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Les Provinciales
est le nom qu'on donne dans l'usage à un ouvrage de Pascal
dont le véritable titre est : Lettres écrites par Louis
de Montalte à un provincial de ses amis et aux RR. PP. jésuites
sur la morale et la politique de ces Pères.
Ces Lettres, composées pour soutenir les solitaires de Port-Royal
et les doctrines jansénistes contre
la compagnie de Jésus, furent publiées successivement depuis
le 23 janvier 1656 jusqu'en mars 1657, et eurent un très grand succès
: les premières étaient tout à fait anonymes,
et le pseudonyme Louis de Montalte ne parut que plus tard.
- Les Provinciales (l'édition latine). La première et la deuxième Provinciale roulent sur deux questions théologiques qui étaient très débattues au XVIIe siècle, le pouvoir prochain et la grâce suffisante : elles ont perdu pour nous un peu de leur intérêt ainsi que le sujet lui-même. L'affaire des ProvincialesEn 1655, le jansénisme avait été condamné par deux papes (Urbain VIII, 1642; Innocent X, 1653). On préparait le formulaire de soumission à la condamnation, dont les termes seront fournis à l'assemblée du clergé en Mai 1655 par M. de Marca. Arnauld saisit une occasion de relever sa cause, et de l'établir sur un nouveau terrain de défense. Le 31 janvier 1655, un curé ayant refusé l'absolution au duc de Liancourt, parce qu'il faisait élever sa petite-fille à Port-Royal, Arnauld écrivit une Lettre à une personne de condition (24 février 1655), qui reçut neuf réponses, dont une du P. Annat. Sur quoi Arnauld fit paraître sa seconde Lettre à un duc et pair (M. de Luynes), qui était tout un volume (10 juillet). Il y proposait la fameuse distinction du fait et du droit, par laquelle le jansénisme éludait les bulles pontificales. La Lettre à un duc et pair fut dénoncée par le syndic de la Faculté de théologie CI. Guyart; six commissaires furent nommés. La Faculté s'assembla du 1er décembre 1655 au 31 janvier 1656. Sur le fait, elle condamna Arnauld le 14 janvier 1656 par 124, suffrages contre 71 avec 15 abstentions. On prépara la condamnation sur le droit; on limita le temps de parole qui serait concédé aux défenseurs de l'accusé. La condamnation (qui eut lieu les 29 et 31 janvier) était sûre et imminente. Les 71 qui tenaient pour Arnauld se retirent le 24 janvier. La 1re Provinciale est datée du 23.Pascal entrait en scène (les trois récits des circonstances : Wendrocke [Nicole], Préface de sa 5e édition latine des Provinciales, 1679; Marguerite Périer, dans Faugère, p. 460; Ch. Perrault, Mémoires). On avait décidé d'en appeler de la Faculté séduite au public, dont l'agitation et l'appareil des séances de la Sorbonne avaient fort éveillé la curiosité. Arnauld, docteur, bon pour s'adresser aux docteurs, ne s'était pas senti le talent qu'il fallait; sur son invitation, Pascal qui, sans doute, avait indiqué le but et la méthode, avait entrepris cette difficile tâche. L'effet de la première lettre fut prodigieux. Le 2 février, on arrêta le libraire Savreux, sa femme et ses deux garçons. Le 5 février parut la seconde lettre, imprimée comme la première chez Le Petit. Les autres suivirent sans que les perquisitions chez les libraires ou à Port-Royal, ni aucunes recherches pussent les arrêter. Il y en eut d'imprimées au collège d'Harcourt, d'autres, dit-on, dans un moulin entre le Pont-Neuf et le Pont-au-Change, d'autres à Vendôme (Notes de Baudry d'Asson, sr. de Saint-Gilles; écrits du P. Guerrier). Ces Lettres à un provincial
étaient anonymes; le secret fut bien gardé; on soupçonna
Leroy, abbé de Hautefontaine, Gomberville,
etc. Pascal, qui avait écrit les deux premières lettres à
Port-Royal-des-Champs, se tint ensuite caché à Paris,
près du Luxembourg,
puis rue des Poirées, à l'auberge du Roi David, sous le nom
de M. de Mons. N'ayant pu saisir ni l'imprimeur ni l'auteur, les jésuites,
seuls adversaires depuis la quatrième lettre, firent condamner le
livre. Il y eut un arrêt du Parlement
d'Aix (9 février 1657); une mise à l'index,
affichée dans Paris le 18 octobre 1657. La traduction latine faite
par Wendrocke (Nicole) fut brûlée le 14 octobre 1660, sur
arrêt du conseil d'Etat du 23 septembre. En même temps, Alexandre
VII renouvela (16 octobre 1656) la condamnation des cinq propositions de
Jansénius.
