| Ruy Blas est un drame en cinq actes et en vers, de Victor Hugo (théâtre de la Renaissance, 8 novembre 1836). Entre Hernani et Ruy Blas deux siècles de l'Espagne sont encadrés; deux grands siècles, pendant lesquels il a été donné à la descendance de Charles-Quint de dominer le monde; deux siècles que la Providence, chose remarquable, n'a pas voulu allonger d'une heure, car Charles-Quint naît en 1500 et Charles II meurt en 1700. En 1700 Louis XIV héritait de Charles-Quint, comme en 1800 Napoléon héritait de Louis XIV. Ces grandes apparitions de dynasties qui illuminent par moments l'histoire sont pour l'auteur un beau et mélancolique spectacle sur lequel ses yeux se fixent souvent. Il essaye parfois d'en transporter quelque chose dans ses oeuvres. Ainsi il a voulu remplir Hernani du rayonnement d'une aurore et couvrir Ruy Blas des ténèbres d'un crépuscule. Dans Hernani, le soleil de la maison d'Autriche se lève; dans Ruy Blas, il se couche. Ruy Blas est un laquais, mais un laquais un peu à la façon de Gil Blas ou de J.-J. Rousseau. Comme ce dernier, il pourrait au besoin traduire une devise écrite en latin et indéchiffrable pour son maître. Orphelin, par pitié nourri dans un collège, il a pu s'approprier quelques miettes d'instruction; puis la porte de l'école s'étant fermée derrière lui, il s'est demandé ce qu'il allait faire et, après avoir essayé de tous les métiers, se trouvant sans pain, s'est résigné à se faire valet. ...La faim est une porte basse; Et, par nécessité, lorsqu'il faut qu'il y passe, Le plus grand est celui qui se courbe le plus. Ruy Blas est le laquais de don Salluste, marquis de Finlas, grand d'Espagne, hier encore ministre tout-puissant, entre Charles II, un roi imbécile, et la reine doña Maria de Neubourg, qui est presque une jeune fille. Mais don Salluste, en un instant, vient de voir s'écrouler autour de lui charges, honneurs, dignités, crédit, il est disgracié; il est envoyé en exil, son règne est passé. Pourquoi cela? Pour peu de chose; il a séduit une suivante de la reine et il a refusé d'épouser la pauvre enfant séduite. Mais en quittant la cour il rêve au moyen de se venger ; il s'écrie: Oh! mais je vais construire, et sans en avoir l'air, Une sape profonde, obscure et souterraine. Oh! je me vengerai! Comment? je ne sais pas. Mais je veux que ce soit effrayant!... En quelques minutes, il a combiné un plan et préparé le piège. D'abord, il songe à employer un de ses parents, don César de Bazan, comte de Garofa, tombé dans la misère et réduit à s'affilier à une bande de voleurs. II le fait venir au palais; mais la fierté de don César se révolte dès qu'il apprend qu'il doit servir à faire tomber une femme. -- Les deux cousins « DON SALLUSTE ...Don César, la sueur de la honte, Lorsque je pense à vous, à la face me monte. DON CÉSAR Bon. Laissez-la monter. DON SALLUSTE Notre famille... DON CÉSAR Non. Car vous seul à Madrid connaissez mon vrai nom. Ainsi ne parlons pas famille! DON SALLUSTE Une marquise Me disait l'autre jour en sortant de l'église - Quel est donc ce brigand qui, là-bas, nez au vent, Se carre, l'oeil au guet et la hanche en avant, Plus délabré que job et plus fier que Bragance, Drapant sa gueuserie avec son arrogance; Et qui, froissant du poing sous sa manche en haillons L'épée à lourd pommeau qui lui bat les talons, Promène, d'une mine altière et magistrale, Sa cape en dents de scie et ses bas en spirale? DON CÉSAR, jetant un coup d'ail sur sa toilette. Vous avez répondu : c'est ce cher Zafari! DON SALLUSTE Non; j'ai rougi, monsieur. DON CÉSAR Eh