| Modeste Mignon est un roman d'Honoré de Balzac, qui, dans la Comédie Humaine, est rangé dans les série des Scènes de la vie privée. C'est d'après une nouvelle écrite, - puis brûlée, - par Mme Hanska, que Balzac écrivit ce roman. La première conception était celle-ci (à Mme Hanska, 1er mars 1844) : « Il faut peindre d'abord une famille de province où il se trouve, au milieu des vulgarités de cette vie, une jeune fille exaltée, romanesque, et puis, par la correspondance, transiter vers la description d'un poète à Paris. L'ami du poète, qui continuera la correspondance, doit être un de ces hommes d'esprit qui se font les caudataires d'une gloire. C'est une jolie peinture que celle de ces servants-cavaliers, qui soignent les journaux, font les courses, etc. Le dénouement doit être en faveur de ce jeune homme, contre le grand poète, et montrer les manies et les aspérités d'une grande âme, qui effraye les petites. » Dès le 16 mars, il a écrit le « cinquantième feuillet ». « Jamais je n'aurai rien fait plus lestement, ni avec plus de plaisir, sans moins de fatigue.-» Et déjà, à l'exécution, la conception première avait changé : « C'est la lutte entre la poésie et le fait, entre l'illusion et la société », autrement dit la déception d'une jeune fille qui s'aperçoit qu'un homme, grand poète et esprit pur dans ses oeuvres, n'est dans la vie réelle qu'un plat ambitieux, et non plus ce beau caractère isolé dans sa grandeur chagrine, dont Balzac parlait le 1er mars. Le 21 mars, Modeste Mignon « a poussé comme un champignon », et est presque fini. Puis (1er avril) Balzac se met aux corrections, retouche « sept fois » (ce serait en dix jours) le premier volume, dont la publication commence dans les Débats le 4 avril. Il faut que ce soit fini pour le 20; - après cette période d'exaltation et de verve, la fatigue ressaisit Balzac; il prend «-des flots de café ». La deuxième partie finit d'être publiée le 31 mai : « L'opinion générale de la littérature et du monde est que c'est un petit chef-d'oeuvre. Mais quand la troisième aura paru, ils diront que c'en est un grand.» La dédicace « à une étrangère » faisait marcher les caquets : on désignait la princesse Belgiojoso. Et Balzac de faire le mystérieux, - il adorait l'énigme. Le 18 juin, il a retrouvé toutes ses facultés : « Elles ont déployé leurs ailes, elles ont frémi, elles ont frappé du pied. » Mais là-dessus il reçoit de Mme Hanska une lettre qui lui interdit l'espoir enivrant d'aller de sitôt à Wierzchovnia : « J'ai l'âme attaquée de désespérance. » Modeste Mignon lui paraît aussitôt une oeuvre difficile (28 juin). Le 15 juillet, c'est fini : « J'ai mis l'imprimerie sur les dents... J'ai la conscience d'avoir fait un chef-d'oeuvre pour moi, pour vous, et que m'importe le reste! ... On dit, en littérature, que c'est trop fin, trop délicat pour aller au bas d'un journal. » - « C'est la comédie de Tasse, de Goethe, ramenée à la vérité pure. » (19 juillet). A vrai dire l'ouvrage qui avait exercé sur l'imagination de Balzac une action décisive, c'est la Correspondance de Goethe et Bettina, laquelle, publiée par Bettina d'Arnim en 1835, venait d'être traduite en France par Hortense Cornu (1843). Balzac la lut en août 1843, à Saint-Pétersbourg, auprès de Mme Hanska, - et il écrivit alors un court article, qui demeura inédit et qu'on trouvera dans les Lettres à l'Etrangère, II.186 sqq.; ces trois pages sont le véritable germe de Modeste Mignon. Elles sont très dures, et, au total, injustes, - il faut relire, après elles, l'étude imprégnée d'une ironie indulgente et fine, et beaucoup plus pénétrante, que Sainte-Beuve devait écrire sur Bettina et Goethe, le 29 juillet 1850 : « Qu'une jeune fille s'éprenne d'un poète... à distance sans l'avoir jamais vu. disait Balzac, c'est un fait si commun, que l'amour de Bettina pour Goethe n'a pas même le mérite de l'exception ... Mme d'Arnim aura voulu hisser un épouvantail à jeunes filles, et les empêcher de se livrer à tout jamais à ces premières et si touchantes exaltations, en leur montrant le vide, l'ennui, qui résultent de ces coups de tête, une fois qu'ils se terminent par une oeuvre littéraire. » Il en voulait donc à l'amour de tête (auquel il rappelle que Mérimée avait porté un furieux coup dans sa Double Méprise). Des exemples il en