Mais les jésuites firent mieux que
de proscrire et brûler; ils répondirent (Réponses
aux lettres provinciales publiées parle secrétaire de Port-Royal;
Liège, 4 657 ,in-4 2) .
1° Première réponse aux lettres que les jansénistes publient contre les jésuites (par le P. de Lingendes).On voit combien la lutte fut vive. A la fin du siècle, Perrault ayant fait l'éloge des Provinciales dans ses Parallèles des anciens et modernes, le P. Daniel écrivit une intéressante Réponse aux lettres provinciales de Louis de Montalte, ou Entretiens de Cléandre et d'Eudoxe (édition de 1694, supprimée; Cologne, 1696). Il y eut une réponse des jansénistes, à quoi répliqua Daniel soutenu du P. Ducerceau. A cette occasion, Mlle de Joncoux traduisit en français les préfaces et notes de Wendrocke (1700, 3 volumes). L'abbé Dumas (Histoire des cinq propositions; Liège, 1700, 2 volumes; 4e édition augmentée, Trévoux, 1702) a opposé diverses objections et critiques aux arguments de Pascal. Cependant dans cette chaude affaire, Pascal et son parti n'avaient pas manqué d'encouragements. Le ciel d'abord sembla s'en être mêlé; le 24 mars 1656 avait eu lieu le prétendu miracle de la sainte Epine sur une petite fille élevée à Port-Royal, qui fut guérie d'une fistule par l'attouchement de la relique. Constaté huit jours après par le chirurgien balancé qui avait vu l'enfant un ou deux mois avant, certifié le 14 avril par divers médecins, et approuvé le 22 octobre 1656 par le grand vicaire de Hodencq, ce miracle fut pour Pascal un signe que Dieu était avec lui; la miraculée était sa nièce Marguerite Périer. Puis les curés de Paris, soumis aux bulles pour le dogme, prirent énergiquement parti contre les casuistes. A Paris, à Rouen ils s'assemblèrent, demandèrent l'examen des livres des casuistes. Le P. Pirot les défendit dans une apologie (fin 1657) qui souleva les curés de Paris et de beaucoup de villes. Neuf Factums des curés de Paris parurent du mois de février 1658 au 25 juin 1659. Divers archevêques et évêques censurèrent l'Apologie des casuistes; la Sorbonne (juillet 1658), le pape (24 août 1659) la condamnèrent. Innocent XI condamna en 1679 la morale relâchée des casuistes; Bossuet prépara en 1682 une censure développée qu'il fit passer dans l'assemblée du clergé de 1700. Tout cela, c'était l'effet des Provinciales, qui se retrouve encore dans la destruction de l'ordre des jésuites, et jusque dans les attaques dirigées au XIXe siècle par les libres penseurs contre la morale des jésuites. Dans le grand nombre des écrits d'inspiration janséniste qui suivirent le coup d'éclat des Provinciales, il y en a plus d'un que l'on a attribué à Pascal. Voici ceux où l'on a la preuve qu'il a mis la main : 1° Lettre d'un avocat au Parlement de Paris, touchant l'inquisition que l'on veut établir en France à l'occasion de la nouvelle bulle du pape Alexandre VII, attribuée tantôt à Lemaitre, tantôt à Pascal. Il y a sans doute des deux dans la lettre : comparez les pp. 334-335 (OEuvres de P., éd. Faugère, t. Il), avec le canevas qui est aux pp. 294-295 (ibid.). Cette lettre fut saisie le 8 juin 1657 et brûlée. Elle exhortait le Parlement à s'opposer à la bulle.On voit, par cette active collaboration aux opérations défensives du parti, dans quelle fièvre vécut Pascal après les Provinciales, et comment il combattit presque jusqu'à sa dernière heure. Les Provinciales, imprimées d'abord séparément (réimprimées par Lesieur, le Texte primitif des Provinciales, 1867), eurent deux éditions en 1657, sous ce titre : les Provinciales, ou les Lettres écrites par Louis de Montalte à un provincial de ses amis et aux RR. PP. Jésuites sur le sujet de la morale et de la politique de ces Pères (Cologne [Amsterdam]). Nicole, qui les avait procurées, en fit une troisième en 1659 (Cologne), ou il