bien! la dame a ri. Voilà. J'aime beaucoup faire rire les femmes. DON SALLUSTE Vous n'allez fréquentant que spadassins infâmes! DON CÉSAR Des clercs! des écoliers doux comme des moutons! DON SALLUSTE Partout on vous rencontre avec des Jeannetons! DON CÉSAR O Lucindes d'amour! ô douces Isabelles! Eh bien! sur votre compte on en entend de belles! Quoi! l'on vous traite ainsi, beautés à l'oeil mutin, A qui je dis le soir mes sonnets du matin! DON SALLUSTE Enfin, Matabolos, ce voleur de Galice Qui désole Madrid malgré notre police, Il est de vos amis! DON CÉSAR Raisonnons, s'il vous plaît. Sans lui j'irais tout nu, ce qui serait fort laid. Me voyant sans habit, dans la rue, en décembre, La chose le toucha. - Ce fat parfumé d'ambre, Le comte d'Albe, à qui l'autre mois fut volé Son beau pourpoint de soie... DON SALLUSTE Eh bien? DON CÉSAR C'est moi qui l'ai, Matabolos me l'a donné. DON SALLUSTE L'habit du comte! Vous n'êtes pas honteux? DON CÉSAR Je n'aurai jamais honte De mettre un bon pourpoint, brodé, passementé, Qui me tient chaud l'hiver et me fait beau l'été. - Voyez, il est tout neuf. - (Il entr'ouvre son manteau, qui laisse voir un superbe pourpoint de satin rose brodé d'or.) Les poches en sont pleines De billets doux au comte adressés par centaines. Souvent, pauvre amoureux, n'ayant rien sous la dent, J'avise une cuisine au soupirail ardent D'où la vapeur des mets aux narines me monte. Je m'assieds là. J'y lis les billets doux du comte. Et, trompant l'estomac et le coeur tour à tour, J'ai l'odeur du festin et l'ombre de l'amour! DON SALLUSTE Don César... DON CÉSAR Mon cousin, tenez, trêve aux reproches. Je suis un grand seigneur, c'est vrai, l'un de vos proches; Je m'appelle César, comte de Garofa; Mais le sort de folie en naissant me coiffa. J'étais riche, j'avais des palais, des domaines, Je pouvais largement renter les Célimènes. Bah! mes vingt ans n'étaient pas encor révolus Que j'avais mangé tout! Il ne me restait plus. De mes prospérités, ou réelles ou fausses, Qu'un tas de créanciers hurlant après mes chausses. Ma foi, j'ai pris la fuite et j'ai changé de nom. A présent, je ne suis qu'un joyeux compagnon, Zafari, que hors vous nul ne peut reconnaître. Vous ne me donnez pas du tout d'argent, mon maître; Je m'en passe. Le soir, le front sur un pavé, Devant l'ancien palais des comtes de Tevé, - C'est là, depuis neuf ans, que la nuit je m'arrête - Je vais dormir avec le ciel bleu sur ma tête. Je suis heureux ainsi. Pardieu, c'est un beau sort! Tout le monde me croit dans l'Inde, au diable, - mort. La fontaine voisine a de l'eau, j'y vais boire, Et puis je me promène avec un air de gloire. Mon palais, d'où jadis mon argent s'envola, Appartient à cette heure au nonce Espinola. C'est bien. Quand par hasard jusque-là je m'enfonce, Je donne des avis aux ouvriers du nonce Occupés à sculpter sur la porte un Bacchus. - Maintenant, pouvez-vous me prêter dix écus? DON SALLUSTE Écoutez-moi... DON CÉSAR, croisant les bras. Voyons à présent votre style. DON SALLUSTE Je vous ai fait venir, c'est pour vous être utile. César, sans enfants, riche et de plus votre aîné, Je vous vois à regret vers l'abîme entraîné; Je veux vous en tirer. Bravache que vous êtes, Vous êtes malheureux. Je veux payer vos dettes, Vous rendre vos palais, vous remettre à la cour Et refaire de vous un beau seigneur d'amour. Que Zafari s'éteigne et que César renaisse! Je veux qu'à votre gré vous puisiez dans ma caisse, Sans crainte, à pleines mains, sans soin de l'avenir. Quand on a des parents il faut les soutenir, César, et