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La Recherche
de l'absolu est un roman d'Honoré
de Balzac, qui, dans la Comédie Humaine,
est rangé dans les série des Etudes philosophiques.
Le premier projet de Balzac (Correspondance,
10 juin 1832) était d'écrire un Bernard Palissy, qu'il
jugeait une oeuvre facile à faire (ibid., juillet 1832),
et de minces proportions. Qu'il n'ait pas reçu à temps les
matériaux nécessaires (loc. cit.), cela explique le
retard de son oeuvre, mais non l'abandon, ou plutôt la transformation
du sujet. La vérité doit être qu'en se reportant aux
oeuvres de Palissy, Balzac a reconnu que celui-ci
n'était pas le grand chimérique, le chercheur d'absolu, que,
sur la foi d'une tradition imprécise, il s'était imaginé.
Palissy fut un ennemi de l'alchimie, des chercheurs
d'or, - un esprit vraiment positif. Balzac a dû éprouver de
cette découverte une surprise, et une gêne qui a peut-être
stérilisé cette sympathie d'imagination pour son héros,
si nécessaire à la création d'un type. (Balzac devait
épancher sa sympathie pour l'alchimie, et les connaissances qu'il
y avait acquises, dans la Confidence des Ruggieri, en 1836).
Mais Palissy même l'a fait réfléchir;
- le sujet provisoirement abandonné a vécu, s'est développé
dans la pensée de Balzac, et, suivant son penchant à reproduire
l'état contemporain des questions, à agir sur l'actuel (penchant
qui éloigne Balzac des restitutions historiques), le sujet s'est
modernisé. Un conte sur Palissy aurait
tout au plus fait pendant au Chef-d'Oeuvre inconnu, où Balzac,
en juillet-août 1831, avait très fortement analysé
l'hallucination développée chez un artiste par l'intensité
avec laquelle il conçoit son idéal; - La Recherche de
l'Absolu va prendre l'ampleur des plus grandes oeuvres. Rien d'ironique
dans la manière dont Balzac parlera ici de la science (à
l'inverse de La Peau de Chagrin);
de même que Le Médecin de Campagne
est une réparation du scepticisme politique de La Peau de Chagrin,
La Recherche de l'Absolu en est une du scepticisme
scientifique où se plaisait Balzac en 1831.
-
"Allons,
gamins, respect à un grand homme!"
(La
Recherche de l'absolu).
Balthazar Claes est un vrai savant, non
un pur rêveur. C'est l'ancien élève de Lavoisier.
Son seul tort est de s'obstiner prématurément à la
poursuite d'un idéal que la science, selon Balzac, ne déclarerait
pas à jamais inaccessible. Au fond, Balzac est pour Balthazar Claes.
En Palissy, la légende ne nous laisse
guère voir que le martyr; - Balzac a peint Claes martyr de sa pensée,
mais bourreau à son tour de sa femme et de ses enfants.
Balzac a greffé sur le sujet principal
un sujet primitivement conçu comme indépendant (Correspondance,
1er septembre 1832, Les Amours d'une
laide). Mme Claes est difforme, mais si belle de beauté morale
que Balthazar l'a passionnément aimée. Ici l'étude
d'un amour conjugal, troublé par la chimère qui, vers la
cinquantaine, s'empare de l'esprit du mari. Mme Claes est jalouse de la
science qui lui enlève le coeur de son mari, comme l'est Pauline
du Dieu de Polyeucte, qu'elle ne peut concevoir. Et puis Claes se
ruine en machines et en produits chimiques; il compromet l'avenir de ses
enfants. D'où, chez sa femme, lutte entre l'amour conjugal et l'instinct
maternel, qui finalement succombe, au milieu des tortures et des angoisses.
Mme Claes mourra de chagrin.
Balzac a compris combien la passion
d'absolu, ravageant l'esprit de Claes, prendrait
de relief dans un milieu traditionnel très fortement déterminé.
Claes est d'une vieille famille flamande, de Douai
: sa manie suffit pour anéantir les trésors matériels
et moraux accumulés par dix générations, qui n'ont
eu d'autre idéal que de se continuer l'une l'autre. Donc, violent
contraste entre l'individualisme maladif de Claes et le caractère
sacré des choses traditionnelles.