emprunta beaucoup de leçons à sa traduction latine (Ludovici Montalti litterae provinciales de morali et politica Jesuitarum disciplina, a Wilhelmo Wendrockio... translatae (Coloniae [Amsterdam], 1658, in-8). Analyse des ProvincialesCes Lettres se composent de deux parties distinctes, quoique bien liées, une défense de la doctrine janséniste (1, 2, 3, 17, 18), une attaque de la morale des jésuites (5-40, censure des propositions relâchées; 11-16, répliques aux réfutations tentées par les jésuites). Entre ces deux parties se place la 4e lettre, apologie des jansénistes et critique des jésuites, à la fois doctrinale et morale, ou plutôt introduction doctrinale à la question morale. Il faut regarder séparément ces deux parties. Sur la matière de la grâce et de l'hérésie jansénistes, l'abbé Dumas a relevé diverses inexactitudes et assertions hasardées, dont aucune, du reste, ne touche au fond des choses ni aux raisonnements principaux de Pascal. Mais on ne peut s'empêcher de s'étonner et de s'irriter un peu de tout l'effort fait par Pascal pour démontrer qu'il n'y a pas d'hérésie janséniste, pour réduire le sentiment de Jansénius à l'orthodoxie catholique. S'il n'y a pas de différence entre le thomisme et le jansénisme (17e et 18e lettre), pourquoi ne pas se soumettre? S'il ne s'agit que de soutenir que les cinq propositions, hérétiques dans la teneur que leur donnent les bulles papales, n'ont pas ces sens condamnables dans le livre de Jansénius, vaut-il la peine de bouleverser l'Eglise? Si les jansénistes n'ont pas une doctrine originale, ils sont inexcusables de s'obstiner; s'ils en ont une, ils sont hérétiques. Et ils en ont une : Jansénius se disait dégoûté de saint Thomas c'était douze siècles du développement de la théologie catholique qu'il voulait anéantir avec Saint-Cyran, contre le corps de l'Eglise et son chef. Avec cela, on est hérétique : qu'on place, avec Jansénius, au IVer siècle la pure doctrine, ou, avec Calvin, au Ier siècle, peu importe; ce retour, dans les deux cas, est une révolte individuelle contre la tradition et l'autorité : c'est hérésie. Pascal a donc entretenu une équivoque. Ce n'était pas manque de courage. Mais avant tout, pensait-il, il ne fallait pas refaire la faute de Calvin, il ne fallait pas rompre à nouveau l'unité de l'Eglise. En réalité, c'était l'autorité que les jansénistes disputaient aux jésuites; ce n'était pas leur liberté de croire qu'ils défendaient, c'était l'obligation pour tous de croire comme eux qu'ils démontraient.Un autre moyen de défense, qui se lie au précédent, est aussi critiquable : c'est la distinction du droit et du fait, que Pascal reprend pour reconnaître l'autorité du pape sur le droit et la nier sur le fait. Ainsi le pape peut énoncer in abstracto les propositions condamnables; il lui appartient de définir la croyance, c'est le droit; mais il ne lui appartient pas de dire si elles sont ou ne sont pas dans un tel livre; c'est le fait dont le sens de chacun, ses yeux, son esprit sont juges. Qui ne voit qu'ainsi l'autorité de l'Église et son infaillibilité deviennent presque illusoires? Dans cette distinction du droit et du fait et dans tous les développements qu'il lui donne, Pascal ne fait qu'entasser les chicanes. Il s'en est bien aperçu lui-même, car en 1661, après que, dans le projet de mandement du 8 juin, ses amis eurent proposé la distinction du droit et du fait, lorsque, ce projet écarté, ils furent en présence du mandement de novembre, Pascal se sépara de ses amis; il y eut entre eux de vives discussions ou même une fois, affaibli, malade, énervé, il s'évanouit. Tandis qu'ils voulaient encore n'admettre que le point de foi, Pascal leur soutint que le droit et le fait étaient inséparables, et que c'était bien le sens de Jansénius et de saint Augustin, la vraie