|
. |
|
Maria Chapdelaine
est un roman de Louis Hémon, publié d'abord
en feuilleton en France par le Temps (janvier-février
1914). Il n'avait tenté aucun éditeur parisien, et eut l'étrange
fortune de paraître pour la première fois en librairie à Montréal
(1916) avec une préface d'Emile Boutroux, de
l'Académie française, et une introduction
de Louvigny de Montigny, de la Société royale du Canada.
Mais les pensées, à ce moment, étaient toutes à la guerre,
et la critique littéraire chômait dans la plupart des journaux. De fait,
personne en France, jusqu'en 1921, ne signala le livre, qui était déjÃ
célèbre non seulement au Canada mais dans toute l'Amérique du Nord.
- Fronstispice d'une édition newyorkaise de Maria Chapdelaine. Le Canada étant le Canada, c'est-à -dire un pays nettement caractérisé sur la planète par ses lacs, ses monts, ses bois, sa faune ses moeurs, son histoire, ses aspirations, il estime à cette époque qu'il a droit à ce qu'un peu de tout cela se transfuse dans les poèmes et les récits qui prétendent à l'exprimer; le Canada, en un mot, veut avoir une littérature canadienne, - une littérature sinon à l'image de son sol ou de son âme prétendue, du moins dans laquelle les Canadiens aient envie de se reconnaître. Or, il faut l'avouer, malgré les réussites partielles d'un Fréchette, d'un Chapman, d'un Gérin-Lajoie, d'un Jules Tremblay, et de quelques autres, cette littérature il ne l'avait pas. Jusqu'à Maria Chapdelaine, il n'y avait pas un livre, vers ou prose, vraiment, pleinement, uniquement canadien, un livre dont on pût dire ce qu'on dit de tel livre de Kipling ou de Jack London : qu'il est le livre de la jungle, ou le livre de l'Alaska. Et que cette injustice de la destinée ait tout à coup pris fin, que le Canada possède depuis 1916 le livre qui l'exprime, c'est déjà un fait assez considérable par lui-même. Mais ce qui étonne, c'est que ce livre soit l'oeuvre non d'un Canadien, mais d'un écrivain français mort tragiquement, le 8 juillet 1913, presque aussitôt après l'avoir écrit : Louis Hémon. L'auteur,
Louis Hémon.
Louis Hémon (1880-1913). Jamais homme, en effet, ne se sentit moins de disposition pour la vie de fonctionnaire, que ce fils d'un des plus hauts dignitaires de l'Université : sa soeur le peint comme un caractère renfermé, fuyant le monde, aimant la solitude et la méditation. Il y joignait un goût violent des sports, et qu'il conciliait, on ne sais comment, avec son caractère méditatif. Ce goût, quoi qu'il en soit, était si peu chez lui une passade, un caprice de jeune homme, qu'à la suite d'un concours littéraire ouvert par l'Auto (février 1906) et où il remporta le premier prix, il devint un collaborateur régulier de ce journal, et le resta jusqu'à sa mort. Sur les photographies qu'on a de lui à cette époque, il se présente avec une physionomie longue, aiguë et glabre. Mais un séjour de quelque durée qu'il avait fait en Angleterre, où il se maria, semble-t-il, et d'où il rapporta une exquise nouvelle : Lizzie Blakeston, publiée par le Temps en 1908, et qui est l'histoire d'une petite danseuse des rues londoniennes, soeur lointaine de l'enfant Septentrion. Puis, devenu veuf à trente-deux ans, rongé
de chagrin, il ait cherché dans le vaste monde un coin solitaire pour
y enfouir son chagrin. Il partit pour le Canada, et, sans s'arrêter dans
les villes, poussant toujours vers l'Ouest, vers les confins de la colonisation,
les « terres neuves », comme on disait là -bas, il se fixa dans la région
du lac Saint-Jean, aux environs de Saint-Edouard-de-Péribonka, en pleine
zone forestière. Il y demeura dix-huit mois, hôte d'une tribu de
bûcherons défricheurs dont il partageait la vie élémentaire, notant,
observant, combinant l'intrigue - oh! si peu compliquée! - du livre qu'il
projetait d'écrire sur ces échantillons de la rustique et libre population
canadienne.