pour les siens se montrer pitoyable... (Pendant que don Salluste parle, le visage de don César prend une expression de plus en plus étonnée, joyeuse et confiante enfin il éclate.) DON CÉSAR Vous avez toujours eu de l'esprit comme un diable Et c'est fort éloquent ce que vous dites-là. - Continuez. DON SALLUSTE César, je ne mets à cela Qu'une condition. - Dans l'instant je m'explique. Prenez d'abord ma bourse. DON CÉSAR, empoignant la bourse, qui est pleine d'or. Ah ça! c'est magnifique! DON SALLUSTE Et je vous vais donner cinq cents ducats... DON CÉSAR, ébloui. Marquis DON SALLUSTE, continuant. Dès aujourd'hui... DON CÉSAR Pardieu, je vous suis tout acquis. Quant aux conditions, ordonnez. Foi de brave, Mon épée est à vous. Je deviens votre esclave, Et, si cela vous plaît, j'irai croiser le fer Avec don Spavento, capitan de l'enfer. DON SALLUSTE Non, je n'accepte pas, et pour cause, Votre épée. DON CÉSAR Alors quoi? Je n'ai guère autre chose. DON SALLUSTE, se rapprochant de lui et baissant la voix, Vous connaissez - et c'est en ce cas un bonheur - Tous les gueux de Madrid? DON CÉSAR Vous me faites honneur. DON SALLUSTE Vous en traînez toujours après vous une meute; Vous pourriez, au besoin, soulever une émeute, Je le sais. Tout cela peut-être servira. DON CÉSAR, éclatant de rire. D'honneur! vous avez l'air de faire un opéra. Quelle part donnez-vous dans l'oeuvre à mon génie? Sera-ce le poème ou bien la symphonie? Commandez : je suis fort pour le charivari. DON SALLUSTE, gravement. Je parle à don César et non à Zafari. (Baissant la voix de plus en plus.) Ecoute. J'ai besoin, pour un résultat sombre, De quelqu'un qui travaille à mon côté dans l'ombre Et qui m'aide à bâtir un grand événement. Je ne suis pas méchant, mais il est tel moment Où le plus délicat, quittant toute vergogne, Doit retrousser sa manche et faire la besogne. Tu seras riche, mais il faut m'aider sans bruit A dresser, comme font les oiseleurs la nuit, Un bon filet caché sous un miroir qui brille, Un piège d'alouette ou bien de jeune fille. Il faut, par quelque plan terrible et merveilleux, - Tu n'es pas, que je pense, un homme scrupuleux - Me venger! DON CÉSAR Vous venger? DON SALLUSTE Oui. DON CÉSAR De qui? DON SALLUSTE D'une femme. DON CÉSAR (Il se redresse et regarde fièrement don Salluste.) Ne m'en dites pas plus. Halte-là! - Sur mon âme, Mon cousin, en ceci voilà mon sentiment Celui qui, bassement et tortueusement, Se venge, ayant le droit de porter une lame, Noble, par une intrigue, homme, sur une femme, Et qui, né gentilhomme, agit en alguazil, Celui-là - fût-il grand de Castille, fût-il Suivi de cent clairons sonnant des tintamarres, Fût-il tout harnaché d'ordres et de chamarres, Et marquis, et vicomte, et fils des anciens preux - N'est pour moi qu'un maraud sinistre et ténébreux Que je voudrais, pour prix de sa lâcheté vile, Voir pendre à quatre clous au gibet de la ville! DON SALLUSTE César!... DON CÉSAR N'ajoutez pas un mot, c'est outrageant. (Il jette la bourse aux pieds de don Salluste.) Gardez votre secret, et gardez votre argent, Oh! je comprends qu'on vole et qu'on tue et qu'on pille, Que par une nuit noire on force une bastille, D'assaut, la hache au poing, avec cent flibustiers; Qu'on égorge estafiers, geôliers et guichetiers, Tous, taillant et hurlant, en bandits que nous sommes, Oeil pour oeil, dent pour dent, c'est bien! hommes contre hommes! Mais doucement détruire une femme! et creuser Sous ses pieds une trappe et contre elle abuser, Qui sait? de son humeur peut-être hasardeuse! Prendre ce pauvre