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Lucrèce, pièce de François Ponsard

Lucrèce est une tragédie en cinq actes et en vers, de François Ponsard, créée au théâtre de l'Odéon,  le 22 avril 1843. 

Peu de tragédies ont excité, à leur apparition, autant d'émoi. Il s'en faut qu'elle soit sans valeur mais elle dut surtout sa vogue à l'esprit de réaction qui se manifestait alors contre l'école romantique; en l'applaudissant, on protestait contre les Burgraves, qui furent représentés la même année, et l'on avertissait Victor Hugo qu'on était las de l'admirer. Toutes les intelligences ne sont pas aptes à suivre le poète jusqu'où il lui plaît de s'élever, et le commun des martyrs du parterre était bien aise de rencontrer une pièce correctement écrite, sagement combinée, où toutes les concessions possibles étaient faites par l'art ancien, qu'on prétendait ressusciter, à l'art moderne qu'on dénigrait, mais dont on savait tirer profit.

Lucrèce est une tragédie romantique. Les vieilles formules, le songe fatal, l'action mise en récit, les tirades à effet sont conservées avec une affectation puérile, mais les unités sacramentelles ne sont pas observées, les confidents de rigueur ont été soigneusement éloignés, et l'auteur emploie fréquemment le mot propre. Les classiques purs auraient donc trouvé dans Lucrèce presque autant d'hérésies que dans Ruy Blas; mais les réactions sont aveugles, en littérature comme en politique, et les gens entichés des vieilleries se plurent à saluer dans Ponsard un nouveau Corneille.

L'auteur s'est borné à mettre en scène le récit de Tite-Live, et il s'est acquitté du reste de sa tâche avec un grand talent. Il y a joint des épisodes tout à fait romantiques Tarquin recevant la visite de la sibylle, qui jette au feu, devant lui, ses livres prophétiques, et les deux rôles de Brutus et de sa femme, que jamais classique n'eut osé comprendre de la sorte; c'est Shakespeare qui est l'inspirateur direct de Ponsard dans ces deux créations. Sextus est, dans an pièce, amoureux de Tullie, la femme de Brutus, courtisane titrée dont il se fatigue, et, pour varier ses plaisirs, il viole la belle et chaste Lucrèce. La peinture des moeurs romaines, de Lucrèce dans son intérieur, distribuant la tâche à ses servantes, est fort belle; la dépravation de Tullie, ses invectives contre son infidèle, font un heureux contraste avec le calme des scènes où la chaste matrone est mise en relief. La folie simulée de Brutus, qui redevient un homme d'un grand sens lorsqu'il parle à Lucrèce, est également d'un grand effet.

La simplicité du plan et la sobriété des ressorts de cette tragédie ont un caractère vraiment antique, mais c'est de l'antique comme on commence à le comprendre seulement au XIXe siècle, et nullement comme l'entendaient les classiques, même les plus illustres, et de beaux vers, d'une allure magistrale, sont malheureusement déparés par autres où se manifeste une versification pénible, laborieusement rimée sur un canevas de prose.

La Lucrèce de Ponsard marque une date dans l'histoire de la littérature française, l'avènement de l'école qui s'est intitulée assez niaisement l'école du bon sens. Nous ne dirons pas, avec Alfred Michiels, que c'est une tragédie de collège; elle a d'excellentes parties, mais il a fallu un parti-pris bien accentué pour l'opposer aux Burgraves. (PL).
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La matrone romaine

« LUCRÈCE, à une de ses esclaves,
Lève-toi, Laodice, et va puiser dans l'urne 
L'huile qui doit brûler dans la lampe nocturne. 
Les heures du repos viendront un peu plus tard. 
La nuit n'a pas encor fourni son premier quart, 
Et je veux achever de filer cette laine, 
Avant d'éteindre enfin la lampe deux fois pleine.

LA NOURRICE
Lucrèce, écoutez-moi; car vous n'oubliez pas
Que je vous ai longtemps portée entre mes bras 
Votre mère mourut quand vous veniez de naître,
Je vous donnai mon lait sur l'ordre de mon maître;
Je ne vous quittai plus; je bénis le destin 
Lorsqu'il vous fit entrer au lit de Collatin.
C'est pourquoi laissez-moi parler. - Que vos esclaves 
Filent pour votre époux les robes laticlaves, 
Je les ferai veiller jusqu'au chant de l'oiseau 
De qui la voix sacrée annonce un jour nouveau. 
Mais vous, ma chère enfant, suspendez votre tâche
Vous la reprendrez mieux après quelque relâche. 
Faut-il donc que vos yeux s'usent, toujours baissés, 
A suivre dans vos doigts le fil que vous tressez?
Pourquoi vous imposer tant de pénibles veilles?
Cherchez à vous distraire; imitez vos pareilles; 
Et que, de temps en temps, des danses, des concerts, 
Ramènent la gaieté dans vos foyers déserts.

LUCRÈCE
Quand mon mari combat en bon soldat de Rome,
Je dois agir en femme ainsi qu'il fait en homme. 
Nourrice, nous avons tous les deux notre emploi
Lui, les armes en main, doit défendre son roi;
Il doit montrer l'exemple aux soldats qu'il commande; 
Mon devoir est égal, si ma tâche est moins grande. 
Moi, je commande ici, comme lui dans son camp,
Et ma vertu doit être au niveau de mon rang.
La vertu que choisit la mère de famille, 
C'est d'être la première à manier l'aiguille,
La plus industrieuse à filer la toison,
A préparer l'habit propre à chaque saison, 
Afin qu'en revenant au foyer domestique,
Le guerrier puisse mettre une blanche tunique 
Et rende grâce aux dieux de trouver sur le seuil 
Une femme soigneuse et qui lui fasse accueil.
- Laisse à d'autres que nous les concerts et la danse.
Ton langage, nourrice, a manqué de prudence.
La maison d'une épouse est un temple sacré,
Où les yeux du soupçon n'ont jamais pénétré.

LA NOURRICE
Eh bien, soit! Prolongez cette retraite austère; 
Défendez aux plaisirs votre seuil solitaire;
Mais, cessant d'ajouter la fatigue aux ennuis,
Que le travail au moins n'abrège pas vos nuits. 
Le sommeil entretient la beauté du visage; 
L'insomnie, au contraire, y marque son passage. 
Gardez que votre époux, de son premier regard,
Ne vous trouve moins belle au retour qu'au départ.

LUCRECE
Tu me presses en vain; je veux rester, fidèle,
Par mon aïeule instruite, aux moeurs que je tiens d'elle. 
Les femmes de son temps mettaient tout leur souci
A surveiller l'ouvrage, à mériter ainsi 
Qu'on lût sur leur tombeau, digne d'une Romaine
« Elle vécut chez elle et fila de la laine ». 
Les doigts laborieux rendent l'esprit plus fort,
Tandis que la vertu dans les loisirs s'endort. 
Aussi, celle qui prend l'aiguille de Minerve, 
Minerve applaudissant, l'appuie et la préserve.
Le travail, il est vrai, peut ternir ma beauté, 
Mais rien ne ternira mon honneur respecté; 
Et si je dois choisir, injure pour injure, 
La ride au front sied mieux qu'en nous la flétrissure. »
 

(F. Ponsard, extrait de Lucrèce, acte 1, scène I).
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