On devine comment Balzac a pu placer ici
l'histoire très précise de la ruine d'une famille (genre
de sujets qu'il aimait), - mais aussi de la reconstitution d'une fortune.
Mme Claes morte, sa fille Marguerite se révèle : c'est une
jeune fille de tête; une idylle amoureuse, dont elle est l'héroïne,
atténue ce que son caractère aurait eu d'un peu raide. C'est
elle qui, dans la lutte tragique entreprise contre son père, triomphe;
elle assure l'avenir de ses frères et de sa soeur, neutralise pendant
quelque temps l'action de son père en l'envoyant, grâce au
crédit de la famille, gérer une lointaine Recette générale.
Balthazar rentrera chez lui, se réhabilitera, semblera guéri
: mais quand Marguerite, mariée, l'aura laissé seul quelque
temps, sa passion le reprendra, et pour la seconde fois il consommera sa
ruine personnelle.
-
"
Marguerite, il me faut cet or! ". (La Recherche de l'absolu).
Balzac a peint avec une grande puissance
la dégradation morale produite dans un beau caractère par
une idée fixe. Le contraste de l'avilissement de Balthazar avec
la grandeur secrète qu'il tient de son désir démesuré,
voilà le thème essentiel du roman.
On ne peut insister ici sur le soin extrême
avec lequel est rédigée la partie proprement chimique de
l'oeuvre. Balzac consulta des savants, membres de l'Académie des
sciences, lut Berzélius, refondit plusieurs
fois son texte. Le dispositif des expériences de Claes est aussi
conforme qu'on pouvait le souhaiter à l'état contemporain
de la science; son esprit chimérique est nourri des résultats
atteints par la chimie de 1830. Balzac a
d'ailleurs été sobre en exposés scientifiques, ou
pseudo-scientifiques; il n'y a guère consacré plus de huit
ou dix pages. (J. Merlant).
-
Le chercheur
d'absolu
«
Balthazar Claes se montra tout à coup, fit quelques pas, ne regarda
pas cette femme, ou, s'il la regarda, ne la vit pas, et resta tout droit
au milieu du parloir en appuyant sur sa main droite sa tête légèrement
inclinée. Une horrible souffrance à laquelle cette femme
ne pouvait s'habituer, quoiqu'elle revînt fréquemment chaque
jour, lui étreignit le coeur, dissipa son sourire, plissa son front
brun entre les sourcils, vers cette ligne que creuse la fréquente
expression des sentiments extrêmes; ses yeux se remplirent de larmes,
mais elle les essuya soudain en regardant Balthazar. Il était impossible
de ne pas être profondément impressionné par ce chef
de la famille Claes. Jeune, il avait dû ressembler au sublime martyr
qui menaça Charles-Quint de recommencer Artevelde; mais, en ce moment,
il paraissait figé de plus de soixante ans, quoiqu'il en eût
environ cinquante, et sa vieillesse prématurée avait détruit
cette noble ressemblance. Sa haute taille se voûtait légèrement,
soit que ses travaux l'obligeassent à se courber, soit que l'épine
dorsale se fût bombée sous le poids de sa tête. Il avait
une large poitrine, un buste carré; mais les parties inférieures
de son corps étaient grêles, quoique nerveuses; et ce désaccord
dans une organisation évidemment parfaite autrefois intriguait l'esprit,
qui cherchait à expliquer par quelque singularité d'existence
les raisons de cette forme fantastique Son abondante chevelure blonde,
peu soignée, tombait sur ses épaules à la manière
allemande, mais dans un désordre qui s'harmonisait avec la bizarrerie
générale de sa personne. Son large front offrait, d'ailleurs,
les protubérances dans lesquelles Gall a placé les mondes
poétiques. Ses yeux, d'un bleu clair et riche, avaient la vivacité
brusque que l'on a remarqué chez les grands chercheurs de causes
occultes. Son nez, sans doute parfait autrefois, s'était allongé,
et les narines semblaient s'ouvrir graduellement de plus en plus par une
involontaire tension des muscles olfactifs. Les pommettes velues saillaient
beaucoup, ses joues déjà flétries en paraissaient
d'autant plus creuses; sa bouche, pleine de grâce, était resserrée
entre le nez et un menton court, brusquement relevé. La forme de
sa figure était cependant plus longue qu'ovale; aussi le système
