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Timée, de Platon

Timée ou de la Nature est un dialogue de Platon. C'est est un essai de philosophie de la nature. La nature est pour Platon l'ensemble des êtres sujets à la naissance et au changement que nous percevons, non par l'intelligence, mais par les sens. Ces êtres sont si nombreux qu'il est nécessaire de les ranger sous des notions générales. C'est ainsi que se constituent la mécanique, la physique, la chimie et I'étude des êtres organisés. C'est dans le Timée que se trouve exposée la théorie des idées de Platon. 

Dans cet ouvrage, l'auteur, cherchant à expliquer la formation du monde, se demande d'abord quel est le caractère des choses réelles ou qu'est-ce que la nature. Platon, qui croyait à l'existence des idées, c'est-à-dire à l'existence de quelque chose d'un et d'immuable, et le regardait comme la base et la loi de ce qui naît et change sans cesse, définit l'univers. Or, ces êtres sont si nombreux et ont des caractères si divers, qu'il est nécessaire de les ranger sous quelques notions générales.

Partant de la détermination la plus simple, on peut considérer la matière sous le rapport du mouvement. On donne alors aux corps l'unité de forme; mais cette unité n'est qu'idéale, et ces corps sont toujours distincts les uns des autres. De cette manière on constitue la mécanique. Ensuite on peut considérer les corps comme existant d'une manière individuelle et manifestant leurs qualités, de telle sorte qu'on peut dire qu'un corps existe en soi. Cette nouvelle notion fonde la physique. Dans la physique, les corps, conservant leur individualité, forment des êtres particuliers qui ne s'identifient pas dans leurs différences. Au contraire, si les corps ne manifestent pas seulement leurs qualités, mais que, dans leurs rapports, ils perdent leurs propriétés primitives, alors se complète la vie de la nature inorganique et naît ce qu'on appelle la chimie. Enfin, les corps qui ont leurs parties distinctes, mais liées de manière qu'elles forment un ensemble harmonique en servant de but et de moyen à la fois, sont organisés et vivants; ils rentrent dans le domaine de l'organique.

Comme l'indique la division qu'il a adoptée, Platon a embrassé la nature dans toutes ses manifestations, et le sujet ainsi traité laisse peu à désirer sous le rapport de l'étendue. Si maintenant, entouré des richesses que la science a amassées et accumulées depuis deux mille ans, nous y trouvons de grandes lacunes et même des erreurs, il faut, pour être juste, se rappeler que Platon n'avait pas les mêmes secours; on s'étonnera alors que, dans cette disette de faits et d'observations, le philosophe ait pu élever un monument où se trouvent tant de vues toujours ingénieuses et souvent profondes. Le Timée est en effet, pour nous, le premier essai d'une philosophie de la nature, puisque les ouvrages d'Empédocle et d'Héraclite ne sont pas parvenus jusqu'à nous. On doit l'étudier avec une sorte de respect, quoiqu'il renferme certaines théories qui choquent et contredisent nos vues; mais celles de Platon sont souvent plus fondées qu'on ne pense.

Quant à la partie morale du Timée, nous ne nous y arrêterons pas; elle n'est qu'un accessoire, et Platon l'a développée dans des dialogues particulièrement consacrés à cette étude. Nous passerons donc immédiatement à l'exposition et à l'examen de la théorie des idées, qui est la partie capitale du Timée : Platon se pose quatre questions-: 1° Existe-t-il des idées? 2° Sur quoi a-t-on des idées? 3° Quelle est la nature des idées? 4° Comment les choses participent-elles aux idées?

Nulle part Platon n'établit l'existence des idées d'une manière irréfragable; il se contente d'admettre l'existence de quelque chose de bon, de beau, d'égal en soi, connue si c'était une vérité primitive aperçue distinctement de tout le monde. Dans le Timée, il avance que les choses sensibles sont aperçues par les sens, et que les vérités absolues sont aperçues par l'intelligence, mais sans démontrer qu'il y a quelque chose d'absolu qui a existé avant et existera après les choses sensibles et passagères. Néanmoins, il ajoute que c'est une volonté qui a tout ordonné, le Démiurge.

Après avoir établi l'existence des idées, il faut chercher quel est l'objet de ces idées. Y a-t-il seulement des idées de la justice, de la beauté et des êtres vivants, tels que l'humain, la plante, l'animal, et n'y en a-t-il pas des choses qui semblent méprisables, comme la poussière, un cheveu, un brin de paille? Lorsqu'on admet un modèle supérieur, il faut aussi admettre qu'il a servi à faire ou à arranger tout ce qui existe, les choses les plus petites ou les plus viles, comme les plus grandes et les plus précieuses. D'ailleurs, sous le rapport de l'existence, toutes ces vaines distinctions s'effacent : il n'y a rien de petit dans l'univers; tout y a sa place, son rang et son utilité. Il faut donc reconnaître des idées pour l'âme comme pour le corps, pour les parties comme pour le tout, pour les rapports, les vertus et en général pour tout ce qui renferme un principe d'existence ou d'action. En effet s'il y avait une seule chose qui fui indépendante de son idée, elle subsisterait par elle-même, et dès lors il n'y aurait plus rien d'absolu ou il y aurait deux absolus, ce qui est contradictoire. Platon nie l'idée du mal, parce qu'il n'existe pas en lui-même; ce n'est que le non être, la négation du bien, et par conséquent la négation de l'idée ou au moins une tendance à sa destruction dans l'ordre réel.

