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Les Ballades de Stenka Razine

L'histoire vraie de Stenka (Stepan Timofeyevich) Razin, le meneur de la rebellion des Cosaques du Don en 1669-1671 contre le tsar Alexis, mort en 1771, écartelé sur la Place rouge,  est devenue dans les traditions populaires russes celles d'un pirate de la Volga, une sorte de Cartouche romantique, de Mandrin ou de Robin des Bois. Des chansons ont été écrites à sa mémoire. Charles Aznavour en a une à son répertoire. Et on chante, paraît-il, encore sur la Volga une ballade dont Razine est le héros, et qui ressemble à ceci :
Un orage descend vers la Volga.
Il descend en colère et remue profondément les ondes.
Rien sur le fleuve, si ce n'est un bateau qui tantôt apparaît sombre, tantôt s'évanouit.
Personne dans le bateau, si ce n'est les rameurs : je vois leurs chapeaux noirs qui ressortent sur la voile blanche se déployant au-dessus de leurs têtes.
Maintenant je vois leurs ceintures rouges, et leur chef assis à la proue.
C'est le brigand de la Volga.
Le voilà avec son magnifique cafetan brun, avec sa kurtha d'azur, le mouchoir de soie lilas autour du cou,
le bonnet de velours sur la tête et une petite visière au bonnet; 
le voilà, le brave fils de son père!
Il dit aux rameurs :
« Alerte, mes enfants! Frappez de vos rames le fleuve, et conduisez-moi avec la rapidité de l'éclair au village que vous voyez là-bas, sur la hauteur de la rive; conduisez-moi vers Alexin, où demeure Ivanov. »
Alexandre Dumas, dans son Voyage en Russie(1858),  tente une démystification du personnage,  "héros historique s'il eût réussi; simple héros de légende, pour avoir échoué" :
Stenka Razine, écrit-il, se présente aux populations comme un envoyé de Dieu, chargé de donner en son nom la justice que leur refusent les grands de la terre. Il est le protecteur des faibles, le libérateur des esclaves, l'ennemi des oppresseurs; tout ce qui est riche est rançonné, tout ce qui est grand seigneur est proscrit. L'argent de la noblesse est répandu parmi les pauvres, non point avec une telle libéralité cependant que les trois quarts n'en restent dans les mains du bandit justicier.
Mais le co-auteur des Trois mousquetaires ne tarde pas longtemps à succomber à son tour au mythe du bandit romanesque. Il lui suffira de passer près d'un lieu appelé la colline de la Jeune-Fille (Djevitchej Kolm), pour qu'un nouvel épisode de la geste de Stenka Razine refasse surface...
Amoureux de la fille d'un noble, le bandit se déguise en marchand de bijoux et se présente au château du père de celle qu'il aime, il n'ose poursuivre son chemin, de peur, dit-il, d'être volé par Stenka Razine, il réclame l'hospitalité. Le noble, sans défiance, la lui accorde; la jeune fille, curieuse, demande à voir les bijoux. C'était après la prise d'Astrakhan, après le pillage de la Perse; le bandit possédait les merveilles des Mille et une Nuits. Le seigneur qui donnait l'hospitalité à Stenka Razine, tout riche qu'il était, ne l'eût point été assez pour acheter la dixième partie des trésors du bandit. Stenka Razine les donna pour rien, ou plutôt il les vendit à sa fille au prix qu'il voulait les lui vendre. 

Huit jours s'écoulèrent ainsi; au bout de huit jours, Stenka Razine annonça son départ à la jeune fille; celle-ci, tout à son amour, offrit de partir avec lui. Alors, Stenka Razine lui avoua tout, lui dit qui il était, et à quel danger elle s'exposait en suivant un bandit capricieux, fantasque, dépendant plus encore de ses compagnons que ses compagnons ne dépendaient de lui. A tout ce que put dire Stenka Razine, elle répondit : «Je t'aime». Les deux amants partirent ensemble.

Une nuit qu'il venait d'éprouver son premier échec contre les Russes, le bandit s'était, avec une centaine de ses compagnons, réfugié sur la colline que l'on appelle aujourd'hui la colline de la Jeune-Fille, et qui alors n'avait pas de nom. Là, en buvant, on oublia ou plutôt on essaya d'oublier le revers de la journée; mais plus Stenka Razine buvait, plus il devenait sombre. Il lui semblait que le Volga commençait à l'abandonner, et que le temps était venu de lui faire quelque grand sacrifice. Il se leva, debout, sur un rocher dominant le fleuve, et, là, s'adressant à lui dans un chant improvisé: 

«J'ai perdu ta faveur, lui dit-il, et cependant tu me protégeais autrefois, moi fils du Don, comme si j'étais un de tes fils. Que dois-je faire pour que tu me rendes ton amitié perdue? quel est celui de mes trésors les plus chers que tu veux que je te sacrifie? Réponds-moi, ô vieille Volga! »

Il écouta si le fleuve lui répondrait, et il entendit l'écho qui murmurait: « Olga! » C'était le nom de sa maîtresse. Il crut s'être trompé et répéta son invocation. Pour la seconde fois l'écho redit : « Olga! ». Ce fut pour Stenka Razine un arrêt de la destinée. Il appela la jeune fille, qui dormait et qui, toute souriante, vint à lui. Il la conduisit sur la pointe la plus avancée de la colline, pointe de l'extrémité de laquelle tous deux dominaient le fleuve. 

Une dernière fois, il la serra contre son coeur, appuya ses lèvres sur les siennes, et au milieu d'un long et suprême baiser, il lui enfonça son poignard dans le coeur. La jeune fille jeta un cri, le bandit ouvrit les bras, et la victime expiatoire tomba dans le fleuve, où elle disparut. 

Depuis ce jour, la colline s'appelle la montagne de la jeune-fille. Lorsqu'on a le temps de s'y arrêter, on peut vérifier la présence de l'écho. Au mot Volga qu'on lui jette, il continue de répondre : « Olga ». Huit jours après la mort de sa maîtresse, comme s'il eût sacrifié son bon génie à quelque divinité mauvaise, Stenka Razine fut battu et pris par le prince Dolgorouki.



Sur le WebUne page sur Stenka Razine (en tchèque et en anglais).
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