scientifique qui attribue à chaque visage humain une ressemblance
avec la face d'un animal a eût-il trouvé une preuve de plus
dans celui de Balthazar Claes, que l'on aurait pu comparer à une
tête de cheval. Sa peau se collait sur ses os, comme si quelque feu
secret l'eût incessamment
desséchée;
puis, par moments, quand il regardait dans l'espace comme pour y trouver
la réalisation de ses espérances, on eût dit qu'il
jetait par ses narines la flamme qui dévorait son âme. Les
sentiments profonds qui animent les grands hommes respiraient dans ce pâle
visage fortement sillonné de rides, sur ce front plissé comme
celui d'un vieux roi plein de soucis, mais surtout dans ces yeux étincelants
dont le feu semblait également accru par la chasteté que
donne la tyrannie des idées, et par le foyer intérieur d'une
vaste intelligence. Les yeux, profondément enfoncés dans
leurs orbites, paraissaient avoir été cernés uniquement
par les veilles et par les terribles réactions d'un espoir toujours
déçu, toujours renaissant. Le jaloux fanatisme qu'inspirent
l'art ou la science se trahissait encore chez cet homme par une singulière
et constante distraction dont témoignaient sa mise et son maintien,
en accord avec la magnifique monstruosité de sa physionomie. Ses
larges mains poilues étaient sales, ses longs ongles avaient à
leurs extrémités des lignes noires très foncées.
Ses souliers ou n'étaient pas nettoyés ou manquaient de cordons.
De toute sa maison, le maitre seul pouvait se donner l'étrange licence
d'être si malpropre. Son pantalon de drap noir plein de taches, son
gilet déboutonné, sa cravate mise de travers et son habit
verdâtre toujours décousu complétaient un fantasque
ensemble de petites et de grandes choses, qui, chez tout autre, eût
décelé la misère qu'engendrent les vices, mais qui,
chez Balthazar Claes, était le négligé du génie.
Trop souvent le vice et le génie produisent des effets semblables,
auxquels se trompe le vulgaire. Le génie n'est-il pas un constant
excès qui dévore le temps, l'argent, le corps, et qui mène
à l'hôpital plus rapidement encore que les passions mauvaises?
Les hommes paraissent même avoir plus de respect pour les vices que
pour le génie, car ils refusent de lui faire crédit. Il semble
que les bénéfices des travaux secrets du savant soient tellement
éloignés, que l'état social craigne de compter avec
lui de son vivant; il préfère s'acquitter en ne lui pardonnant
pas sa misère ou ses malheurs. Malgré
son
continuel oubli du présent, si Balthazar Claes quittait ses mystérieuses
contemplations, si quelque intention douce et sociable ranimait ce visage
penseur, si ses yeux fixes perdaient leur éclat rigide pour peindre
un sentiment, s'il regardait autour de lui en revenant à la vie
réelle, il était difficile de ne pas rendre involontairement
hommage à la beauté séduisante de ce visage, à
l'esprit gracieux qui s'y peignait. Aussi, chacun, en le voyant alors,
regrettait-il que cet homme n'appartînt plus au monde, en disant
: « Il a dit être bien beau dans sa jeunesse! » Erreur
vulgaire! Jamais Balthazar Claes n'avait été plus poétique
qu'il ne l'était en ce moment. Lavater aurait voulu certainement
étudier cette tête pleine de patience, de loyauté flamande,
de moralité candide, où tout était large et grand,
ont la passion semblait calme parce qu'elle était forte. Les moeurs
de cet homme devaient être pures, sa parole était sacrée,
son amitié semblait constante, son dévouement eût été
complet; mais le vouloir qui emploie ces qualités au profit de la
patrie, du monde ou de la famille, s'était porté fatalement
ailleurs. Ce citoyen, tenu de veiller au bonheur d'un ménage, de
gérer une fortune, de diriger ses enfants vers un bel avenir, vivait,
en dehors (de ses devoirs et de ses affections, dans le commerce de quelque
génie familier. A un prêtre il eût parti plein de la
parole de Dieu, un artiste l'eût salué comme un grand maître,
un enthousiaste l'eût pris pour un voyant de l'Eglise swedenborgienne.
»
(H.
de Balzac extrait de La recherche de l'absolu).
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