doctrine de la grâce que Rome séduite avait condamnée (Sainte-Beuve, III, 80-91; Abbé Dumas, I, 260 ; Marguerite Périer, éd. Faugère, 462; Lettre d'un théologien à un de ses amis sur le sujet de la déclaration de M. le curé de Saint-Etienne (15 juillet 1666); Défense de la foi des directeurs de Port-Royal et de leurs religieuses (26 avril - 8 mai 1667). Quand il mourut, Pascal était en visible opposition d'idées avec ses amis. Il pensait alors qu'on avait mal défendu la vérité, qu'on avait trop voulu sauver Port-Royal; qu'on n'avait pas parlé assez net; qu'il eût fallu crier que l'Eglise de Rome s'égarait. C'est pour cela, et en ce sens, qu'il disait alors que s'il avait à refaire ses Provinciales, il les referait plus fortes. Il revenait en ses derniers jours au vrai esprit de Saint-Cyran; il voyait que le jansénisme ne s'était pas sauvé en se masquant, en se rapetissant, en tâchant de se confondre dans le thomisme. Il regrettait qu'on ne l'eût pas donné pour ce qu'il était, une belle et grande réforme catholique, qui, après douze siècles de scolastique, allait ramener l'Eglise et la foi à leur pureté primitive. Les cinq Provinciales dogmatiques, chefs-d'oeuvre d'esprit et d'éloquence, ont souffert de ces vues politiques et de ces considérations d'utilité présente dont Arnauld et Nicole ne surent pas se dégager. On ne peut s''empêcher d'y trouver bien de la chicane et bien de l'équivoque dans l'argumentation, et plus d'habileté mesquine que de large franchise dans l'exposition de la doctrine. Beaucoup plus nettes et fortes sont les lettres IV-XVI sur la morale, et c'est justement pour cela que les adversaires ont tant répété que Pascal déplaçait la question. C'était la déplacer, si l'on ne regarde que la circonstance occasionnelle de la controverse, ou si l'on accepte que la prétendue opinion janséniste n'est qu'une chimère forgée contre des individus qu'on veut écraser. Mais c'est y rentrer, si l'on prend le jansénisme et le molinisme comme représentant deux conceptions incompatibles du catholicisme et de la vie chrétienne. Dès que Pascal quitte la chicane et les arguments de circonstance, dès qu'il touche au fond des choses, dans la 4e Provinciale, la question morale se pose, et avec cela la question de la réforme de l'Eglise. Le débat s'élargit. Pascal le sait et lui donne toute son ampleur. Il a raison, et c'est bien ici que vit en lui le véritable esprit de Saint-Cyran et de Jansénius. Les jésuites, dans leurs réponses, ont essayé de détruire l'oeuvre de Pascal. D'abord, Annat, Nouet ont soutenu que Pascal avait cité à faux; Daniel parle de « falsifications horribles ». Il y a certainement dans les Provinciales quelques erreurs et quelques inexactitudes, un peu plus que n'a dit Sainte-Beuve. Mais on n'en trouve pas d'imputables à la mauvaise foi. Pascal ne cite pas toujours textuellement : il écourte, allège, dégage. Il fait saillir l'idée enveloppée, et on remarque qu'il ne cite pas ses amis, Arnauld, Saint-Cyran, saint Augustin même, autrement que ses ennemis, C'est la méthode par laquelle les jésuites avaient tiré les cinq propositions de l'Augustinus; chaque parti l'employait à se défendre et s'indignait qu'on l'employât à l'attaquer. Il est vrai aussi que dans ce travail d'élagage et d'éclaircissement, Pascal n'a pas fait grâce à ses adversaires, il a supprimé les atténuations, les justifications, les circonstances qui expliquent et adoucissent, et il a offert les décisions toutes crues dans l'absolu. Puisque c'était aux accommodements qu'il faisait la guerre, le procédé était légitime. Ce que je trouve de plus grave, c'est qu'il a une ou deux fois supprimé ou remplacé par un etc., des décisions de saint Thomas, conformes aux opinions des casuistes qu'il traitait de relâchées. Pascal est un avocat, l'avocat d'une