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Les Paysans
est un roman d'Honoré
de Balzac, qui, dans la Comédie Humaine,
est rangé dans les série des Scènes de la vie de
campagne.
Le 17 septembre 1838, Balzac écrivait
à Mme Hanska :
«
Je viens d'écrire deux volumes in-octavo intitulés
: Qui a terre, a guerre. »
C'était déjà une première
rédaction des Paysans, probablement hâtive, si l'on
songe à l'état de fatigue où il était alors.
Mais Balzac couvait son oeuvre depuis longemps, et si Les Paysans
sont en effet la forme définitive que devait prendre, en 1844, cette
Histoire de la succession du Marquis de Carabas, projetée
après La Peau de chagrin, dès 1831, où Balzac
devait trancher la question politique en faveur du pouvoir monarchique
absolu. Ç'aurait été, sans doute, un conte où
le symbolisme fantastique, le légendaire et l'observation réelle
se seraient mélangés comme dans La Peau le Chagrin.
La pensée sociale de Balzac s'exprima
en 1833 dans Le Médecin de Campagne,
et là même prirent place quelques documents sur la vie et
l'état d'esprit des paysans. Mais, de la figure apostolique du docteur
Benassis, rayonnait un idéalisme qui
atténuait les contours trop durs de la réalité, et
Balzac, d'autre part, décrivait surtout le miracle, d'énergie
et de sens pratique, accompli par un homme supérieur sur un coin
de terre désolé.
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Un
Paysan, vu par Balzac et dessiné par Charles Huard.
La question qui le tentait, c'était
le morcellement de la propriété, la substitution des petits
propriétaires aux grands possesseurs féodaux
de l'Ancien régime, à la
suite de la vente des biens nationaux, et surtout l'avènement d'une
bourgeoisie rurale, dépeçant les anciens domaines, et contractant
alliance, par envie et par cupidité, avec une plèbe campagnarde
que d'anciennes rancunes excitent au pillage. Il y avait là un ensemble
très complexe de faits historiques, d'une longue portée sociale,
intéressant pour le psychologue et le politique, et Balzac le sentait.
Mais il était trop consciencieux pour improviser un roman sur un
pareil sujet, et il faut admettre qu'il était de très bonne
foi quand il citait Les Paysans à Hippolyte Castille, le
11 octobre 1846, parmi les ouvrages depuis longtemps sur le chantier, que
retardaient seulement des scrupules d'information.
La mise en train définitive date
de 1836, d'après une lettre Mme Hanska du 16 juillet 1844 :
«
Les Paysans, commencé depuis huit ans, vingt fois vendus
[Les Lettes à l'Etrangère parlent du moins de deux
négociations, en 1839 et en 1842], repris un immense travail, ingrat,
difficile, mais qui sans doute fera quelque honneur à l'ingénieur.
»
Ce qui ne l'empêchait pas de concevoir
sur Le Théâtre comme il est une oeuvre semblable à
celle qu'il avait faite sur le journalisme, et destinée à
faire connaître « le drame affreux, hideux, comique, terrible,
qui précède le lever du rideau. »
Cette fois encore, c'est une crise pécuniaire
qui lui arrache son oeuvre, l'oblige à sortir enfin du lent travail
de la préparation. Alors, bien qu'il ait dit, dès le 10 mai
1840, qu'il a Les Paysans en épreuves chez lui, « composés
depuis deux ans », le voilà qui assure, le 17 septembre 1844,
que, sous la nécessité de gagner cinquante mille francs avant
le 31 décembre, il va s'en gager à « faire »
Les Paysans pour La Presse en un mois. Le 20 septembre «
le gant est jeté. Cet ouvrage, conçu depuis huit ans, va
paraître. » Le 5 octobre, Balzac en a rédigé
le quart assailli de névralgies, il écrit « la tête
dans l'opium-» (11 octobre). Il passe
quinze nuits à « paysanner ». Il fait six mille lignes
en dix jours; sa production « épouvante » le journal
: « Les compositeurs lisent l'ouvrage, et il s'est répandu
une rumeur d'admiration; et c'est d'autant plus beau que c'est dirigé
contre le peuple et la démocratie ».