oiseau dans quelque glu hideuse! Oh! plutôt qu'arriver jusqu'à ce déshonneur, Plutôt qu'être, à ce prix, un riche et haut seigneur, - Et je le dis ici pour Dieu qui voit mon âme, - J'aimerais mieux, plutôt qu'être à ce point infâme, Vil, odieux, pervers, misérable et flétri, Qu'un chien rongeât mon crâne au pied du pilori! DON SALLUSTE Cousin... DON CÉSAR De vos bienfaits je n'aurai nulle envie, Tant que je trouverai, vivant ma libre vie, Aux fontaines de l'eau, dans les champs, le grand air, A la ville un voleur qui m'habille l'hiver, Dans mon âme l'oubli des prospérités mortes, Et devant vos palais, monsieur, de larges portes Où je puis à midi, sans souci du réveil, Dormir la tête à l'ombre et les pieds au soleil! - Adieu donc. - De nous deux Dieu sait quel est le juste. Avec les gens de cour, vos pareils, don Salluste, Je vous laisse, et je reste avec mes chenapans. Je vis avec les loups, non avec les serpents. » (V. Hugo, extrait de Ruy Blas, acte I, scène II). | Don Salluste, en profond diplomate, ne laisse rien paraître de son désappointement. Quelques mots qu'il a surpris d'un entretien de don César avec Ruy Blas lui ont révélé ce qu'était celui-ci et que, entre autres particularités, son laquais était amoureux de la reine. Il ordonne à des alguazils de s'emparer de don César et de le jeter sur un navire en partance pour les Indes, couvre de son manteau les épaules de Ruy Blas et le présente à ses anis comme étant son cousin, don César de Bazan, que tout le monde avait depuis longtemps perdu de vue. Toutefois, en faisant subitement de son valet un grand seigneur, il prend à l'avance ses précautions et fait signer à Ruy Blas un billet par lequel celui-ci déclare être son laquais et devoir toujours exécuter fidèlement ses ordres. Puis, comme la reine va passer, il lui fait mettre son chapeau sur la tête, en qualité de grand d'Espagne, et l'envoie au baisemain. Et que m'ordonnez-vous, seigneur, présentement? lui demande Ruy Blas éperdu. De plaire à cette femme et d'être son amant, répond don Salluste en lui montrant du doigt la reine. Au second acte, doña Maria de Neubourg est assise au milieu de ses femmes, tenant dans sa main une broderie, mais ses doigts restent inactifs. Casilda, dit-elle tout à coup en se penchant vers sa suivante préférée, sa confidente, Casilda, Il est parti pourtant! je devrais être a l'aise. Eh bien, non! Ce marquis de Finias, il me pèse. ...Vrai! Casilda, c'est étrange, Ce marquis est pour moi comme le mauvais ange. L'autre jour, il devait partir le lendemain, Et, comme à l'ordinaire, il vint au baisemain; Tous les grands s'avançaient vers le trône à la file; Je leur livrai ma main, j'étais triste et tranquille, Regardant vaguement dans le salon obscur Une bataille au fond peinte sur un grand mur, Quand tout à coup, mon oeil se baissant vers la table, Je vis venir à moi cet homme redoutable! Sitôt que je le vis, je ne vis plus que lui. Il venait à pas lents, jouant avec l'étui D'un poignard dont parfois j'entrevoyais la lame, Grave et m'éblouissant de son regard de flamme. Soudain il se courba, souple et comme rampant... Je ventis sur ma main sa bouche de serpent! Casilda fait ses efforts pour chasser de l'esprit de la reine ce fantôme qui la poursuit sans cesse et l'absorbe comme un pressentiment; elle lui dit toute sorte d'enfantillages, elle lui conte toute sorte d'espiègleries, et bientôt les deux enfants causent et rient, et oublient ce marquis de Finias. Mais tout à coup doña Maria retombe en sa rêverie, et cette fois les jolies histoires de Casilda