| La Peau de chagrin est un roman d'Honoré de Balzac, qui, dans la Comédie Humaine, est rangé dans les série des Etudes philosophiques. Après la Révolution de juillet, Balzac souffre, comme presque toute la jeunesse d'alors, de la stagnation politique. Les écrits du temps (Sainte-Beuve, ses articles de 1830-1832) abondent en plaintes : tous les grands espoirs placés sur l'avènement d'un pouvoir nouveau ont été trompés. Balzac éprouve le besoin d'une foi, il cherche encore son parti ; il ressent le malaise général des esprits, né de l'instabilité des idées et du pullulement incohérent des doctrines. Il conçoit alors la pensée d'une vaste satire, dont il donne des fragments dès novembre 1830, dans la Comédie du Diable (La Mode); c'est déjà la veine de La Peau de Chagrin, qui ne prétend à rien de moins qu'à ramasser, en un immense anathème à la société qui se dissout, tous les réquisitoires et tous les outrages dont les oeuvres contemporaines foisonnent à son adresse. (Lettres sur Paris, 9 janvier 1831). Balzac prépara soigneusement le succès de son oeuvre, d'abord par la publication de quelques fragments (Caricature, du 16 décembre 1830, Revue des Deux-Mondes, mai 1831, Revue de Paris, 27 mai), puis par des communiqués dans le style de celui-ci (Mode, 1831, 13e livraison) : « Une admirable composition philosophique s'imprime chez l'éditeur de Notre-Dame de Paris; le titre est La Peau de Chagrin, l'auteur est M. de Balzac. Le talent de M. de Balzac a, dans ces deux volumes, taille de génie. » Ou bien (ibid., juillet) : « La Peau de Chagrin est et sera longtemps un écrit de circonstance ». Balzac devait s'irriter plus tard contre le siècle qui s'obstinait à appeler roman une pareille composition. Il y a mis « le résumé des souffrances morales du siècle, un diagnostic effrayant de profondeur ». Et la portée de son oeuvre devait être reconnue, longtemps après, par Pontmartin, qui ne l'aimait pas : « Au lendemain d'une révolution qui lâchait la bride à toutes les passions et à toutes les audaces, quelques jours après le pillage de l'Archevêché, La Peau de Chagrin pouvait être lu par les mêmes gens qui applaudissaient Antony et apprécié comme fruit nouveau, comme pièce de haut ragoût, comme produit d'un néo-romantisme qui serait à celui de la Restauration ce que 93 avait été à 89 ». - * "Retournez-vous, dit le marchand, et regardez cette peau de chagrin". (La Peau de chagrin). L'histoire, malgré sa donnée fantastique (Balzac a subi indirectement ici l'influence d'Hoffmann (La littérature fantastique), qu'il s'est défendu, dans une lettre à Ch. de Bernard, d'avoir lu avant d'écrire son roman), est pleine de réalisme. En 1829, un jeune homme, Raphaël de Valentin entra, seul au monde, ruiné, épuisé de travail, déçu dans son immense ambition intellectuelle, va se suicider. Entré machinalement chez un brocanteur, il y trouve une peau de chagrin, talisman pourvu d'une vertu magique. Grâce à elle, tous ses désirs de fortune, d'amour, seront satisfaits; mais, à chaque désir comblé, le talisman se rétrécira, et Raphaël mourra au moment où il n'en restera plus rien. Raphaël sera le symbole du désir infini, sans frein; il ne croit à rien, il veut vivre avec excès, avec emportement. Tant qu'il s'est condamné à une vie de réclusion monastique et d'héroïque labeur, il n'a réussi en rien; il est vrai qu'il n'a pas eu jusqu'au bout le courage de son stoïcisme, il s'est laissé séduire par un professeur de démoralisation, le Gascon Rastignac (Le Père Goriot); il a voulu se lancer dans le monde des viveurs parisiens, faire du charlatanisme et de la débauche un « système politique », une manière d'arriver; et dans cette déchéance morale est le secret de son désespoir. Pendant ce temps d'égarement, il a eu la sottise d'aimer la comtesse Foedora, coquette implacable (symbole de la société qui dédaigne et laisse sans emploi les plus pures énergies de la jeunesse). Muni de son talisman, il aura tout ce qu'il veut, - mais à peine le possède-t-il, l'effroi de la mort, l'épouvante du désir qui le tue, la misérable passion de vivre coûte que coûte le saisissent. Il se ramasse en lui, il économise la vie comme un avare, comme un maniaque; la lâcheté de vivre est plus forte chez lui que les plus beaux désirs. Il meurt cependant, parce que l'homme ne peut subsister sans désirs; il a beau se mettre en défense, l'instinct de conservation lui-même se manifeste sans cesse par des souhaits qui se réalisent; l'implacable talisman se dessèche, se recroqueville, s'anéantit. Balzac a fait entrer dans son livre des tableaux de moeurs satiriques (il pensait rivaliser avec Rabelais) : une salle de jeux, un salon littéraire, le journalisme, des types de médecins et de savants