grande cause, mais enfin un avocat; il porte dans sa citation comme dans son argumentation le désir de laisser le moins d'avantage possible à ses adversaires. Mais que doit-on penser du tour qu'il donne à la controverse? Il y a trois questions principales à examiner la question des casuistes, celle des jésuites, et enfin celle de la vie chrétienne. Sur la première question, on peut faire bien des objections à Pascal, prouver que la casuistique est bonne en soi et nécessaire (cf. R. Thamin, Un problème moral dans l'Antiquité, Etude sur la casuistique stoïcienne, 1884); qu'elle est, en Espagne où elle fleurit plus qu'ailleurs, un correctif à l'inquisition; qu'il ne faut pas attacher trop d'importance à un dévergondage d'imagination, où il entre autant de mauvais goût que de relâchement moral chez les hommes d'étude, Espagnols et Flamands en grande partie, qui se font gloire des questions subtiles et des réponses neuves; que les décisions douces, perdues dans de gros livres latins, sont à l'usage des seuls confesseurs et règlent plutôt l'appréciation des fautes commises qu'elles n'autorisent à faire des fautes. Il ne faudrait pas dire pourtant, comme on a fait, que le scandale est imputable à ceux qui ont divulgué plutôt qu'à ceux qui out écrit ces choses. Au reste, il y avait des livres de casuistique eu français (le P. Bauny), et on commençait à demander aux casuistes les moyens d'éluder les préceptes gênants (Tallemant des Réaux, éd. in-12, IX, 74). Mais tout ce qu'on pourra dire sur cette matière ne vaudra pas, si l'on ne fait la démonstration capitale, que la casuistique catholique du XVIe et du XVIIe siècle ne tendait pas à relâcher la morale chrétienne. Or cette démonstration, on ne peut la faire. Qu'on regarde les conclusions sur l'aumône, sur là simonie, etc., et surtout qu'on regarde les ressorts de la casuistique, doctrine de la probabilité, doctrine des restrictions mentales, doctrine de la direction d'intention, analyse des actes, décomposition des moments, distinction des motifs, admission de circonstances : en somme, le mouvement général va à diminuer la rigueur de la règle, à mettre la conscience en repos par une pratique facile et un minimum d'observance, à enseigner comment on peut gagner le ciel. Sans doute, en certains cas, les casuistes ont pour eux la nature, la raison, l'humanité; mais c'est justement ce que Pascal leur reproche, d'aller à établir une morale humaine et raisonnable, qui flatte la nature au lieu de la combattre. Sur le second point, les jésuites ont demandé s'il y avait de la bonne foi à faire retomber sur eux tout le crime des décisions rendues par des casuistes de toute sorte et de tout ordre; s'il n'y avait pas de la chimère à imputer aux jésuites une politique aussi noire et aussi incroyable que celle dont parlait Pascal. C'est le triomphe du P. Daniel. Il a ligué les docteurs, les évêques, les saints, « une infinité de théologiens et de casuistes », même « M. de Sainte-Beuve », et il pense bien que les jésuites, si c'est à eux qu'on en a, sont couverts par toute la théologie morale du siècle. Oui, jésuites, casuistes ne s'opposent pas à l'Église et manifestent une tendance générale de l'Église. Par malheur, cela prouve trop; cela prouve que depuis la Réforme, l'Église, intraitable dans le dogme et dans la soumission à son autorité, a fait des concessions sur la morale à la corruption du siècle. Malgré les efforts de réforme catholique, un fléchissement inquiétant s'est fait sentir de tous côtés; il a fallu s'accommoder des conditions nouvelles de la vie, et, sans retirer la règle, la plier aux exigences d'un monde que « la face hideuse de l'Evangile », comme disait Bossuet, effrayerait. Il a fallu faire pour ce monde une religion mondaine. Voilà contre quoi Pascal proteste, et il aurait