avait auprès de lui, il en avait rencontré des dizaines, - et l'on sait que, si c'est une maladie de toutes les époques, l'épidémie fut violente entre 1820 et 1840. Modeste Mignon pouvait être fait « quoiqu'à une distance énorme » (à Mme Hanska, II, 409, 416) d'après la cousine de Mme Hanska, la comtesse Rzewuska, et d'après Mme Hanska elle-même après tout n'est-ce pas d'un amour de tête qu'elle aima d'abord Balzac, sans l'avoir jamais vu? D'ailleurs elle s'en avisa bien, et elle se fâcha (5 juillet 1844) en lisant les reproches que Modeste reçoit de son père pour avoir écrit à l'illustre poète Canalis; il fallut que Balzac l'assurât qu'il n'y avait rien là qui l'eût visée, que ce n'était pas la même chose, etc. - Modeste Mignon. L'histoire est celle-ci : Modeste Mignon, exquise créature, allemande par sa mère (comme Ursule Mirouët, - et ce n'est pas sans intention que Balzac a donné à ces héroïnes du Gemüt du sang germanique), s'éprend à distance de Canalis, le poète génial et glorieux; elle est un cas d'intoxication littéraire (phénomène déjà étudié par Balzac, mais chez des femmes, Mme de Bargeton, des Illusions perdues, Mme de la Baudraye, de La Muse du département). Canalis, débordé de correspondances sentimentales, lui fait répondre par son secrétaire (comme Goethe faisait à Bettina de temps en temps; la correspondance est découverte par les parents de Modeste; un vieil ami va demander des explications à Canalis, qui se révèle un fat et un « arriviste » de l'espèce la plus odieuse. Cependant, à la suite d'une intrigue assez compliquée, il est décidé que Canalis sera admis à faire sa cour à Modeste, dont la belle dot le séduit, mais en concurrence avec le secrétaire, - lequel finit par l'emporter, à la confusion du fat. - Canalis. C'est donc, en même temps qu'une analyse très fouillée de ce que peut produire chez une jeune fille qui s'ennuie l'imagination sentimentale, une satire de l'auteur, qui est poète dans ses oeuvres, mais âprement positif dans sa vie. Quel a été le modèle de Balzac? il est certain que plusieurs traits du talent de Canalis peuvent convenir à Lamartine, - et que, d'autre part, Balzac a fini par mettre le nom de Canalis, dans La Peau de Chagrin, là où il avait d'abord mis celui de Lamartine; de même, dans les Illusions perdues, le portrait physique du poète rappelle beaucoup Lamartine. Nous ne pouvons entrer ici dans la recherche des raisons par où Balzac aurait pu être amené à peindre d'une manière si cruelle, et dans l'ensemble si injuste, un homme qu'il connaissait, qu'il avait des raisons de respecter, et qui d'ailleurs, n'a jamais parlé de Balzac, avant comme après 1844, qu'avec admiration et déférence. On peut regretter que Balzac ait donné lieu de se rejouir aux calomniateurs de Lamartine, - mais il semble qu'il a visé toute une classe de littérateurs, et non un homme entre tous. Balzac nous apprend lui-même qu'au passage où il explique le talent de Canalis, il a « fourré » des phrases de Mme Hanska sur Charles Nodier (24 avril 1844). Et il terminait ainsi son article sur Goethe et Bettina : « Charles Nodier n'eût pas mieux fait pour se moquer d'une des mille dixièmes muses de France. » Les exemples de belles carrières de fonctionnaires faites par des poètes n'étaient pas rares; - et l'on pense à Canalis en lisant dans les Mémoires du docteur Véron ce portrait de A. Giraud (I, 21) : « Il aimait le bien et le beau, mais il se montrait homme d'affaires; il savait tirer parti de tout, de ses relations, de ses amitiés, de ses vers, de ses élégies, de ses tragédies, de ses sentiments religieux, de sa tendresse poétique pour les petits ramoneurs »; en moins de deux ans il avait été fait chevalier de la Légion d'honneur, il était entré à l'Académie, il s'était marié richement : « Il faisait tout vite, il vécut vite, il mourut vite. » Disons donc que Canalis est encore l'un de ces portraits composites comme en a tant fait Balzac. (J. Merlant). - Intoxication littéraire [ Modeste Mignon est la fille cadette d'un ex-colonel de l'Empire et d'une allemande ; sa soeur aînée a été enlevée et délaissée par un aventurier, puis est revenue mourir, désespérée, au Havre, auprès de ses parents. ] « Abattue après la mort de sa soeur, Modeste s'était jetée en des lectures continuelles, à s'en rendre