de toutes sortes, tous impuissants devant l'énigme du talisman (là-dessus, critique de toutes les sciences, de la Science), etc., et il a peint admirablement, oubliant la donnée fantastique qui sert de lien entre tous les épisodes du roman, l'agonie d'un être jeune et plein de forces, qui ne veut pas mourir. Oeuvre riche, tassée, compacte, qui veut trop dire à la fois. L'idée qui hante alors l'esprit de Balzac, c'est que la pensée est destructive, ravageante. C'est une réminiscence très amplifiée du mot de Rousseau (repris par Godwin) : « L'homme qui pense est un animal dépravé. » (Voir La Recherche de l'Absolu). Cette oeuvre de pathologie sociale fut réimprimée deux fois en 1831, avec douze contes philosophiques, qui n'étaient, selon Balzac, que des variations sur le thème largement traité dans la symphonie de La Peau de Chagrin. Dans la même intention satirique et flagellante, il rêvait, dès lors, d'écrire une Histoire de la Succession du marquis de Carabas, qui n'a jamais été réalisée. (J. Merlant). - Le dernier napoléon [ Raphaël de Valentin, ruiné, épuisé de fatigues cérébrales et désespéré, vient, avant de se résoudre au suicide, tenter une dernière fois la chance dans une salle de jeu du Palais-Royal. ] « Au moment où le jeune homme entra dans le salon, quelques joueurs s'y trouvaient déjà. Trois vieillards à têtes chauves étaient nonchalamment assis autour du tapis vert; leurs visages de plâtre, impassibles comme ceux des diplomates, révélaient des âmes blasées, des coeurs qui depuis longtemps avaient désappris de palpiter, même en risquant les biens paraphernaux d'une femme. Un jeune Italien aux cheveux noirs, au teint olivâtre, était accoudé tranquillement au bout de la table, et paraissait écouter ces pressentiments secrets qui crient fatalement à un joueur « Oui! - Non! » Cette tête méridionale respirait l'or et le feu. Sept ou huit spectateurs, debout, rangés de manière à former une galerie, attendaient les scènes que leur préparaient les coups du sort, les figures des acteurs, le mouvement de l'argent et celui des râteaux. Ces désoeuvrés étaient là, silencieux, immobiles, attentifs comme l'est le peuple à la Grève, quand le bourreau tranche une tête. Un grand homme sec, en habit râpé, tenait un registre d'une main et de l'autre une épingle pour marquer les passes de la rouge ou de la noire. C'était un de ces Tantales modernes qui vivent en marge de toutes les jouissances de leur siècle, un de ces avares sans trésor qui jouent une mise imaginaire; espèce de fou raisonnable qui se consolait de ses misères en caressant une chimère, qui agissait enfin avec le vice et le danger comme les jeunes prêtres avec l'eucharistie, lorsqu'ils disent des messes blanches. En face de la banque, un ou deux de ces fins spéculateurs, experts des chances du jeu, et semblables à d'anciens forçats qui ne s'effrayent plus des galères, étaient venus là pour hasarder trois coups et remporter immédiatement le gain probable duquel ils vivaient. Deux vieux garçons de salle se promenaient nonchalamment les bras croisés, et de temps en temps regardaient le jardin par les fenêtres, comme pour montrer aux passants leurs plates figures, en guise d'enseigne. Le tailleur et le banquier venaient de jeter sur les pontes ce regard blême qui les tue, et disaient d'une voix grêle « Faites le jeu! » quand le jeune homme ouvrit la porte. Le silence devint en quelque sorte plus profond, et les têtes se tournèrent vers le nouveau venu par curiosité. Chose inouïe! les vieillards émoussés, les employés pétrifiés, les spectateurs, et jusqu'au fanatique Italien, tous, en voyant l'inconnu, éprouvèrent je ne sais quel sentiment épouvantable. Ne faut-il pas être bien malheureux pour obtenir de la pitié, bien faible pour exciter une sympathie, ou d'un bien sinistre aspect pour faire frissonner les âmes dans cette salle où les douleurs doivent être muettes, où la misère est gaie et le désespoir décent ? Eh bien, il y avait de tout cela dans la sensation neuve qui remua ces coeurs glacés quand le jeune homme entra. Mais les bourreaux n'ont-ils pas quelquefois pleuré sur les vierges dont les blondes têtes devaient être coupées à un signal de la Révolution : - Le tapis vert. Au premier coup d'oeil, les joueurs lurent sur le visage du novice quelque horrible mystère; ses jeunes traits étaient empreints d'une grâce nébuleuse, son regard attestait des efforts trahis, mille espérances trompées! La morne impassibilité du suicide donnait à ce front une pâleur mate et maladive, un sourire amer dessinait de légers plis dans les coins de la bouche, et la physionomie exprimait une résignation qui faisait mal à voir. Quelque secret génie scintillait au fond de ces yeux, voilés