ne parviendront pas à l'en distraire. Ce n'est plus don Salluste qui occupe sa pensée. Un soir, sur son banc préféré du grand parc à hautes murailles où il lui est permis d'aller, seule, se promener, doña Maria trouva un bouquet de petites fleurs bleues, des fleurs de son pays d'Allemagne. Elle prit ces fleurs, et, comme quelqu'un venait, elle les cacha dans son sein. La nuit, les retrouvant près d'elle, elle rêva de l'inconnu qui avait cru pouvoir la rendre heureuse avec ce souvenir du passé; tous les jours suivants, elle a trouvé les mêmes fleurs à la même place, puis un billet caché dans le bouquet, puis un jour un morceau de dentelle taché de sang, ce qui lui fait conjecturer que son mystérieux amoureux s'est blessé en escaladant les murs. Tout à coup, la grande porte s'ouvre à deux battants et un huissier entre annonçant un message du roi. Du roi! Je suis sauvée! s'écrie la reine; .... Du fond de l'âme Je lui rends grâce; il a compris qu'en mon ennui J'avais besoin d'un mot d'amour qui vint de lui. " Madame, écrit Charles II, il fait grand vent et j'ai tué six loups. Signé : Carlos. " C'est tout; ce mot d'amour qu'elle espérait et qui l'aurait sauvée n'est pas du tout dans ce billet laconique du roi chasseur. En revanche, la reine reconnaît l'écriture de ce billet dicté par le roi au messager. Celui-ci, en outre, est blessé à la main, et la dentelle de sa manchette est semblable à celle dont la reine garde un morceau sur soit coeur. Elle retrouve en lui son inconnu, et c'est Ruy Blas; celui-ci s'aperçoit aussi que la reine l'aime. Sa fortune à la cour est rapide; sous le nom de don César de Bazan, le nouvel écuyer que le roi a envoyé à la reine est créé duc d'Olmedo; il a la Toison d'or, il est fait premier ministre. Il est plus que tout cela; doña Maria est devenue sa maîtresse, parce que, après s'être montré bon, il se fait voir grand; parce que, après avoir donné des fleurs à la reine, il veut pour elle sauver la monarchie espagnole qui s'écroulait sous son roi imbécile, et qui maintenant va renaître grâce à lui. Doña Maria s'écrie : ... Don César, je vous donne mon âme. Reine pour tous, pour vous je ne suis qu'une femme. Par l'amour, par le coeur, duc, je vous appartiens. Elle vient de l'entendre, dans le conseil des ministres, foudroyer d'une virulente apostrophe la vénalité et l'incapacité de ses collègues, indiquer les mesures à prendre pour relever l'Espagne de sa chute, montrer soutes les qualités d'un homme d'Etat. Lui-même ne se souvient plus que vaguement de ce qu'il était autrefois et vogue à pleines voiles vers les hautes destinées. Tout cela s'écroule d'un souffle. Maintenant que Ruy Blas est l'amant de la reine, le but de don Salluste est atteint, et l'ancien ministre, affublé d'une livrée de valet, vient apparaître, comme le spectre de Banco, à celui qui n'est que sa créature. Il le gourmande d'abord de sa sévérité de principes, de sa rudesse pour les grands qui ne faisaient que leur devoir en pillant l'Etat, le plaisante sur ses projets de régénération, lui démontre que cela sent son pédant et son petit génie et lui rappelle brutalement que, somme toute, il n'est que son très humble domestique. Sur ces entrefaites, le véritable don César de Bazan, échappé aux alguazils, revient à Madrid, est réduit à se promener sur les toits pour les éviter de nouveau et, dégringolant par un tuyau de cheminée, tombe précisément dans la petite maison de don Salluste, où celui-ci a donné à la fois rendez-vous à Ruy Blas et à la reine, en faisant parvenir à celle-ci un billet de son