| Othello ou le More de Venise est une tragédie en cinq actes et en vers, de William Shakespeare. L'auteur a fait de la jalousie le sujet de sa pièce, et, avec cette vigueur à laquelle nul après lui n'a pu atteindre, il présente cette passion à sa naissance, dans ses progrès, dans ses angoisses et dans ses conséquences les plus atroces. L'amour le plus violent est, d'après Shakespeare, celui qui touche le plus près à la haine. Othello, du moins, tend à le prouver. Le More est extrême dans ces contrastes. Son amour est mêlé d'une rudesse propre il son caractère et que le poète lui a donnée avec art, pour préparer au changement qui doit suivre. La scélératesse subtile et profonde de lago, qui opère ce changement de l'amour en jalousie dans une personnalité aussi tumultueuse que celle d'Othello, aveuglé par son trop de confiance dans l'affection d'un homme qui, sous le masque d'ami sincère et désintéressé, le mène insensiblement à sa ruine, est tracée de main de maître. Les instigations du fourbe, ses questions, son affectation d'en cacher le motif, ses suggestions obscures pour piquer la curiosité du More, son embarras apparent et le refus de s'expliquer jusqu'à ce qu'Othello, tenu en suspens et excité par ale légères insinuations, s'impatiente et s'irrite enfin, le choix de ce moment pour lui verser le poison et l'adresse avec laquelle il nomme cette passion qu'il veut animer : "Oh! gardez-vous de la jalousie!" sont des traits inimitables de l'art dans cette scène, qui a été regardée avec justice comme une des plus belles qu'on ait représentées sur le théâtre. Voilà ce qui appartient au poète, c'est-à-dire la création des caractères et la peinture des passios; quant à la fable, il l'a empruntée textuellement, sauf le dénouement, qui ne pouvait convenir à la scène, à une nouvelle italienne de Giraldi Cinthio, dont voici le précis : Il y avait à Venise un More très brave, que sa valeur et ses succès dans plusieurs expéditions militaires avaient fait distinguer de la république au point qu'on lui confia le commandement des troupes. La renommée de sa bravoure et de ses exploits enflamma pour lui une jeune Vénitienne aussi belle que sensible; elle se nommait Desdemona. Le More fut également épris de sa rare beauté; ils s'unirent maigre la répugnance et l'opposition du père de la jeune fille. Bientôt le More partit avec le titre de général des troupes que la république tenait dans l'île de Chypre, et son épouse s'embarqua avec lui. Deux officiers partageaient la confiance et l'amitié du mari : l'un était enseigne, homme du plus lâche et du plus méchant caractère, mais assez fourbe et assez adroit pour cacher la noirceur de son âme; l'autre était un caporal, d'une âme honnête et loyale, chéri d'Othello, et que Desdemona comblait de caresses, sans autre vue que celle de plaire à son époux. L'enseigne était marié à une jeune italienne qui méritait son amour; mais le perfide ne songeait qu'aux moyens de déshonorer son général en corrompant sa femme. Il fit plusieurs tentatives secrètes, qui toutes échouèrent contre la vertu de Desdemona. Indigné de son peu de succès et incapable d'un sentiment vertueux, il s'imagina qu'il n'était rebuté que parce qu'il avait un rival heureux dans le caporal. Dès lors, il ne respira que haine et vengeance. L'idée à laquelle il s'arrêta fut d'inspirer de la jalousie a Othello et d'empoisonner son coeur de soupçons. Le scélérat y réussit et fut servi 'à souhait par le hasard. Sa femme n'ignorait pas la trame odieuse qu'il avait ourdie; mais la crainte de la fureur de son mari enchaînait sa langue et, d'ailleurs, elle n'imaginait pas les horreurs qui allaient suivre. Le More, aveuglé par sa passion, trompé par quelques apparences équivoques et en proie à toute la rage de la jalousie, commença par résoudre la mort du prétendu coupable. L'enseigne, aussi lâche que fourbe et qui connaissait la bravoure du caporal, n'osait trop se charger de cet assassinat; l'argent l'enhardit. Un soir que ce brave homme rentrait chez lui, l'enseigne l'assaillit dans les ténèbres et lui porta par derrière, dans la jambe, un coup d'épée qui le fit tomber. Ses cris réveillèrent les voisins; l'assassin, voyant accourir du monde, s'éloigne et revient ensuite se mêler il ceux qui étaient venus feignant de la surprise et de la douleur de l'accident du caporal, dont il se flattait, au fond de son âme, que la blessure serait mortelle. Vengé d'un rival odieux, le More ne songea plus qu'à concerter avec l'enseigne les moyens de faire périr sa famille avec impunité. "J'en sais un infaillible, lui dit ce monstre; la maison où vous demeurez est vieille et le plancher tombe en ruine; il faut que nous battions Desdemona avec une chausse remplie de sable, jusqu'à ce qu'elle expire sous les coups. Il ne restera sur son corps ni plaie ni contusion, et, pour ensevelir encore mieux notre secret, nous ferons ensuite tomber le plancher sur elle, Sa mort passera dans la ville pour un accident." Cet infâme complot