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Voyage autour de ma chambre
suivi d'Expédition nocturne autour de ma chambre
de Xavier de maistre
Voyage autour de ma chambre est un ouvrage du comte Xavier de Maistre (1795). - Obligé, à la suite d'un duel de garder les arrêts dans sa chambre, l'auteur composa ce petit livre. L'auteur lui-même nous l'apprend : 
"J'ai mené d'abord, dit-il un jour à un célèbre critique qui l'interrogeait sur sa vocation littéraire, la vie de garnison consciencieusement, c'est-à-dire sans songer à écrire et assez rarement à lire, et il est probable que, sans le duel dont j'ai parlé au troisième chapitre de mon Voyage autour de ma chambre, vous n'auriez jamais entendu parler de moi. "
II avait vingt-sept ans Iorsqu'il composa cet ouvrage. Quelques allusions cependant semblent lui assigner une date postérieure; c'est qu'il le garda quelques années dans son tiroir et y ajouta un chapitre de temps en temps. Dans une visite qu'il fit à soir frère à Lausanne en 1795, il lui porta la manuscrit :
"Mon frère, dit-il, était mon parrain et mon protecteur; il me loua de la nouvelle occupation que je m'étais donnée et garda le brouillon, qu'il mit en ordre après mon départ. J'en reçus bientôt un exemplaire imprimé et j'eus la surprise qu'éprouverait un père en revoyant adulte un entant laissé en nourrice. J'en fus très satisfait et je commençai aussitôt l'Expédition nocturne, opuscule destiné à faire suite au Voyage autour de ma chambre. Mon frère, à qui je fis part de mon dessein, m'en détourna; il m'écrivit que je détruirais tout le prix que pouvait avoir cette bluette en la continuant; il me parla d'un proverbe espagnol qui dit que "toutes les secondes parties sont mauvaises",  et me conseilla de chercher quelque autre sujet. "
En relisant cet agréable Voyage, on apprend à en connaître l'auteur mieux que s'il se confessait à tous directement; c'est une manière de confession d'ailleurs sous un air de demi-raillerie. Xavier de Maistre, sous prétexte de voyager chez lui et de nous servir de cicérone dans cette excursion à domicite, nous fait réellement voyager dans l'empire des rêveries et des chimères et, tout en nous exposant Ies divers sentiments qu'excitent en lui les différents objets de sa chambre, se joue, dans un ingénieux badinage, du public et de lui-même. Ses impressions de voyage ne s'analysent pas; elles perdraient tout leur charme; nous ne pouvons qu'indiquer les points de vue les plus jolis et en détacher quelques tableaux. Une douce humeur y domine, mais moins marquée que dans Sterne (Le Voyage sentimental), que plusieurs chapitres rappellent, toutefois : le dix-neuvième, où l'auteur laisse échapper une larme de repentir pour avoir brusqué son fidèle serviteur Joannetti, et le vingt-huitième, où tombe une autre larme pour avoir durement reçu le pauvre Jacques, un compatriote malheureux. On surprend les lectures et les goûts du jeune officier dans quelques pastels légers, dans sa passion de peindre et de disserter sur la peinture. Mais on sent, malgré ses raisonnements, que cet art était surtout pour lui un moyen de fixer des traits chéris, un site heureux, toute réminiscence de l'amour et de la patrie. 
"La douce malice du voyage, dit Sainte-Beuve, se répand et se suit dans toutes les distractions de "l'autre",  comme il apptelle "la bête" (le corps), par opposition à l'âme. "
L'observation du moraliste, sans air d'étonnement et de découverte, s'y produit en une foule de traits que la naïveté du tour ne fait qu'aiguiser.
" J'ai reconnu clairement que l'âme peut se faire obéir par la bête et que, par un fâcheux retour, celle-ci oblige très souvent l'âme d'agir contre son gré. Dans les règles, l'une a le pouvoir législatif et l'autre le pouvoir exécutif, mais ces deux pouvoirs se contrarient souvent. Messieurs et Mesdames, soyez fiers de votre intelligence tant qu'il vous plaira; mais déliez-vous beaucoup de "l'autre", surtout quand vous êtes ensemble. J'avais couché mes pincettes sur la braise pour faire griller mon pain, et, quelque temps après, tandis que mon âme voyageait, voilà qu'une souche, enflammée roule sur le foyer; ma pauvre bête portales mains aux pincettes et je me brûlai les doigts."
Chez Xavier de Maistre, le moraliste est d'autant plus agréable qu'il semble vous prendre en jouant, au moment où l'on s'y attend le moins. Qu'on se rappelle ce portrait de sa maîtresse, Mme Hautcastel (ch. XV), qui, comme tous les portraits et peut-être bien comme tous les modèles, sourit à la fois à chacun de ceux qui regardent et a l'air de ne sourire qu'à un seul : pauvre amant, qui se croit uniquement regardé! Et cette rose sèche (ch. XXXV), cherchée, cueillie, autrefois si fraîche, dans la serre un jour de carnaval, avec tarit d'émotion offerte à Mme Hautcastel, à l'heure du bal, et qu'elle ne regarde même pas! Car il est tard, la toilette s'achève; elle en est aux dernières épingles.
"Je tins un second miroir derrière elle pour lui faire mieux juger sa parure, et, sa physionomie se répétant d'un miroir à l'autre, je vis alors une perspective de coquettes, dont aucune ne faisait attention à moi. Enfin, l'avouerai-je? nous faisions, ma rose et moi, une fort triste figure. Au mo ment où la parure commence, l'amant n'est plus qu'un mari, et le bal seul devient l'amant. "
"Les divorces, querelles et raccommodements de l'âme et de "l'autre" fournissent, dit Sainte-Beuve, à l'aimable humoriste une quantité de réflexions philosophiques aussi fines et aussi profondes que le fauteuil psychologique en a jamais pu inspirer dans tout son méthodique appareil aux analyseurs de profession. L'élévation et la sensibilité s'y joignent bientôt et y mêlent un sérieux attendri. "
Qu'on relise le touchant chapitre XXI, sur la mort d'un ami et la certitude de l'immortalité de l'âme.
"Depuis longtemps, dit l'auteur, le chapitre que je viens d'écrire se présentait sous ma plume et je l'avais toujours rejeté. Je m'étais promis de ne laisser voir dans ce livre que la face riante de mon âme; mais ce projet m'a échappé comme tant d'autres."
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Mort d'un ami

