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Le Voyage à Brobdingnag Deuxième partie, chapitre quatre |
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Jonathan Swift, 1727 |
Présentation | Lilliput | Brobdingnag | Laputa | Houyhnhnms |
IV. - Description du pays. L'auteur indique une correction pour les cartes modernes. Palais du roi, sa capitale. Manière de voyager de l'auteur. Temple principal. |
Swift
1727 |
Je vais maintenant
donner au lecteur une légère description de ce pays, autant
que je l'ai pu connaître par ce que j'en ai parcouru. Toute l'étendue
du royaume est environ de trois mille lieues de long et de deux mille cinq
cents lieues de large : d'où je conclus que nos géographes
de l'Europe se trompent lorsqu'ils croient qu'il n'y a que la mer entre
le Japon et la Californie. Je me suis toujours imaginé qu'il devait
y avoir de ce côté-là un grand continent, pour servir
de contrepoids au grand continent de Tartarie. On doit donc corriger les
cartes et joindre cette vaste étendue de pays aux parties nord-ouest
de l'Amérique; sur quoi je suis prêt d'aider les géographes
de mes lumières. Ce royaume est une presqu'île, terminée
vers le nord par une chaîne de montagnes qui ont environ trente milles
de hauteur, et dont on ne peut approcher, à cause des volcans qui
y sont en grand nombre sur la cime.
Les plus savants ne savent quelle espèce de mortels habitent au delà de ces montagnes, ni même s'il y a des habitants. Il n'y a aucun port dans tout le royaume; et les endroits de la côte où les rivières vont se perdre dans la mer sont si pleins de rochers hauts et escarpés, et la mer y est ordinairement si agitée, qu'il n'y a presque personne qui ose y aborder, en sorte que ces peuples sont exclus de tout commerce avec le reste du monde. Les grandes rivières sont pleines de poissons excellents; aussi, c'est très rarement qu'on pêche dans l'Océan, parce que les poissons de mer sont de la même grosseur que ceux de l'Europe, et par rapport a eux ne méritent pas la peine d'être péchés; d'où il est évident que la nature, dans la production des plantes et des animaux d'une grosseur si énorme, se borne tout à fait à ce continent; et, sur ce point, je m'en rapporte aux philosophes. On prend néanmoins quelquefois, sur la côte, des baleines, dont le petit peuple se nourrit et même se régale. J'ai vu une de ces baleines qui était si grosse qu'un homme du pays avait de la peine à la porter sur ses épaules. Quelquefois, par curiosité, on en apporte dans des paniers à Lorbrulgrud; j'en ai vu une dans un plat sur la table du roi. Le pays est très peuplé, car il contient cinquante et une villes, près de cent bourgs entourés de murailles, et un bien plus grand nombre de villages et de hameaux. Pour satisfaire le lecteur curieux, il suffira peut-être de donner la description de Lorbrulgrud. Cette ville est située sur une rivière qui la traverse et la divise en deux parties presque égales. Elle contient plus de quatre-vingt mille maisons, et environ six cent mille habitants; elle a en longueur trois glonglungs (qui font environ cinquante-quatre milles d'Angleterre), et deux et demi en largeur, selon la mesure que j'en pris sur la carte royale, dressée par les ordres du roi, qui fut étendue sur la terre exprès pour moi, et était longue de cent pieds. Le palais du roi est un bâtiment assez peu régulier; c'est plutôt un amas d'édifices qui a environ sept milles de circuit; les chambres principales sont hautes de deux cent quarante pieds, et larges à proportion. On donna un carrosse à Glumdalclitch et à moi pour voir la ville, ses places et ses hôtels, et courir les boutiques. Elle me tenait près d'elle dans ma boite; mais souvent, à ma prière, elle n'en faisait sortir et me prenait dans sa main, afin que je pusse mieux voir les maisons et le monde. D'après mes calculs, notre carrosse avait la surface carrée de la salle de Westminster; mais il était moins élevé : toutefois je puis avoir mal calculé. Un jour nous finies arrêter la voiture à plusieurs boutiques, et les mendiants, profitant de l'occasion, se rendirent eu foule aux portières, et me présentèrent le coup d'oeil le plus affreux qu'un oeil européen ait jamais vu. Une femme avait un cancer monstrueux rempli de trous, dans lesquels j'aurais pu entrer presque entier; un malheureux avait une loupe sur le cou plus grande que cinq balles de laine; un autre marchait sur deux jambes de bois de vingt pieds de haut. Le spectacle le plus hideux était celui des insectes qui se promenaient sur les haillons de