m'en tirai avec peine, et un des laquais me nettoya comme il put avec son mouchoir. La reine fût bientôt instruite de cette aventure impertinente, et les laquais la divulguèrent partout. 

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