« Heureux celui qui possède un ami! J'en avais un : la mort me l'a ôté; elle l'a saisi au commencement de sa carrière, au moment où son amitié était devenue un besoin pressant pour mon coeur. Nous nous soutenions mutuellement dans les travaux pénibles de la guerre; nous buvions dans la même coupe; nous couchions sous la même toile; et, dans les circonstances malheureuses où nous sommes, l'endroit où nous vivions ensemble était pour nous une nouvelle patrie. Je l'ai vu en butte à tous les périls de la guerre, et d'une guerre désastreuse. - La mort semblait épargner l'un pour l'autre; elle épuisa mille fois ses traits autour de lui sans l'atteindre; mais c'était pour me rendre sa perte plus sensible Le tumulte des armes, l'enthousiasme qui s'empare de l'âme à l'aspect du danger, auraient peut-être empêché ses cris d'aller jusqu'à mon coeur. - Sa mort eût été utile à son pays et funeste aux ennemis, - je l'aurais moins regretté. - Mais le perdre au milieu des délices d'un quartier d'hiver! le voir expirer dans mes bras au moment où il paraissait regorger de santé, au moment où notre liaison se resserrait encore dans le repos et la tranquillité! - Ah! je ne m'en consolerai jamais! Cependant sa mémoire ne vit plus que dans mon coeur; elle n'existe plus que parmi ceux qui l'environnaient et qui l'ont remplacé; cette idée me rend plus pénible le sentiment de sa perte. La nature, indifférente de même au sort des individus, remet sa robe brillante du printemps, et se pare de toute sa beauté auprès du cimetière où il repose. Les arbres se couvrent de feuilles et entrelacent leurs branches, les oiseaux chantent sous le feuillage, les mouches bourdonnent parmi les fleurs; tout respire la joie et la vie dans le séjour de la mort; - et le soir, tandis que la lune brille dans le ciel et que je médite près de ce triste lieu, j'entends le grillon poursuivre gaiement son chant infatigable, caché sous l'herbe qui couvre la tombe silencieuse de mon ami. La destruction insensible des êtres et tous les malheurs de l'humanité sont comptés pour rien dans le grand tout. - La mort d'un homme sensible qui expire au milieu de ses amis désolés, et celle d'un papillon que l'air froid fait périr dans le calice d'une fleur, sont deux époques semblables dans le cours de la nature. L'homme n'est rien qu'un fantôme, une ombre, une vapeur qui se dissipe dans les airs.