idiote. Elevée à parler deux langues, elle possédait aussi bien l'allemand que le français; puis, elle et sa soeur avaient appris l'anglais par Madame Dumay. Modeste, peu surveillée en ceci par des gens sans instruction, donna pour pâture à son âme les chefs-d'oeuvre modernes (des trois littératures anglaise, allemande et française. Lord Byron, Goethe, Schiller, Walter Scott, Hugo, Lamartine, Crabbe, Moore, les grands ouvrages du 17e et du 18e siècle, l'histoire et le théâtre, le roman depuis Rabelais jusqu'à Manon Lescaut, depuis les Essais de Montaigne jusqu'à Diderot, depuis les Fabliaux jusqu'à la Nouvelle Héloïse, la pensée de trois pays meubla d'images confuses cette tête sublime de naïveté froide, de virginité contenue, d'où s'élança brillante, armée, sincère et forte, une admiration absolue pour le génie. Pour Modeste, un livre nouveau fut un grand événement : heureuse d'un chef-d'oeuvre à effrayer Madame Latournelle, ainsi qu'on l'a vu; contristée quand l'ouvrage ne lui ravageait pas le coeur. Un lyrisme intime bouillonna dans cette âme pleine des belles illusions de la jeunesse. [...] A la période affamée de ses lectures succéda, chez Modeste, le jeu de cette étrange faculté donnée aux imaginations vives de se faire acteur dans une vie arrangée comme dans un rêve; de se représenter les choses désirées avec une impression si mordante qu'elle touche à la réalité, de jouir enfin par la pensée, de dévorer tout, jusqu'aux années, de se marier, de se voir vieux, d'assister à son convoi comme Charles-Quint, de jouer enfin en soi-même la comédie de la vie, et, au besoin, celle de la mort. Modeste jouait, elle, la comédie de l'amour. Elle se supposait adorée à ses souhaits, en passant par toutes les phases sociales. Devenue l'héroïne d'un roman noir, elle aimait, soit le bourreau, soit quelque scélérat qui finissait sur l'échafaud, ou, comme sa sueur, un jeune élégant sans le soit qui n'avait de démêlés qu'avec la sixième chambre. Elle se supposait courtisane, et se moquait des hommes au milieu de fêtes continuelles, comme Ninon. Elle menait tour à tour la vie d'une aventurière, ou celle d'une actrice applaudie, épuisant les hasards de Gil Blas et les triomphes des Pasta, des Malibran, des Florine. Lassée d'horreurs, elle revenait à la vie réelle. Elle se mariait avec un notaire, elle mangeait le pain bis d'une vie honnête, elle se voyait en Madame Latournelle. Elle acceptait une existence pénible, elle supportait les tracas d'une fortune à faire; puis elle recommençait les romans : elle était aimée pour sa beauté; un fils de pair de France, jeune homme excentrique, artiste, devinait son coeur, et reconnaissait l'étoile que le génie des Staël avait mise à son front. Enfin, son père revenait riche à millions. Autorisée par son expérience, elle soumettait ses amants à des épreuves où elle gardait son indépendance; elle possédait un magnifique château, des gens, des voitures, tout ce que le luxe a de plus curieux, et elle mystifiait ses prétendus jusqu'à ce qu'elle eût quarante ans, âge auquel elle prenait un parti. Cette édition des Mille et une Nuits, tirée à un exemplaire, dura près d'une année, et fit connaître à Modeste la satiété par la pensée. Elle tint trop souvent la vie dans le creux de sa main, elle se dit philosophiquement et avec trop d'amertume, avec trop de sérieux et trop souvent : « Eh bien, après ?... » pour ne pas se plonger jusqu'à la ceinture en ce profond dégoût dans lequel tombent les hommes de génie empressés de s'en retirer par les immenses travaux de l'oeuvre à laquelle ils se vouent. N'était sa riche nature, sa jeunesse, Modeste serait allée dans un cloître. Cette satiété jeta cette fille, encore trempée de grâce catholique, dans l'amour du bien, dans l'infini du ciel. Elle conçut la charité comme occupation de la vie; mais elle rampa dans des tristesses mornes en ne se trouvant plus de pâture pour la fantaisie tapie en son coeur, comme un insecte venimeux au fond d'un calice. Et elle cousait tranquillement des brassières pour les enfants des pauvres femmes! Et elle écoutait d'un air distrait les gronderies de M. Latournelle qui reprochait à M. Dumay de lui avoir coupé une treizième carte, ou de lui avoir tiré son dernier atout. La foi poussa Modeste dans une singulière voie. Elle