Il lui faut un éclatant succès; l'aura! Il retrouve «
sa verve, ses facultés de travail, d'invention. »
Enfin, la première partie paraît
du 3 au 21 décembre 1844.
«
C'est un grand succès, mais chez les gens qui n'applaudissent pas
et qui n'achètent pas. Il y a eu vingt-deux mille ouvriers qui ont
souscrit aux Mystères de Paris
[de Sue]. Si l'on illustre Les Paysans, je vous déclare qu'il n'y
aura pas vingt-deux mille riches pour y souscrire. »
Restait la deuxième partie. Balzac
ressent de nouveau son épuisement. Pourquoi «-s'est-il
embarqué dans cette galère? ». Il ne se pardonnera
jamais « de s'être fourré dans Les Paysans ».
De fait, il n'eut pas le temps de les achever, et c'est sur des notes laissées
par lui que Mme Hanska rédigea la seconde partie.
Il est difficile d'apprécier avec
quelque rigueur la valeur historique des Paysans; il faudrait y
consacrer toute une étude. On a senti déjà que c'est
une oeuvre de parti, autant que d'observation, - la préoccupation
de soutenir une thèse politique risquait de fausser la vision de
Balzac. mais il semble bien que chez lui le sens de la réalité
ait toujours été plus fort que tous les partis pris de la
pensée. On peut discuter la valeur des remèdes proposés
par lui à certains malaises économiques, on peut juger que
sa thérapeutique sociale engendrerait des maux pires, et qu'il n'est
pas de régression possible dans l'évolution du régime
de la propriété. Il n'en reste pas moins que Balzac a décrit
avec une admirable justesse un certain nombre de variétés
paysannes (Montalembert disait, d'après
le Journal des Goncourt, que c'était « une peinture
des paysans comme les a faits la Révolution.
Oh! ce n'est pas flatté, ajoutait-il, mais c'est si vrai)! Je suis
du Morvan, et je me disais : « il faut
qu'il y soit venu ». Balzac a aperçu quelques conséquences
très intéressantes de la vente des biens nationaux. c'est
le moins que l'on puisse dire de ce roman si curieusement travaillé.
(Joachim Merlant).
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La médiocratie
« Sans
se douter de leur force, aucun cas de la montrer ne s'étant déclaré,
les bourgeois de la Ville-aux-Fayes se vantaient seulement de ne pas avoir
d'étrangers chez eux, et ils se croyaient excellents patriotes.
.. Rien n'échappait donc à cette intelligente tyrannie, inaperçue
d'ailleurs, et qui paraissait à chacun le triomphe de la localité.
Ainsi, dès que l'opposition libérale déclara la guerre
aux Bourbons de la branche aînée, Gaubertin, qui ne savait
où placer un fils naturel, ignoré de sa femme et nommé
Bournier, tenu depuis longtemps à Paris, sous la surveillance de
Leclercq le voyant devenu prote d'une imprimerie, fit créer en sa
faveur un brevet d'imprimeur à la résidence de la Ville-aux-Fayes.
A l'instigation de son protecteur, ce garçon entreprit un journal
appelé le Courrier de l'Avonne, paraissant trois fois par semaine,
et qui commença par enlever le bénéfice des annonces
légales au journal de la préfecture. Cette feuille départementale,
tout acquise au ministère en général, mais appartenant
au centre gauche en particulier, et qui devint précieuse au commerce
par la publication des mercuriales de la Bourgogne, fut entièrement
dévouée aux intérêts du triumvirat Rigou, Gaubertin
et Soudry. A la tête d'un assez bel établissement où
il réalisait déjà des bénéfices, Bournier,
patronné par le maire, courtisait la fille de Maréchal l'avoué.