Quant à la nature de l'idée, il résulte de ce qui précède qu'elle ne peut être qu'une cause intellectuelle, qui non seulement pense ce qui fait l'objet de sa pensée, mais qui de plus le réalise dans le monde tel qu'il existe. L'idée n'est donc pas seulement une conception générale de notre esprit, et elle ne réside pas seulement dans notre âme; la nature entière serait idéalisée et n'aurait de beauté et d'existence que dans notre pensée, où tout vivrait. Mais il est absurde de croire que la pierre vit dans notre âme et que c'est là sa seule manière d'exister. L'existence réelle et l'existence spirituelle sont deux existences distinctes, dont l'une représente ce qui est dans l'autre, mais ne se confond pas avec elle. La nature a ses lois et son existence, et il ne faut pas vouloir élever l'homme sur ses ruines comme on le fait dans l'idéalisme subjectif. D'un autre côté, si l'idée était dans les choses individuelles, elle serait alors divisée et séparée d'elle-même, ce qui est impossible.

Ces considérations conduisent naturellement à l'étude de la quatrième question comment l'idée existe-t-elle dans les choses ou, pour employer les mots mêmes de Platon, comment les choses participent-elles aux idées? Les choses participent aux idées en recevant d'elles l'être et la forme, et les idées sont des causes intellectuelles qui peuvent être partout présentes, parce que telle est la nature de l'esprit; comme notre volonté, dans une sphère inférieure, peut être présente en différents lieux et faire exécuter plusieurs mouvements sans prendre part elle-même personnellement au mouvement.

Dans cette théorie, l'idée est donc supérieure à la pensée de l'homme et aux différentes substances que renferme l'univers, et ce qui la distingue principalement, c'est son unité et son indépendance de tout ce qui existe. Voici comment Platon établit que cette unité absolue n'a rien de commun avec les existences connues : d'abord elle ne saurait être un tout ni avoir des parties, puisqu'il n'y a pas de pluralité dans l'unité. Il suit de là qu'elle n'a non plus ni commencement, ni milieu, ni fin, étant elle-même le commencement de toutes choses, puisqu'elle les produit; leur milieu, puisque tous les êtres y viennent puiser la vie comme à leur centre, et la fin de tous les êtres, puisqu'elle est l'objet de leurs désirs.

Si l'unité n'a ni commencement, ni milieu, ni fin, elle est sans limites, et par conséquent infinie. Mais alors elle est également sans forme, car la forme naît du développement d'une force quelconque, qui se produit toujours, en ligne droite ou en ligne circulaire, d'une manière spontanée ou d'une manière réfléchie. Mais la ligne droite et la ligne circulaire ont des parties, puisqu'elles ont un centre et des extrémités; or, l'unité n'a pas de parties, elle n'a donc pas de forme.

Si telle est sa nature, elle n'existe ni en elle-même ni en autre chose. Elle n'existe pas dans une autre chose, sinon elle en dépendrait comme de son principe. Or, n'ayant ni commencement ni fin, elle ne saurait dépendre de quoi que ce fût. Par la même raison, elle n'existe pas en elle-même; car exister en soi-même, c'est avoir en soi le principe ou la cause de ses actes et de ses déterminations; mais l'unité, étant une et infinie, ne peut rien se donner ni rien acquérir. N'existant ni en elle-même ni en autre chose, l'unité ne possède aucune espèce de mouvement et cependant n'est pas en repos, le repos et le mouvement étant les attributs de la force et du fini.

L'unité ne saurait avoir d'identité et de diversité, soit par rapport à elle-même, soit par rapport aux autres choses. Le caractère distinctif de l'unité étant l'immutabilité, elle ne saurait en aucune façon se différencier elle-même. De même elle ne peut être identique à quelque autre chose, sinon elle ne serait plus l'unité absolue.

Mais ce qui est bien plus délicat à comprendre, c'est que l'unité n'est pas autre que quelque chose d'autre, et cependant cette proposition est aussi vraie que les précédentes. En effet, si l'unité était autre que quelque chose d'autre, elle la serait par essence ou par participation. Si elle était autre parce qu'elle participerait à l'autre, elle cesserait encore d'être une unité absolue par cette participation même qui lui imposerait une dépendance. Elle n'est pas non plus essentiellement l'autre ou le principe de différence; car, en tant qu'absolue, l'unité n'est pas l'ath'e, ce qui exprime toujours quelque chose de relatif ou de dépendant.