fut exécuté. Les voisins accoururent aux cris du More et de l'enseigne, qui feignaient d'appeler au secours, et, voyant ce triste spectacle, furent dupes du stratagème; le lendemain, Desdemona fut enterrée au milieu des larmes et des regrets de toute la ville, qui connaissait sa vertu. Ainsi, pour les faits, sauf le dénouement, Shakespeare a tout emprunté au romancier italien; il a tout créé, cependant, car, dans ces faits si exactement reproduits, il a mis la vie qui n'y était pas. "Tout subsiste, en effet, et tout est changé, dit Guizot. Ce n'est plus un More, un officier, un enseigne, une femme victime de la jalousie et de la trahison. C'est Othello, Cassio, lago, Desdemona, êtres réels et vivants qui ne ressemblent à aucun autre, qui se présentent en chair et en os devant le spectateur, enlacés dans tous les liens d'une situation commune, emportés tous par le même événement, mais ayant chacun sa nature personnelle, sa physionomie distincte, concourant chacun à l'effet général par des idées, des sentiments, des actes qui lui sont propres et qui découlent de son individualité. Ce n'est point le fait, ce n'est point la situation qui a dominé le poète et où il a cherché tous ses moyens de saisir et d'émouvoir. La situation lui a paru posséder les conditions d'une grande scène dramatique; le fait l'a frappé comme un cadre heureux où pouvait venir se placer la vie. Soudain, il a enfanté des êtres complets en eux-mêmes, animés et tragiques, indépendamment de toute situation particulière et de tout fait déterminé; il les a enfantés capables de sentir et de déployer sous nos yeux tout ce que pouvait faire éprouver et produire à la nature humaine l'événement spécial au sein duquel ils allaient se mouvoir, et il les a lancés dans cet événement, bien sûr qu'a chaque circonstance qui lui serait fournie par le récit il trouverait en eux, tels qu'il les avait faits, une source féconde d'effets pathétiques et de vérité." Il y a dans cette pièce, chargée d'ombres comme un tableau de Rembrandt, deux caractères fortement accusés, celui d'Othello et celui du traître lago, et, entre les deux, la douce et plaintive Desdemona, fatalement destinée à périr au milieu d'un tel déchaînement de passions féroces. C'est une victime sans tache en qui l'on aime la douceur, la grâce, l'humilité; elle est si simple et si innocente, qu'elle ne peut même concevoir l'idée de l'infidélité et ne comprend dans le rôle de l'épouse que l'amour et le dévouement. Le choix qu'elle a fait de ce rude soldat semble une erreur de son imagination, et cependant ce qui l'a touchée pour Othello est précisément ce qui fait que la femme honore dans son époux son maître et son protecteur, l'admiration pour le courage, I'intérêt pour les dangers passés. Schlegel, dans son Cours de littérature, juge ainsi l'oeuvre dans l'ensemble : "Si la place de Roméo et Juliette semble éclairée des rayons de l'aurore, mais d'une aurore dont les nuages enflammés annoncent un jour orageux, celle d'Othello est chargée d'ombres rembrunies. C'est un tableau de Rembrandt. Mais quelle heureuse méprise, que celle qui a fait prendre à Shakespeare le Maure de l'Afrique septentrionale, le Sarrasin baptisé dont il était question clams la nouvelle originale, pour au véritable noir! On reconnaît dans Othello la nature sauvage de cette zone brûlante qui produit les animaux les plus féruces et les plantes les plus vénéneuses Quelle éloquence pourrait peindre la force terrassante de la catastrophe de cette tragédie! Quelles expressions pourraient donner l'idée de ce combat tumultueux entre des sentiments d'une telle violence, que, trop pressés dans le coeur de l'homme, ils se font jour dans l'éternité!" Deux imitations en français d'Othello, l'une par Ducis, l'autre par Alfred de Vigny, ont essayé d'acclimater sur la scène tragique française l'admirable création de Shakespeare. C'est la plus pâle et la plus adoucie, celle de Ducis, qui s'est maintenue le plus longtemps. Voltaire, qui sentit parfaitement ce que ce sujet avait d'audacieux et de profond, en a tiré Zaïre, et il crut avoir fait une oeuvre bien supérieure à Othello. Plus tard, lorsque le succès de la traduction si imparfaite de Letourneur eut mis en goût le public, Voltaire se hâta de réagir contre l'admiration que provoquait l'Othello anglais et il en traduisit quelques morceaux d'une façon grotesque. "Avec quel plaisir on voit, dit-il, que la première scène se passe à Venise et la dernière en Chypre! Le Maure enlève Desdemona; lago court sous la fenêtre du père, qui paraît en chemise, et alors Iago lui crie : "Tête-bleu! mettez votre robe, un bélier noir monte sur votre brebis blanche; allons, allons, debout descendez, ou le diable va vous faire grand-père". Et Voltaire poursuit ainsi tout le compte rendu du drame. On pourra juger, par la belle traductien de François-Victor Hugo, combien son prétendu mot à mot s'écarte du sens vrai et pousse à la charge ce qui n'est que plaisant dans l'original. (PL). | |