raison sans doute, s'il dénonçait cela comme le mal universel de l'Eglise. Il y a un peu d'injustice à ne s'en prendre qu'aux jésuites. C'est que le jansénisme, ici comme dans la matière de la grâce, n'osait rompre avec l'Église; attaché à l'unité, il lui plaisait de croire et de faire croire qu'il n'avait affaire qu'à un parti. Il y avait, au reste, ceci de vrai, dans leur dénonciation acharnée des jésuites, que c'étaient les plus actifs et déterminés ouvriers de la transformation qui était seule capable de maintenir l'empire de l'Église sur le siècle : plus dévoués, plus intelligents, plus répandus que tous les autres ordres. Pascal les condamnait sans condamner l'Église : ils montraient qu'ils étaient avec l'Eglise, pour prouver que la condamnation était injuste. La vérité est que Pascal avait tort de les séparer de l'Église, et raison de leur imputer le relâchement. Etait-ce aveuglement ou habileté? Il y avait de l'un et de l'autre. Dire : les jésuites corrompent l'Église comme ils trompent le pape, et non pas : les jésuites sont l'âme de l'Église et le bras du pape, c'était à la fois passion et tactique. Enfin sur la vie chrétienne, la conception janséniste s'opposait, dans les Provinciales, à la conception des jésuites. On laissera aux théologiens à trancher le débat sur la pénitence : les jésuites donnent plus à l'opération surnaturelle des sacrements; les jansénistes exigent, pour approcher du sacrement, une âme déjà renouvelée par la contrition et l'amour de Dieu. Si ce n'est plus catholique, c'est plus rationnel et moral. Sur les conditions de la responsabilité (4e Provinciale, 5e Entretien de Daniel), il semble bien que la fine psychologie et la vérité morale soient du côté des jésuites : les jansénistes reprennent pratiquement l'avantage. Ils inquiètent, et les jésuites rassurent; la doctrine des jésuites est meilleure pour évaluer les actes d'autrui que pour choisir les siens. Mais où l'avantage est décidément aux jansénistes, c'est d'abord par cette idée qui éclate d'un bout à l'autre des Provinciales que la religion n'a pas de raison d'être, si elle n'est pas le fondement de la vie morale, et un principe toujours actif d'amélioration intérieure; leurs adversaires autorisent trop à traiter l'affaire du salut comme un marché, ou il s'agit de payer le moins possible. C'est, en second lieu, dans l'affirmation énergique des deux, principes de la vie morale : 1° que dans l'interprétation de la loi, dans les circonstances difficiles et douteuses, dans les conflits de devoirs, il faut aller au plus sûr : et le plus sûr, c'est le plus rigoureux, c'est ce qui coûte le plus à l'égoïsme; il est bon de faire plus qu'il ne faut, pour être assuré d'avoir fait assez;Voilà ce qui fait la hauteur et la force des Provinciales. Ici Pascal a posé les conditions non seulement de la vie chrétienne, mais de toute vie intérieure qui aura souci de s'ordonner selon un idéal et d'y tendre. Ce n'est pas le lieu ici d'analyser l'art de Pascal. On le comprendra sans peine, si l'on veut regarder comment il a appliqué les règles qu'il s'était faites pour persuader, et qu'il a énoncées soit dans ses Pensées, soit dans les fragments sur l'Esprit géométrique. Pour persuader il faut : 1° convaincre l'esprit, et pour cela définir et prouver (prouver par trois sortes de preuves adaptées aux trois ordres de certitude, les sens, la raison et la foi);Voilà en abrégé et bien sèchement l'art de Pascal. En particulier, il a excellé dans le dialogue, quoi qu'en ait voulu dire le P. Daniel et il fait vivre les amusantes et fines silhouettes, dominicains, jésuites, jansénistes, docteurs, et le cavalier Montalte, en qui il résumait et incarnait les idées et les partis. Malgré la part de convention qu'on trouve dans les Provinciales, et qu'il y a toujours en