De ce qui précède la conclusion est facile à tirer pour ceux qui ont pu suivre ce dédale d'abstractions : l'unité n'est dans aucun rapport de dépendance avec les autres choses, et si elle s'en distingue, ce ne peut être que par le principe qui distingue les choses entre elles. Or, ce principe consiste essentiellement dans la force, dont la notion implique celle d'effort et d'acte et, par suite, celle de distinction, puisque toute force ne peut devoir son acte qu'à elle-même, et, par là, elle doit se distinguer de toute autre force. Rien de semblable ne peut se trouver dans l'unité qui n'a pas besoin d'agir ou de vouloir pour être et pour se distinguer, mais qui est parce que sa nature est d'être, et qui par conséquent est bien supérieure à la force.

Bien que l'unité ne puisse différer de quelque chose d'autre, pour ne pas tomber dans le relatif, il faut cependant qu'il existe un principe qui, sans introduire la diversité dans le sein de l'unité, puisse enfanter la multiplicité extérieure ou visible. Si l'unité est tellement une qu'elle ne soit qu'une unité et rien de plus, la pluralité devient impossible et tout vu s'abîmer dans une unité stérile, qui ne serait plus qu'une abstraction impuissante; mais la vraie unité, c'est la pensée qui, en se pensant, pense encore autre chose, c'est-à-dire engendre les idées qui expriment les natures des êtres; et, quoique les idées soient autres que l'unité, elles ne sont pourtant pas autre chose. Les idées se trouvant identifiées avec l'essence divine et forment avec elle une unité parfaite, on ne peut pas dire que l'unité soit identique à elle-même, parce que la nature de l'identité et celle de l'unité sont différentes, et que, lorsqu'une chose devient identique à une autre sous quelque rapport, elle ne devient pas une pour cela. L'identité est l'image de l'unité absolue; mais elle n'est pas cette unité, et elle appartient aux essences revêtues d'accidents réels, quelles peuvent perdre sans changer de nature.

Si l'unité n'a ni différence ni identité par rapport à elle-même et par rapport aux autres choses, elle ne peut avoir de rapports de ressemblance et de dissemblance, d'égalité ou d'inégalité, ni avec elle-même ni avec les autres choses.

De tout ce qui précède, il suit que l'unité n'existe pas dans le temps et que, par conséquent, elle n'est pas. En tant qu'unité, elle n'est pas susceptible de plus ni de moins; elle n'est égale ni à elle-même ni aux autres choses, et par conséquent elle n'est pas sujette au temps et n'éprouve aucune succession cession ni par rapport à elle-même ni par rapport aux autres choses. Or, si l'unité ne participe pas au temps, il s'ensuit qu'elle ne devient pas et qu'elle n'est pas, qu'elle n'a pas été et qu'elle ne sera pas; il s'ensuit encore qu'elle ne participe pas à l'être, puisque tout ce qui est existe dans le temps. Voici donc l'unité dépouillée de l'être, et il semble bien, d'après cela, qu'elle n'est qu'une unité abstraite, vide de toute perfection; mais il faut faire attention qu'il s'agit ici de l'existence temporelle, dont les actes sont successifs, ainsi que les perfections, existence incompatible avec l'unité absolue. 

Platon a donc vu que l'unité absolue était au-dessus de l'existence temporelle, mais il n'a pas résolu la question entièrement; il ne s'est pas expliqué sur la nature de cette idée et n'a pas dit si elle était esprit. Toutefois, en dépouillant l'unité de tous les attributs de l'existence réelle; qui la feraient changer, il n'en a pas fait une chimère. Elle n'a pas, d'après lui, besoin de passer dans la nature pour se donner de la vie et de la réalité, ni de créer une infinité de contradictions pour arriver à ce but; mais seule, vivant en elle-même, parce qu'elle est parfaite, si elle crée ou du moins arrange l'univers, c'est par bonté et non par une imperfection de nature; si elle rentre dans l'humanité, c'est pour l'élever et la réconcilier avec elle et non pour arriver à la connaissance de soi-même. Sans doute, dans cette théorie, Platon n'a ni connu ni développé toutes les perfections de l'idée, mais il a deviné qu'il devait y avoir un modèle de ce monde périssable. 

Tel est le point de vue d'où Platon a plané sur le monde pour en expliquer la formation et les merveilles. Malgré  l'insuffisance de ses hypothèses, il faut reconnaître qu'elles portent empreinte du génie et que ses erreurs viennent surtout de l'étendue de son sujet, qui ne lui a pas permis de pénétrer à fond dans tous les détails. Lorsqu'en lisant le Timée, on reste sous le charme de cette langue admirable, que lui seul a su parler, on demeure comme ébloui, devant la manière dont il est parvenu à rendre une des questions les plus ardues de la philosophie aussi attrayante que la récitation d'une belle tragédie. Les interlocuteurs de ce dialogue, Socrate, Critias, Timée et Hermocrate, sont bien réellement des hommes et non des raisonnements personnifiés. (PL).

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