Le défricheur. Et, son manuscrit terminé, ficelé, expédié
à Hébrard, directeur du Temps, le 8 juillet 1913, il se mit en
route, Ã pied, le long du Transcanadien, sac au dos, vers des pays encore
plus inexplorés, quand, près de Chapleau (Ontario), un train, que sa
contention d'esprit et peut-être une légère paresse d'oreille l'avaient
empêché d'entendre venir, le prit en écharpe et l'envoya rouler à dix
mètres de la voie. Ce stupide accident - qui, d'après sa soeur, aurait
également coûté la vie à un jeune Australien son compagnon de route
- enleva au Canada le premier grand écrivain qui l'eût compris, le seul
interprète égal à sa stature, que la destinée jalouse lui eût encore
concédé, et qu'elle lui retirait presque aussitôt.
Une famille de défricheurs canadiens,
les Chapdelaine, vit dans la solitude, près des chutes de la Péribonka,
à l'orée des grands bois qu'elle abat sans désemparer du printemps Ã
l'automne, pour « faire de la terre » - forte expression du pays, qui
exprime bien, dit l'auteur, « tout ce qui gît de travail terrible entre
la pauvreté du bois sauvage et la fertilité finale des champs labourés
et semés ». Cette famille se compose du père Samuel Chapdelaine, de
la mère Laura, de leur fille aînée Maria l'héroïne du roman, de leur
cadette Alma-Rose, de leurs quatre fils Esdras, Da' Bé, Tit' Bé, Télesphore,
et d'un vieux valet de ferme, d'un « homme engagé », suivant l'expression
locale, Edwige Légaré, dit Blasphème. Il y a encore le cheval,
ce grand « malavenant » de Charles-Eugène, ainsi nommé d'un voisin
du bisaïeul ou trisaïeul des Chapdelaine, avec qui ceux-ci avaient eu
maille à partir, et pour se venger duquel, de père en fils, ils donnaient
ses prénoms chrétiens et le qualificatif de « malavenant » à leur
bête de trait. Et il y a enfin Chien - un chien, en effet, pour qui l'on
ne s'est pas tant tracassé la tête, et qui s'appelle Chien tout simplement
comme s'il était le seul de son espèce.
Dès le début, le drame est noué : c'est la rivalité qui met aux prises dans le coeur de Maria Chapdelaine, la belle fille forte et saine, aux « cheveux drus », au « cou brun », ses trois amoureux représentatifs des trois genres de vie qui s'offrent à elle Eutrope Gagnon en qui s'incarne la tradition des antiques défricheurs, Lorenzo Surprenant le déserteur de la terre, l'émigré des « Etats », et François Paradis l'homme de la vie libre et des grands espaces, tantôt trappeur, tantôt foreman, qui ne se sent à l'aise qu'au coeur des forêts. Et c'est François Paradis qui l'emporte d'abord. De passage à Péribonka, où les Chapdelaine lui ont offert l'hospitalité de la nuit, il se rend avec eux à la cueillette des « bleuets » (myrtilles dont on fait des confitures), et le hasard ou son astuce d'amoureux lui ayant ménagé un tête-à -tête avec Maria, il lui explique doucement : - Je vais descendre à Grand'Mère la semaine prochaine pour travailler sur l'écluse à bois [...]. Mais je ne prendrai pas un coup, Maria, pas un seul!Et après cette simple question et sa plus simple réponse, ils se turent et restèrent longtemps ainsi, muets et solennels, parce qu'ils avaient échangé leurs serments. La scène - abrégée à regret - est vraiment
d'une beauté toute mistralienne... Et plus d'une fois, en effet, Maria
Chapdelaine fait songer à la Mireille de Frédéric
Mistral. Et l'on a aussi dans le dialogue précédent un savoureux
échantillon du parler canadien, où gage est féminin, où icitte
se dit pour ici, risée pour plaisanterie, règne pour existence,
chars pour wagons, Ã bonne heure pour de bonne heure, adonner
et adon pour faire plaisir, c'est correct pour c'est bien,
oui son père pour oui mon père, il mouille pour il pleut,
je vous marierai pour je vous épouserai, se mettre chaud
pour s'enivrer, s'écarter pour perdre le sens de l'orientation,
ce qui équivaut à perdre la vie...