Mais l'aube matinale commence à blanchir le ciel; les noires dées qui m'agitaient s'évanouissent avec la nuit, et l'espérance renaît dans mon coeur. - Non, celui qui inonde ainsi l'Orient de lumière ne l'a point fait briller à mes regards pour me plonger bientôt dans la nuit du néant; celui qui étendit cet horizon incommensurable, celui qui éleva ces masses énormes dont le soleil dore les sommets glacés, est aussi celui qui a ordonné à mon coeur de battre et à mon esprit de penser.

Non, mon ami n'est point entré dans le néant; quelle que soit la barrière qui nous sépare, je le reverrai. - Ce n'est point sur un syllogisme que je fonde mon espérance. - Le vol d'un insecte qui traverse les airs suffit pour me persuader; et souvent l'aspect de la campagne, le parfum des airs, et je ne sais quel charme répandu autour de moi, élèvent tellement mes pensées, qu'une preuve invincible de l'immortalité entre avec violence dans mon âme et l'occupe tout entière. »
 

(X. de Maistre, Voyage autour de ma chambre, chapitre XXI).

Chez Xavier de Maistre, en effet, la mélancolie n'est pas en dehors; elle ne fait que se trahir par moments, mais sa bonhomie cache sa sensibilité et un fonds sérieux et mélancolique. D'ailleurs, ses qualités sont voilées et à demi dérobées par cette bonhomie modeste; à peine s'il se livre par quelques mots :

" La mort d'un homme sensible qui expire au milieu de ses amis désolés et celle d'un papillon que l'air froid fait périr dans le calice d'une fleur sont deux époques semblables dans le cours de la nature. L'homme n'est qu'un fantôme, une ombre, une vapeur qui se dissipe dans les airs.  - Un lit nous voit naître et nous voit mourir; c'est le théâtre variable où le genre humain joue tour à tour des drames intéressants, des farces risibles et des tragédies épouvantables. C'est un berceau garni de fleurs. C'est le trône de l'amour, C'est un sépulcre!"
Le Voyage autour de ma chambre renferme toutes les notes, depuis la plus aiguë jusqu'à la plus grave. Le style clair, simple, facile, élégant semble couler de source, malgré une certaine dose de malice qui en relève le goût.
 
"Cette fantaisie spirituelle à la manière de Sterne, dit N. David, repose du génie, trop souvent inaccessible à la moyenne des intelligences. " 
C'est, en effet, comme les Nouvelles genevoises de Topffer, une des plus charmantes récréations que nous connaissions. Xavier de Maistre se trouve un conteur gracieux, délicat et touchant, sans y avoir visé. Il écrit par hasard; il communique son manuscrit à son frère, lui laisse le soin d'en faire ce qu'il jugera à propos, se soumet d'avance et les yeux fermés à sa décision, à ses censures, et se trouve un beau matin avoir acquis à côté de ce frère une humble gloire tout à fait distincte, qui rejaillit à son tour sur celle même de son frère et semble en atténuer par un coin l'éclatante rigueur en lui communiquant quel que chose de son charme. Le rôle de cadet d'un grand écrivain est toujours embarrassant; Xavier de Maistre ne s'en est pas preoccupé; il a trouvé sa place par le naïf, le sensible et le charmant.

Expédition nocturne autour de ma chambre.
Nous ne dirons qu'un mot de l'Expédition nocturne autour de ma chambre, suite du Voyage. L'auteur n'est pas inférieur à lui-même dans cette nouvelle excursion; il s'amuse avec la même grâce qu'autrefois de ses propres idées; il séduit, il entraîne par l'aimable facilité de son esprit, les mouvements affectueux, l'inspiration naturelle et douce; mais, sans donner tout à fait raison au frère aîné qui voulait dissuader Xavier de Maistre de publier cette suite, nous dirons qui elle est moins naturelle que le Voyage, que parfois l'esprit cherche un peu trop à s'y contrer. (PL).
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Minuit

« L'horloge du clocher de Saint Philippe [église de Turin] sonna lentement minuit. Je comptai l'un après l'autre chaque tintement de la cloche, et le dernier m'arracha un soupir. « Voilà donc, me dis-je, un jour qui vient de se détacher de ma vie; et quoique les vibrations décroissantes du son de l'airain frémissent encore à mon oreille, la partie de mon voyage qui a précédé minuit est déjà tout aussi loin de moi que le voyage d'Ulysse ou celui de Jason. Dans cet abîme du passé, les instants et les siècles ont la même longueur; et l'avenir a-t-il plus de réalité? Ce sont deux néants entre lesquels je me trouve en équilibre comme sur le tranchant d'une lame. En vérité, le temps me paraît quelque chose de si inconcevable, que je serais tenté de croire qu'il n'existe réellement pas, et que ce qu'on nomme ainsi n'est autre chose qu'une punition de la pensée. »