imagina qu'en devenant irréprochable, catholiquement parlant, elle arriverait à un tel état de sainteté, que Dieu l'écouterait et accomplirait ses désirs. - La foi, selon Jésus-Christ, peut transporter des montagnes, le Sauveur a traîné son apôtre sur le lac de Tibériade; mais, moi, je ne demande à Dieu qu'un mari, se dit-elle : c'est bien plus facile que d'aller me promener sur la mer. Elle jeûna tout un carême, et resta sans commettre le moindre péché; puis elle se dit qu'en sortant de l'église, tel jour, elle rencontrerait un beau jeune homme digne d'elle, que sa mère pourrait agréer, et qui la suivrait amoureux fou. Le jour où elle avait assigné Dieu à cette fin d'avoir à lui envoyer un ange, elle fut suivie obstinément par un pauvre assez dégoûtant; il pleuvait à verse et il ne se trouvait pas un seul jeune homme dehors. Elle alla se promener sur le port, y voir débarquer des Anglais, mais ils amenaient tous des Anglaises, presque aussi belles que Modeste, qui n'aperçut pas le moindre Child Harold égaré. Dans ce temps-là, les pleurs la gagnaient quand elle s'asseyait en Marius sur les ruines de ses fantaisies. Un jour qu'elle avait cité Dieu pour la troisième fois, elle crut que l'élu de ses raves était venu dans l'église, elle contraignit Madame Latournelle à regarder à chaque pilier, imaginant qu'il se cachait par délicatesse. De ce coup, elle destitua Dieu de toute puissance. Elle faisait souvent des conversations avec cet amant imaginaire, en inventant les demandes et les réponses, et elle lui donnait beaucoup d'esprit. L'excessive ambition de son coeur, cachée dans ces romans, fut donc la cause de cette sagesse tant admirée par les bonnes gens qui gardaient Modeste ; ils auraient pu lui amener beaucoup de Francisque Althor et de Vilquin fils, elle ne se serait pas baissée jusqu'à ces manants. Elle voulait purement et simplement un homme de génie, le talent lui semblait peu de chose, de même qu'un avocat n'est rien pour la fille qui se rabat à un ambassadeur. Aussi ne désirait-elle la richesse que pour la jeter aux pieds de son idole. Le fond d'or sur lequel se détachèrent les figures de ses rêves était moins riche encore, que son coeur plein des délicatesses de la femme, car sa pensée dominante fut de rendre heureux et riche un Tasse, un Milton, un Jean-Jacques Rousseau, un Murat, un Christophe Colomb. Les malheurs vulgaires émouvaient peu cette âme qui voulait éteindre les bûchers de ces martyrs souvent ignorés de leur vivant. Modeste avait soif des souffrances innommées, des grandes douleurs de la pensée. Tantôt elle composait les baumes, elle inventait les recherches, les musiques, les mille moyens par lesquels elle aurait calmé la féroce misanthropie de Jean-Jacques. Tantôt elle se supposait la femme de lord Byron, et devinait presque son dédain (du réel, en se faisant fantasque autant que la poésie de Manfred. et ses doutes en en faisant un catholique. Modeste reprochait la mélancolie de Molière à toutes les femmes du 17e siècle. - Comment n'accourt-il pas, se demandait-elle, vers chaque homme de génie une femme aimante, riche, belle, qui se fasse son esclave comme dans Lara, page mystérieux? Elle avait, vous le voyez, bien compris le pianto que le poète anglais a chanté par le personnage de Gulnare. Elle admirait beaucoup l'action de celle jeune Anglaise qui vint se proposer à Crébillon fils, et qu'il épousa. L'histoire de Sterne et d'Eliza Draper fit sa vie et son bonheur pendant quelques mois. Devenue en idée l'héroïne d'un roman pareil, plus d'une fois elle étudia le rôle sublime d'Eliza. L'admirable sensibilité, si gracieusement exprimée dans cette correspondance, mouilla ses yeux des larmes qui manquèrent, dit-on, dans les yeux du plus spirituel des autleurs anglais. Modeste vécut donc encore quelque temps par la compréhension, non seulement des oeuvres, mais encore du caractère de ses auteurs favoris. Goldsmith, l'auteur d'Oberman, Charles Nodier, Maturin, les plus pauvres, les plus souffrants, étaient ses dieux; elle devinait leurs douleurs, elle s'initiait à ces denûments entremêlés de contemplations célestes, elle y versait les trésors de son oeur; elle se voyait l'auteur du bien-être matériel de ces artistes, martyrs de leurs facultés. » (H. de Balzac, extrait de Modeste Mignon). | | |