Le langage populaire, en tout pays, s'ingénie à chercher des atténuations au dur mot mourir. Mais il ne sert de ruser avec la vérité, et le jour qu'elle apprendra par Eutrope Gagnon que le pauvre François Paradis, parti seul, un soir d'hiver, « à raquette », sur la neige, dans ces bois sans limite, pour venir passer les fêtes de Noël auprès d'elle, a été surpris par une tempête de « norouâ » et s'est « écarté », Maria n'aura pas besoin d'en apprendre davantage : elle sait ce que parler veut dire, et qu'elle ne reverra plus son amoureux. Mais, comme elle est de ces fortes chrétiennes qui portent leur croix en dedans, elle ne pleure ni ne bouge et reste, dit l'auteur, tout le temps de la conversation entre ses parents et Eutrope, « les yeux fixés sur la vitre de la petite fenêtre que le gel rendait pourtant opaque comme un mur ». C'est seulement une fois seule, qu'elle consent à écouter sa douleur. Encore, son coeur simple craint-il bientôt « d'avoir été impie en l'écoutant », et, songeant que l'âme de François a peut-être besoin de prières, elle reprend son chapelet tombé sur la table, et se remet à l'égrener dans la nuit, interminablement. Le drame, en somme, est fini avec cette
mort du jeune trappeur, et ce qui suit peut se résumer en quelques lignes
: la vie a repris son cours régulier dans le « range » du père Chapdelaine;
catéchisée par le curé de Saint-Henri, qui lui explique qu'une fille
comme elle, « plaisante à voir, de bonne santé, avec ça vaillante et
ménagère et qui n'a pas dessein d'entrer en religion, c'est fait pour
encourager ses vieux parents, d'abord, et puis après se marier et fonder
une famille chrétienne », Maria a chassé « de son coeur tout regret
avoué et tout chagrin, aussi complètement que cela était en son pouvoir
».
- Nous sommes venus il y a trois cents ans, et nous sommes restés. Nous avions apporté d'outre-mer nos prières et nos chansons : elles sont toujours les mêmes. Nous avions apporté dans nos poitrines le crieur des hommes de notre pays. vaillant et vif, aussi prompt à la pitié qu'au rire, le coeur le plus humain de tous les coeurs humains : il n'a pas changé. De nous-mêmes et de nos destinées, nous n'avons compris clairement que ce devoir-là : persister... nous maintenir... et nous nous sommes maintenus, peut-être afin que dans plusieurs siècles encore le monde se tourne vers nous et dise :Eutrope Gagnon s'étant présenté sur les entrefaites devant Maria, et lui ayant demandé-: « Calculez-vous toujours de vous en aller, Maria? » elle fit non de la tête, et, comme il insistait pour savoir s'il devait voir là un encouragement, une promesse, elle lui répondit : « Oui. Si vous voulez, je vous marierai, comme vous m'avez demandé, le printemps d'après ce printemps-ci, quand les hommes reviendront du bois pour les semailles ». - Maria, aussi, comme tous les siens, maintiendra.« Ces gens sont d'une race qui ne sait pas mourir...»Nous sommes un témoignage.
L'accueil
du livre.
Mais il convient d'ajouter que cette réussite inespérée fut le prix d'un long effort, d'une observation appliquée et minutieuse de plusieurs mois, ou plutôt d'une expérience personnelle menée dans des conditions que peu d'écrivains accepteraient de s'imposer. Louis Hémon, venu en flâneur dans la région forestière de la Péribonka, avec des ingénieurs « qui exploraient, écrit-il lui-même à sa soeur, le tracé d'un très hypothétique, en tout cas très futur chemin de fer », renonça un beau jour à cette vie de farniente pour s'engager, à raison de 8 dollars par mois, « au service d'un cultivateur de l'endroit, du nom de Samuel Bédard ». Comment s'étonner qu'il ait décrit avec une telle sûreté, une telle profondeur d'accent et rude existence des défricheurs canadiens, puisque lui-même, pendant dix-huit mois, épousa cette existence, fut un de ces défricheurs? Pour qu'on se défiât moins de lui chez ses hôtes, et qu'il pût surprendre au naturel leur parler et leurs gestes, il eut soin de leur cacher sa vraie personnalité, ne souffla mot ni de ses antécédents ni de ses projets littéraires; il passa parmi eux comme un ouvrier de la terre, avant de se révéler à eux, par son roman posthume, sous sa qualité véritable d'ouvrier de lettres, un ouvrier qui, pour son coup d'essai, s'égalait à un maître. Et le livre publié, il s'en dégageait
une vérité si criante, que tous s'y reconnurent ou crurent s'y reconnaître
: Samuel Chapdelaine, l'infatigable pionnier travaillé du besoin « de
mouver souvent, de pousser, plus loin et toujours plus loin » pour se
battre avec le bois, c'est le patron même de Louis Hémon, Samuel Bédard;
la mère Chapdelaine, c'est la courageuse Laura Bédard, sa femme; Edwige
Légaré, c'est Joseph Murray, dont le juron favori est « Blasphème!