ce genre, Pascal est un des maîtres du dialogue, après Platon et avant Voltaire. Le style a la rigueur géométrique, qui s'enveloppe de passion, et qu'entraîne le mouvement très sensible de la parole parlée; ce n'est pas oratoire, c'est causé avec toutes sortes de nuances, d'inflexions, d'élans éloquents et d'abandon familier. L'impact des Provinciales sur l'EgliseOn s'est demandé si les Provinciales avaient fait du mal à l'Eglise et à la religion catholique. Oui, ont répondu Sainte-Beuve et Havet; Non, a dit Brunetière. En réalité, Pascal a voulu servir la religion chrétienne, cela n'est pas douteux. Il n'a pas « hâte l'établissement de la morale des honnêtes gens » dont il aurait eu horreur; il relevait l'idéal, et y menait les âmes par la voie douloureuse. Mais par son rigorisme il ne servait pas l'Eglise; si on n'accepte pas pour bons chrétiens bien des gens de vie assez relâchée, il est à craindre qu'ils ne perdent l'habitude des sacrements dont on les prive. Etait-il de l'intérêt de l'Eglise de trop dire au monde qu'il n'était pas chrétien? Pascal ne la servait pas encore en remettant à la conscience individuelle la direction de la vie morale; il ôtait au clergé une prise efficace sur les âmes. Lui-même, Pascal, malgré la profession de soumission à son directeur qu'il faisait dans la fameuse nuit du 24 novembre 1654, il ne s'est soumis qu'à lui-même, à sa pensée et à sa passion. Et c'est pis encore quand on regarde la foi et non la morale; appeler des théologiens au public, c'est appeler à la raison contre l'autorité. Pascal juge une question particulière de dogme; mais sa méthode vaut pour tous les dogmes, et pour le fondement même de la foi. Ce qu'il fait contre les jésuites, le XVIIIe siècle le fera contre l'Eglise. Les armes qu'il emploie pour Jansénius, la logique, la raillerie, d'autres les ramasseront qui ne distingueront pas Jansénius de Molina, ni saint Augustin de saint Thomas. Diderot et Voltaire sont les disciples de Pascal dans la polémique religieuse; en s'efforçant de tuer les jésuites qu'il abhorrait, Pascal a montré comment on pouvait tuer la religion qu'il adorait.On peut se demander quelle est exactement la part de Pascal dans les Provinciales. C'est un fait constant que ses amis l'ont aidé et dirigé. Ils lui apportaient les citations qu'il employait après les avoir vérifiées. Les jansénistes, lorsqu'il fut mort, ont dit un peu imprudemment qu'il « se contentait » d'écrire sur « des mémoires que lui fournissaient quelques-uns de ses amis » (Lettre d'un théologien). Si l'on veut avoir une idée un peu plus précise de la collaboration dont sortirent les Provinciales, on doit étudier le petit écrit intitulé Théologie morale des jésuites, extraite fidèlement de leurs livres (première édition sans date; 2e édition 1644, à Paris, pp. 1-61). Ce livret fut certainement mis dans les mains de Pascal. Il y trouva, en citations et références, toute la matière des Provinciales IV-X. Il n'eut à ajouter que les passages des casuistes édités depuis 1644, Diana, Caramuel, Lessius, que ses amis dépouillèrent, et surtout Escobar, qu'il lut lui-même deux fois. Mais tout l'essentiel est dans la Théologie morale de 1644; les jansénistes avaient produit les passages; indiqué les scandales. Seulement ils n'avaient fait qu'extraire les matériaux : Pascal construisit l'édifice. Des allégations décousues et des sèches références, il fit un chef-d'oeuvre de logique et de passion. Il analysa, discuta, réfuta; il mit en évidence tout ce qui était en germe et en sous-entendu dans l'obscur pamphlet accessible aux seuls théologiens. De quatre réflexions éparses, par exemple, il a fait sa 5e Lettre, et d'une ligne et demie il a tiré trois pages foudroyantes de la 10e. (G. Lanson). |
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