Je me réjouissais d'avoir trouvé cette définition du temps, aussi ténébreuse que le temps lui-même, lorsqu'une autre horloge sonna minuit, ce qui me donna un sentiment désagréable. Il me reste toujours un fond d'humeur lorsque je me suis inutilement occupé d'un problème insoluble, et je trouvai fort déplacé ce second avertissement de la cloche à un philosophe comme moi. Mais j'éprouvai décidément un véritable dépit quelques secondes après, lorsque j'entendis de loin une troisième cloche, celle du couvent des Capucins, situé sur l'autre rive du Pô, sonner encore minuit, comme par malice.

Lorsque ma tante appelait une ancienne femme de chambre, un peu revêche, qu'elle affectionnait cependant beaucoup, elle ne se contentait pas, dans son impatience, de sonner une fois, mais elle tirait sans relâche le cordon de la sonnette jusqu'à ce que la suivante parût. « Arrivez donc, mademoiselle Branchet! » Et celle-ci, fâchée de se voir presser ainsi, venait tout doucement, et répondait avec beaucoup d'aigreur, avant d'entrer au salon : « On y va, madame, on y va. » Tel fut aussi le sentiment d'humeur que j'éprouvai lorsque j'entendis la cloche indiscrète des Capucins sonner minuit pour la troisième fois. « Je le sais, m'écriai je en étendant les mains du côté de l'horloge; oui, je le sais, je sais qu'il est minuit; je ne le sais que trop. »

C'est, il n'en faut pas douter, par un conseil insidieux de l'esprit malin, que les hommes ont chargé cette heure de diviser leurs jours. Renfermés dans leurs habitations, ils dorment ou s'amusent, tandis qu'elle coupe un des fils de leur existence; le lendemain, ils se lèvent gaiement, sans se douter le moins du monde qu'ils ont un jour de plus.

En vain la voix prophétique de l'airain leur annonce l'approche de l'éternité, en vain elle leur répète tristement chaque heure qui vient de s'écouler; ils n'entendent rien, ou, s'ils entendent, ils ne comprennent pas. O minuit... heure terrible!... Je ne suis pas superstitieux, mais cette heure m'inspira toujours une espèce de crainte, et j'ai le pressentiment que, si jamais je venais à mourir, ce serait à minuit. Je mourrai donc un jour? Comment! je mourrai? moi qui parle, moi qui me sens, et qui me touche, je pourrai mourir? J'ai quelque peine à le croire; car enfin, que les autres meurent, rien n'est plus naturel: on voit cela tous les jours; on les voit passer, on s'y habitue; mais mourir soi-même! mourir en personne! c'est un peu fort. Et vous, messieurs, qui prenez ces réflexions pour du galimatias, apprenez que telle est la manière de penser de tout le monde, et la vôtre à vous-mêmes. Personne ne songe à mourir. S'il existait une race d'hommes immortels, l'idée de la mort les effrayerait plus que nous.

Il y a là-dedans quelque chose que je ne m'explique pas. Comment se fait-il que les hommes, sans cesse agités par l'espérance et par les chimères de l'avenir, s'inquiètent si peu de ce que cet avenir leur offre de certain et d'inévitable? Ne serait-ce point la nature bienfaisante elle-même qui nous aurait donné cette heureuse insouciance, afin que nous puissions remplir en paix notre destinée? Je crois en effet que l'on peut être fort honnête homme sans ajouter aux maux réels de la vie cette tournure d'esprit qui porte aux réflexions lugubres, et sans se troubler l'imagination par de noirs fantômes. Enfin, je pense qu'il faut se permettre de rire, ou du moins de sourire, toutes les fois que l'occasion innocente s'en présente.

Ainsi finit la méditation que m'avait inspirée l'horloge de Saint Philippe. Je l'aurais poussée plus loin, s'il ne m'était survenu quelque scrupule sur la sévérité de la morale que je venais d'établir. Mais, ne voulant pas approfondir ce doute, je sifflai l'air des Folies d'Espagne, qui a la propriété de changer le cours de mes idées lorsqu'elles s'acheminent mal. L'effet en fut si prompt, que je terminai sur le champ ma promenade.  »
 

(X. de Maistre, Expédition nocturne autour de ma chambre).
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