amant. Le vrai don César commence par gâter toutes les affaires de son faux homonyme; il mange le souper, empoche l'argent, donne. des signatures et s'étonne surtout du profond respect que tout le monde a pour lui dès qu'il se nomme. Il sert cependant à quelque chose; un vieil escogriffe, don Guritan, veut régler un ancien compte avec le premier ministre; l'aventurier l'embroche séance tenante pour lui prouver qu'il est le seul et le vrai don César de Bazan. Après cet intermède comique, le drame lugubre reprend son cours. Doña Maria arrive au rendez-vous, trompée par le billet que lui a fait parvenir don Salluste. Ruy Blas, qui voit le danger, veut la faire fuir; il n'est plus temps. Don Salluste se montre en disant de sa voix la plus grave : Madame de Neubourg n'est plus reine d'Espagne! Je vous trouve, écoutez, ne faisons pas de bruit, Seule avec don César, dans sa chambre, à minuit. Ce fait pour une reine étant public, en somme, Suffit pour annuler le mariage à Rome. Le saint-père en serait informé promptement; Mais on supplée au fait par le consentement. Tout peut rester secret ... ... Signez-moi cette lettre Au seigneur notre roi. Je la ferai remettre Par le grand écuyer au notaire mayor. Ensuite, une voiture où j'ai mis beaucoup d'or Est là. Partez tous deux sur-le-champ. Doña Maria va signer; Ruy Blas l'arrête :
Je m'appelle Ruy Blas et je suis un laquais. Ne signez pas, Madame! Don Salluste triomphe, mais il trouve que Ruy Blas a parlé un peu trop tôt; il fallait la laisser signer. Il n'en savoure pas moins sa vengeance, et s'adressant à la reine : Ah! vous m'avez cassé! Je vous détrône, moi! Ah! vous m'avez banni! Je vous chasse et m'en vante! Ah! vous m'avez pour femme offert votre suivante! Moi je vous ai donné mon laquais pour amant! C'en est trop; Ruy Blas, qui a décroché une épée à l'une des panoplies, se dresse derrière don Salluste : Vous venez lâchement d'insulter votre reine, s'écrie-t-il l'épée haute. II pousse don Salluste dans la pièce voisine, le tue et revient demander son pardon à la reine. "Jamais !" répond celle-ci, indignée d'avoir eu un laquais pour amant; Ruy Blas s'empoisonne et la reine est sauvée toute trace de cette mystérieuse aventure étant effacée par la mort de ces deux hommes. Ruy Blas fut représenté une trentaine de fois en 1838 sans grand succès; repris en 1872 à l'Odéon, ce drame provoqua au contraire un légitime enthousiasme. De tous ceux de Victor Hugo, c'est le plus invraisemblable, le plus violent, le plus chimérique, et c'est aussi celui qui remue le plus, tant le poète y a répandu de magnifiques effusions de passion et de lyrisme. "Qu'on me dise, dit Fr. Sarcey, pourquoi cette fable que l'on trouve si bizarre, si hors de tout sens, ne nous lâche plus aussitôt qu'elle s'est emparée de nous. Je ne dis pas qu'elle nous plaît, qu'elle nous enchante; non, mais elle nous maîtrise, elle nous subjugue, elle nous force à écouter; elle nous remplit malgré nous, malgré la révolte du bon sens effaré, d'admiration, de terreur et de pitié. Vous aurez beau vous récrier à chaque instant et vous dire : c'est un conte de fée que toute cette aventure; le poète se moque de notre crédulité, il nous prend pour des niais! Il faudra que vous alliez jusqu'au bout, haletants et secoués, par intervalles, de grands soubresauts d'admiration." Ajoutons que cette pièce de Victor Hugo a inspiré un opéra, livret de d'Ormeville,, musique de Marchetti; intitulé également Ruy Blas, et représenté avec un grand succès au théâtre de la Scala, à Milan, le 3 avril 1869. (PL). | |