»; Lorenzo Surprenant, c'est Edouard Bédard, employé aux « Etats »,
dans les « facteries »; Tit' Séb le remmancheur, c'est Eusèbe Simard,
dont on raconte des cures merveilleuses; Eutrope Gagnon, c'est Eutrope
Gaudrault, un jeune colon de Honfleur que Louis Hémon rencontra maintes
fois à la veillée chez les Bédard ; Da' Bé et Tit' Bé sont les prénoms
vaguement tonkinois de deux enfants d'Ernest Murray, le plus proche voisin
des Bédard. Il n'est pas jusqu'à François Paradis et Maria Chapdelaine
qu'on ne veuille identifier, l'un avec François Lemieux, de Mistassini,
un guide des acheteurs de pelleteries qui « s'écarta » un soir de grande
neige et fut « trouvé mort gelé dans les bois de Chibogarnou », l'autre
avec « Mlle Eva Bouchard » de Péribonka, jolie, saine et forte comme
Maria et qui, jusqu'ici, comme Maria, « a toujours remis ses prétendants
au printemps d'après ce printemps-».
Charles-Eugène, le cheval... . Les marques de la reconnaissance officielle et des lettrés n'ont pas manqué en effet à Louis Hémon, de l'autre côté de l'Atlantique. Tandis que son nom était encore inconnu en France, la Société des arts, sciences et lettres du Canada faisait élever par souscription, sur sa tombe, un mausolée de marbre blanc; un autre monument lui était élevé à Péribonka, près du lac Saint-Jean, dans la ferme où Maria Chapdelaine fut composée, et le père Chapdelaine, alias Samuel Bédard, celui-là même « qu'eut tant de peine à faire de la terre », a voulu céder pour rien, dit Frédéric Le Guyader, le morceau de terrain où s'élève aujourd'hui ce monument, dédié à la mémoire de son ancien « engagé ». Les deux monuments ont été inaugurés au printemps de 1919, en présence du consul de France, par le ministre des colonies et le surintendant de l'instruction publique. Mais déjà la Société de géographie de Québec (1917) avait donné le nom de lac Hémon à l'ancien lac des lslets, au nord du canton Tanguay, et le nom de lac Maria-Chapdelaine à l'ancien lac Vert, sur le parcours de la rivière Tête-Blanche (région du lac Saint-Jean). Par la suite, il y a eu, depuis Péribonka, une route Louis-Hémon qui se dirige vers Mistassini, et une route Maria-Chapdelaine vers Sainte-Monique... Par les honneurs vraiment exceptionnels
rendus au Canada à Louis Hémon, par ces mausolées et ces stèles dont
les hommes de lettres, les géographes, le gouvernement du pays ont voulu
marquer chacune de ses étapes en terre canadienne, par ce baptême, Ã
son nom et au nom de son héroïne, des lieux où se déroule la si simple
et si émouvante intrigue de son roman, on peut mesurer l'impression qu'a
produite au Canada, et plus spécialement au Québec, la publication de
Maria Chapdelaine. Le Canada avait enfin le livre après lequel il
soupirait, l'épopée domestique qui l'exprime tout entier.
(Charles Le Goffic).
L'église de Péribonka. |
. |
|
|
|||||||||||||||||||||||||||||||
|