Ce mariage paraissait probable.
-
Le
triumvirat de la Ville-aux-Fayes.
Le seul étranger
à la grande famille avonnaise était l'ingénieur ordinaire
des ponts et chaussées; aussi réclamait-on avec instance
son changement en faveur de M. Sarcus, le fils de Sarcus le Riche, et tout
annonçait que ce défaut dans le filet serait réparé
sous peu de temps.
Cette ligue formidable
qui monopolisait tous les services publics et particuliers, qui suçait
le pays, qui s'attachait au pouvoir comme un remora sous un navire, échappait
à tous les regards; le général de Montcornet ne la
soupçonnait pas. La préfecture s'applaudissait de la prospérité
de l'arrondissement de la Ville-aux-Fayes, dont on disait au ministère
de l'intérieur : « Voilà une sous-préfecture
modèle, tout y va comme sur des roulettes! Nous serions bien heureux
si tous les arrondissements ressemblaient à celui-là! »
L'esprit de famille s'y doublait si bien de l'esprit de localité,
que là, comme dans beaucoup de petites villes et même de préfectures,
un fonctionnaire étranger au pays eût été forcé
de quitter l'arrondissement dans l'année.
Quand le despotique
cousinage bourgeois fait une victime, elle est si bien entortillée
et bâillonnée, qu'elle n'ose se plaindre; elle est enveloppée
de glu, de cire, comme un colimaçon introduit dans une ruche. Cette
tyrannie invisible, insaisissable, a pour auxiliaires des raisons puissantes
: le désir d'être au milieu de sa famille, de surveiller ses
propriétés, l'appui mutuel qu'on se prête, les garanties
que trouve l'administration en voyant son agent sous les yeux de ses concitoyens
et de ses proches. Aussi, le népotisme est-il pratiqué dans
la sphère élevée du département comme dans
la petite ville de province. Qu'arrive-t-il? Le pays et la localité
triomphent sur des questions d'intérêt général;
la volonté de la centralisation parisienne est souvent écrasée;
la vérité des faits est travestie, et la province se moque
du pouvoir. Enfin, une fois les grandes utilités publiques satisfaites,
il est clair que les lois, au lieu d'agir sur les masses, en reçoivent
l'empreinte; les populations se les adaptent au lieu de s'y adapter.
Quiconque a voyagé
dans le midi, dans l'ouest de la France, en Alsace, autrement que pour
y coucher à l'auberge, voir les monuments ou le paysage, doit reconnaître
la vérité de ces observations. Ces effets du népotisme
bourgeois sont aujourd'hui des faits isolés; mais l'esprit des lois
actuelles tend à les augmenter. Cette plate domination peut causer
de grands maux, comme le démontreront quelques événements
du drame qui se jouait alors dans la vallée des Aigues.
Le système
renversé plus imprudemment qu'on ne le croit, le système
monarchique et le système impérial remédiaient à
cet abus par des existences consacrées, par des classifications,
par des contre-poids qu'on a si sottement définis des privilèges.
Il n'existe pas de privilèges, du moment que tout le monde est admis
à grimper au mât de cocagne du pouvoir. Ne vaudrait-il pas
mieux, d'ailleurs, des privilèges avoués, connus, que des
privilèges ainsi surpris, établis par la ruse, en fraude
de l'esprit qu'on veut faire public, qui reprennent l'oeuvre du despotisme
en sous-oeuvre et un cran plus bas qu'autrefois? N'aurait-on renversé
de nobles tyrans, dévoués à leur pays, que pour créer
d'égoïstes tyranneaux? Le pouvoir sera-t-il dans les caves,
au lieu de rayonner à sa place naturelle? On doit y songer. L'esprit
de localité, tel qu'il vient d'être dessiné, gagnera
la Chambre. »
(H.
de Balzac extrait des Paysans).
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