A quoi tiennent les destins d'un empire « LA REINE ANNE STUART, à Bolingbroke qui s'approche d'elle et la salue respectueusement. Dans tout autre moment, Bolingbroke, je vous recevrais avec plaisir, car, vous le savez, j'en ai toujours à vous voir... mais aujourd'hui et pour la première fois... BOLINGBROKE Je viens pourtant vous parler des plus chers intérêts de l'Angleterre... et le départ du marquis de Torcy... LA REINE, se levant. Ah! je m'en doutais!... et c'est justement là ce que je craignais. Je sais, Bolingbroke, tout ce que vous allez me dire... J'apprécie vos motifs et vous en remercie... Mais, voyez-vous, ce serait inutile; les passeports du marquis vont être signés... BOLINGBROKE Ils ne le sont pas encore! Et, s'il part, c'est la guerre plus terrible que jamais, c'est une lutte qui n'aura pas de terme... et, si vous daigniez seulement m'écouter... LA REINE Tout est arrangé et convenu... J'ai donné ma parole... S'il faut même vous le dire... j'attends la duchesse pour cette signature... Elle va venir à trois heures et, si elle vous trouvait ici... BOLINGBROKE Je comprends... LA REINE Ce seraient de nouvelles scènes... de nouvelles discussions... que je ne serais pas en état de supporter... Et vous, Bolingbroke, dont je connais le dévouement.., vous qui êtes pour moi un ami véritable... BOLINGBROKE Vous m'éloignez... vous me congédiez pour accueillir une ennemie!... Pardon, madame! Je vais céder la place à la duchesse... Mais l'heure où elle doit venir n'a pas encore sonné. Accorderez-vous au moins à mon zèle et à ma franchise le peu de minutes qui nous restent?... Je ne vous imposerai pas la fatigue de me répondre... vous n'aurez que celle de m'écouter. (La reine qui était près de son fauteuil s'y laisse tomber et s'assied. - Regardant la pendule). Un quart d'heure, madame, un quart d'heure!... c'est tout ce qui m'est laissé pour vous peindre la misère de ce pays, son commerce anéanti, ses finances détruites, sa dette augmentant chaque jour, le présent dévorant l'avenir... et tous ces maux provenant de la guerre... d'une guerre inutile à notre honneur et à nos intérêts... Ruiner l'Angleterre pour agrandir l'Autriche... payer des impôts pour que l'empereur soit puissant et le prince Eugène glorieux... continuer une alliance dont ils profitent seuls... Oui, madame... si vous ne croyez pas à mes paroles, s'il vous faut des faits positifs, savez-vous que la prise de Bouchain, dont les alliés ont eu tout l'honneur, a coûté sept millions de livres sterling à l'Angleterre? LA REINE Permettez, mylord!... BOLINGBROKE, continuant. Savez-vous qu'à Malplaquet nous avons perdu trente mille combattants et que, dans leur glorieuse défaite, les vaincus n'en ont perdu que huit mille? Et si Louis XIV eût résisté à l'influence de Mme de Maintenon, qui est sa duchesse de Malborough à lui; si, au lieu de demander aux salons de Versailles un duc de Villeroi pour commander ses armées, Louis XIV eût interrogé les champs de batailles et choisi Vendôme ou Catinat... savez-vous ce qui serait arrivé à nous et à nos alliés?... Seule, contre tous, la France en armes tient tête à l'Europe et, bien commandée, elle lui commande. Nous l'avons vu et peut-être le verrions-nous encore : ne l'y contraignons pas! LA REINE Oui, Bolingbroke, oui, vous qui voulez la paix... vous avez peut-être raison... mais je ne suis qu'une faible femme et, pour arriver à ce que vous me proposez... il faut un courage que je n'ai pas... Il faut se décider entre vous et des personnes qui, elles aussi, me sont dévouées... BOLINGBROKE, s'animant. Qui vous trompent... je vous le jure... je vous le prouverai. LA REINE Non... non... laissez-moi l'ignorer!... Il faudrait encore s'irriter.., en vouloir à quelqu'un... Je ne le puis... BOLINGBROKE, à part. Oh! qu'attendre d'une reine qui ne sait même pas se mettre en colère? (haut) Quoi! Madame, s'il vous était démontré d'une manière évidente, irrécusable, qu'une partie de nos subsides entre dans les coffres du duc de Malborough et que c'est là le motif qui lui fait continuer la guerre... LA REINE, écoutant et croyant entendre la duchesse. Silence!... J'ai cru entendre... Partez, Bolingbroke... On vient. BOLINGBROKE Non madame... (continuant avec chaleur) Si j'ajoutais qu'un intérêt non moins vif et plus tendre fait redouter à la duchesse une paix fatale et gênante qui ramènerait le duc à Londres et à la cour... LA REINE Voilà ce que je ne croirai jamais... BOLINGBROKE Voilà cependant la vérité!... Et ce jeune officier qui tout à l'heure était ici... Arthur Masham, peut-être... pourrait vous donner de plus exacts renseignements... LA REINE, avec émotion. Masham... que dites-vous? BOLINGBROKE Qu'il est aimé de la duchesse. LA REINE, tremblante. Lui!... Masham!... BOLINGBROKE, prêt à sortir. Lui... ou tout autre, qu'importe? LA REINE, avec colère. Ce qu'il importe, dites-vous?... (Se levant vivement). Si l'on m'abuse, si l'on me trompe... si l'on met en avant les intérêts de l'État, quand il s'agit de caprices, d'intrigues ou d'intérêts particuliers... Non, non... Il faut que tout s'explique! Restez, mylord, restez; moi, la reine... je veux.., je dois tout savoir! (Elle va regarder du côté de la galerie de droite et revient). BOLINGBROKE, à part pendant ce temps. Est-ce que par hasard... le petit Masham?... O destins de l'Angleterre, à quoi tenez-vous! » (Scribe, extrait du Verre d'eau, acte 3, scène VI). |