ces pauvres gens. Je distinguais à l'oeil nu les membres de ces insectes mieux qu'on ne peut les voir au microscope en Europe, et j'observai qu'ils avaient un museau semblable à celui du cochon. J'aurais été curieux d'en disséquer un, si j'avais eu les instruments nécessaires; mais je les avais malheureusement laissés dans le vaisseau : l'entreprise eût été peut-être au-dessus de mes forces. Outre la grande boite dans laquelle j'étais ordinairement transporté, la reine en fit faire une qui n'avait que douze pieds carrés sur dix de haut et que ma gouvernante pouvait mettre sur ses genoux quand nous allions en voiture. L'habile ouvrier qui l'avait faite sous notre direction avait percé une fenêtre de trois côtés (on les avait grillées de peur d'accident), et sur le quatrième côté étaient attachées deux fortes boucles en cuir. On passait une ceinture dans ces boucles s'il me plaisait d'aller à cheval, et un domestique fixait la ceinture autour de son corps, et me tenait devant lui. C'est ainsi que j'accompagnais souvent le roi et les princes, que je prenais l'air dans les jardins ou que je rendais des visites, quand ma petite bonne se trouvait indisposée; car j'étais fort bien vu à la cour, sans doute grâce à la faveur dont le roi voulait bien m'honorer. Dans les voyages, je préférais cette façon d'aller, parce que je pouvais voir le pays. C'était toujours une personne sûre à laquelle ou confiait le soin de me porter, et ma boite était posée sur un coussin. J'avais dans ce cabinet un lit de camp ou hamac suspendu au plafond, une table et deux fauteuils vissés au plancher; et l'habitude de la mer faisait que les mouvements du cheval ou de la voiture ne me causaient pas trop d'incommodité, bien qu'ils fussent souvent très violents. Toutes les fois que je désirais courir la ville, c'était dans cette boite qu'on me portait. Glumdalclitch la posait sur ses genoux après être montée dans une chaise. ouverte et portée par quatre hommes à la livrée de la reine. Le peuple, qui avait souvent ouï parler de moi, se rassemblait en foule pour me voir; et la jeune fille avait la complaisance de faire arrêter les porteurs et de me prendre dans sa main, afin qu'on pût me considérer plus commodément. J'étais fort curieux de voir le temple principal, surtout la tour qui en fait partie et qu'on regarde comme la plus haute du royaume. Ma gouvernante m'y conduisit; et j'avoue que je fit, trompé dans mon attente; car cette tour n'a pas plus de trois mille pieds du sol au point le plus élevé, ce qui n'a rien de très merveilleux, vu la différence de proportion qui existe entre ces peuples et nous : cela n'égale pas relativement la hauteur du clocher de Salisbury, si je me souviens bien de celle-ci. Mais, ne voulant pas rabaisser par mes critiques une nation envers laquelle j'ai contracté une reconnaissance éternelle, je ferai observer que ce qui manque à cette tour en élévation est compensé par la beauté et la solidité. Les murs ont près de cent pieds d'épaisseur, et sont en pierres de taille de quarante pieds cubes; ils sont ornés de statues colossales de dieux et d'empereurs, en marbre, placées dans des niches. Je mesurai le petit doigt de l'une de ces statues qui était tombé et gisait parmi des décombres, et je trouvai qu'il avait juste quatre pieds un pouce de long. Glumdalclitch l'enveloppa dans son mouchoir, et l'emporta pour le conserver avec d'autres jouets. La cuisine royale était un superbe édifice voûté, d'environ six cents pieds de haut. Le grand four a dix pas de moins que la coupole de Saint-Paul; je m'en suis assuré en mesurant celle-ci à mon retour. Mais si je décrivais les grilles à feu, les énormes pots et marmites, et les pièces de viande qui tournaient sur les broches, on aurait peine à me croire; du moins de sévères critiques pourraient m'accuser d'exagération. Pour éviter ces censures, je crains d'être tombé dans l'excès opposé : et si cet ouvrage était jamais traduit dans la langue de Brobdingnag, et qu'il fût transmis en ce royaume, le roi et le peuple auraient raison de se plaindre du tort que je leur ai fait en réduisant leurs proportions. Ce monarque n'a jamais plus de six cents chevaux dans ses écuries, et ils ont de cinquante-quatre à soixante pieds de haut. Dans les grandes solennités, il est suivi d'une garde de cinq cents cavaliers, qui m'avaient paru la plus belle troupe qui existât; mais lorsque je vis une partie de l'armée rangée en bataille, ce spectacle me sembla encore plus imposant. |
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