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Don Juan
est un personnage mythique, dont la littérature s'est souvent emparée,
et dont elle a fait l'idéal du matérialisme, de la débauche et de l'impiété.
II est, comme Faust ,
un symbole de l'éternel problème de la vie : après avoir suivi une voie
différente, il arrive au même but, il se rencontre avec lui dans une
même idée de doute, dans le même sarcasme contre le monde et contre
Dieu. La légende de Don Juan est d'origine espagnole. On racontait qu'Ã
Séville, sous le règne de Pierre le Cruel selon les uns, au temps de
Charles-Quint selon les autres, un certain
Don Juan, de l'illustre famille Tenorio, s'était proposé d'enlever la
fille du gouverneur ou commandeur de la ville, pour la sacrifier à ses
passions; qu'après avoir tué en duel le père de sa victime, il descendit
dans son caveau sépulcral du couvent de St François, et, s'adressant
avec raillerie à la statue de pierre placée sur le tombeau, l'invita
à être son hôte ; que la statue, exacte au rendez-vous, le contraignit
de la suivre, et le livra aux puissances de l'Enfer .
Tel est le thème que développa la poésie. On y mêla l'histoire d'un
autre débauché, Don Juan de Maraña, qui s'était, dit-on, donné au
Diable ,
mais qui finit par se convertir et mourut en odeur de sainteté. Gabriel
Tellez (Tirso de Molina) traita, le premier, la
légende de Don Juan, dans son El Burlador de Sevilla y convivado de
piedra : dans ce drame, Don Juan, type du sensualisme raffiné, est
un personnage hardi, entreprenant, qui court d'un pays à l'autre, d'un
duel à un rendez-vous, de la grande dame à la simple servante, et chez
qui l'impiété la plus téméraire s'unit d'une manière très puissante
à l'égoïsme et à la dépravation.
Le même sujet fut transporté sur la scène
française par De Villiers, en 1659 , sous le titre de : le Festin de
pierre ou le Fils criminel. Vint ensuite Don Juan ou le Festin de
pierre ,
de Molière (1665) : mais ici Don Juan n'est
qu'un mauvais sujet qui nous amuse, sans nous étonner Sganarelle est simplement
un drôle de la famille des Scapin; la statue
du commandeur n'inspire aucun effroi , car on est trop disposé à rire
pour se prêter à cette demi-sorcellerie .
En 1669 parut un Festin de pierre ou l'Athée Foudroyé,
par Dumesnil, dit Hosimon. Puis, Thomas Corneille mit en vers la pièce
de Molière, et, en 1677, Sadwell adapta ce sujet à la scène anglaise,
dans son Libertine. Vers la fin du XVIIe
siècle, l'oeuvre originale de Gabriel Tellez fut modifiée et remise Ã
la scène espagnole par Antonio de Zamora .
Quelques années plus tard, Goldoni fit jouer en Italie un Giovanni
Tenorio, ossia il dissoluto punito, où les situations sont invraisemblables,
les caractères raides et guindés, et qui fait de Don Juan un être misérable,
n'inspirant aucune pitié, aucune
sympathie.
Vers 1765, Gluck en fit le sujet d'un ballet. Le
premier compositeur qui en ait fait un opéra fut Righini, sous le titre
d'Il Convitato di pietra, ossia il dissoluto (1777). Le Don Juan
de Mozart, dont le libretto fut écrit par Lorenzo
da Ponte (1787), a le plus popularisé la légende en Europe : si jamais
elle fut bien comprise et bien rendue, c'est dans cette musique profonde
et passionnée, dans cette joie farouche et ces chansons moqueuses qui
courent d'un bout de la pièce à l'autre.
Le Don Juan
de lord Byron est un beau poème : mais nous n'y
retrouvons plus le personnage espagnol, nature ardente, inquiète, toujours
avide de changements et de nouvelles émotions, qui cherche les occasions
et domine les circonstances pour satisfaire ses passions; le Don
Juan de Byron est un être fictif, par la bouche duquel le poète exprime
ses propres doutes et prononce tous ses paradoxes. Nous avons vu paraître
encore un Don Juan de Marana, ou la Chute d'un ange, drame
par Alexandre Dumas, 1836; Les Ames du Purgatoire,
ou les deux Don Juan, nouvelle par Prosper
Mérimée, 1834; Mémoires de Don Juan par F.
Mallefille, 1858. En Espagne, Zorilla a donné
trois ouvrages, Don Juan Tenorio (1844), El Desafio del diablo
et Un Testigo de Bronce (1845). En Allemagne, Grabbe, Braunthal,
Wiese, Hauch, Lenau et Holtei ont aussi, au XIXe siècle, traité des sujets
analogues. Grabbe surtout a trouvé une belle idée dans son drame de Don
Juan et Faust : c'était de mettre en présence ces deux caractères,
l'âme et les sens, l'idéalisme du savant et le matérialisme de l'homme
du monde; il y avait là un vaste champ pour l'imagination d'un poète,
trop vaste pour Grabbe qui n'a fait de son Faust qu'une pâle copie de
celui de Goethe, et créé un Don Juan trop rêveur
et trop métaphysicien.
(B.).
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Frédérick
Tristan , Don Juan, le révolté, un mythe contemporain,
Ecriture, 2009. - Don Juan, c'est beaucoup
plus que le donjuanisme. Egal mythique de Don
Quichotte et de Faust, sa fortune lui vient-elle
d'être perçu comme le séduisant compagnon d'Eros,
ou son insolence nous offre-t-elle une raison plus profonde d'alerter notre
conscience? Depuis son apparition dans l'Espagne
du Siècle d'or, le "Trompeur de Séville",
sous son masque de gentilhomme, est le disciple le plus rusé de
Lucifer.
Ce parricide se moque des lois de son temps, persuadé que son orgueil
lui restitue la liberté d'Adam
choisissant l'offre du serpent. "Force qui va" et que rien n'arrêtera,
"objecteur de conscience suprême, obstiné dans la faute contre l'Esprit",
Don Juan blasphème pour affirmer que l'être
humain peut être supérieur à Dieu et, de tout,
tirer connaissance. De
Molière à Mozart,
de Casanova aux Liaisons dangereuses,
de Sade à Byron, et même
Nietzsche qui en est l'aboutissement, cette
volonté perverse traverse l'Occident, jusqu'à courir, après sa rencontre
avec Faust, le danger du surhumain et de l'inhumain. Regard sur une volonté
de liberté enchaînée aux instincts de mort, cet essai se veut un supplément
Ã
L'Homme révolté d'Albert Camus.
A travers trois siècles de littérature,
d'opéra et de philosophie,
Frédérick Tristan y met en évidence le ressort secret de l'idée de
transgression et de progrès. Et montre que la
révolte existentielle de Don Juan ouvre sur une rébellion intellectuelle,
voire métaphysique. (couv.). |
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