peut-être par les fatigues du plaisir. Etait-ce la débauche qui marquait de son sale cachet cette noble figure, jadis pure et brilante, maintenant dégradée? Les médecins auraient sans doute attribué à des lésions au coeur ou à la poitrine le cercle jaune qui encadrait les paupières et la rougeur qui marquait les joues, tandis que les poètes eussent voulu reconnaître à ces signes les ravages de la science, les traces de nuits passées à la lueur d'une lampe studieuse. Mais une passion plus mortelle que la maladie, une maladie plus impitoyable que l'étude et le génie, altéraient cette jeune tête, contractaient ces muscles vivaces, tordaient ce coeur qu'avaient seulement effleuré les orgies, l'étude et la maladie. Comme, lorsqu'un célèbre criminel arrive au bagne, les condamnés l'accueillent avec respect, ainsi tous ces démons humains, experts en tortures, saluèrent une douleur inouïe, une blessure profonde que sondait leur regard, et reconnurent un de leurs princes à la majesté de sa muette ironie, à l'élégante misère de ses vêtements. Le jeune homme avait bien un frac de bon goût, mais la jonction de son gilet et de sa cravate était trop savamment maintenue pour qu'on lui supposât du linge. Ses mains, jolies comme des mains de femme, étaient d'une douteuse propreté; enfin, depuis deux jours, il ne portait plus de gants! Si le tailleur et les garçons de salle eux-mêmes frissonnèrent, c'est que les enchantements de l'innocence florissaient par vestiges clans ces formes grêles et fines, dans ces cheveux blonds et rares, naturellement bouclés. Cette figure avait encore vingt-cinq ans, et le vice paraissait n'y être qu'un accident. La verte vie de la jeunesse y luttait encore avec les ravages d'une impuissante lubricité. Les ténèbres et la lumière, le néant et l'existence s'y combattaient en produisant tout à la fois de la grâce et de l'horreur. Le jeune homme se présentait là comme un ange sans rayons, égaré dans sa route. Aussi tous ces professeurs émérites de vice et d'infamie, semblables à une vieille femme édentée prise de pitié à l'aspect d'une belle fille qui s'offre à la corruption, furent-ils près de crier au novice : « Sortez! » Celui-ci marcha droit à la table, s'y tint debout, jeta sans calcul sur le tapis une pièce d'or qu'il avait à la main, et qui roula sur noir; puis, comme les âmes fortes, abhorrant de chicanières incertitudes, il lança sur le tailleur un regard tout à la fois turbulent et calme. L'intérêt de ce coup était si grand, que les vieillards ne firent pas de mise; mais l'Italien saisit avec le fanatisme de la passion une idée qui vint lui sourire, et ponta sa masse d'or en opposition au jeu de l'inconnu. Le banquier oublia de dire ces phrases, qui se sont à la longue converties en un cri rauque et inintelligible : « Faites le jeu! - Le jeu est fait! - Rien ne va plus. » Le tailleur étala les cartes, et sembla souhaiter bonne chance ait dernier venu, indifférent qu'il était à la perte on au gain fait par les entrepreneurs de ces sombres plaisirs. Chacun des spectateurs voulut voir un drame et la dernière scène d'une noble vie dans le sort de cette pièce d'or; leurs yeux, arrêtés sur les cartons fatidiques, étincelèrent; mais, malgré l'attention avec laquelle ils regardèrent alternativement et le jeune homme et les cartes, ils ne purent apercevoir aucun symptôme d'émotion sur sa figure froide et résignée. - Rouge, pair, passe, dit officiellement le tailleur. Une espèce de râle sourd sortit de la poitrine de l'Italien lorsqu'il vit tomber un à un les billets pliés que lui lança le banquier. Quant au jeune homme, il ne comprit sa ruine qu'au moment où le râteau s'allongea pour ramasser son dernier napoléon. L'ivoire fit rendre un bruit sec à la pièce, qui, rapide comme une flèche, alla se réunir an tas d'or étalé devant la caisse. L'inconnu ferma les yeux doucement, ses lèvres blanchirent; mais il releva bientôt ses paupières, sa bouche reprit une rougeur de corail, il affecta l'air d'un Anglais pour qui la vie n'a plus de mystères, et disparut sans mendier une consolation par un de ces regards déchirants que les joueurs au désespoir lancent assez souvent sur la galerie. Combien d'événements se pressent clans l'espace d'une seconde, et que de choses dans un coup de dé! - Voilà sans doute sa dernière cartouche, dit en souriant le croupier, après un moment de silence pendant lequel il tint cette pièce d'or entre le pouce et l'index pour la montrer aux assistants. - C'est un cerveau brûlé qui va se jeter à l'eau, répondit un habitué en regardant autour de lui les joueurs, qui se connaissaient tous. - Bah! s'écria le garçon de chambre en prenant une prise de tabac. ». (H. de Balzac, extrait de La Peau de chagrin). | | |