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Gargantua et
Pantagruel est un roman satirique en 5
livres composé par Rabelais. Le premier
(Pantagruel) parut en 1532, le deuxième (Gargantua) en 1534, le
troisième (Tiers livre) en 1546, le quatrième (Quart Livre)
en 1552, le Cinquième Livre en 1564. Gargantua, qui dans l'ordre
des éditions et de la chronologie du récit, vient en première
position, n'était pas une invention de l'auteur : les contes
populaires parlaient du géant Gargantua,
et, dans une foule de localités, on appliquait son nom à
des monuments prétendument celtiques (mégalithes).
Quand Rabelais entreprit la rédaction de son Pantagruel,
il voulait raconter les aventures du fils de Gargantua, peu après
qu'un auteur anonyme ait fait paraître
un ouvrage intitulé : Les grandes et inestimables cronicques
du grant et énorme géant Gargantua, contenant la généalogie,
la grandeur et force de son corps, aussi les merveilleux faicts d'armes
qu'il fist pour le roi Artus.
Deux ans plus tard, il reprit à sa manière l'histoire de
Gargantua, sous la forme d'une libre adaptation des Cronicques.
Il n'est pas d'ouvrage qui ait donné lieu à plus d'interprétations et de commentaires que celui de Rabelais. On y a vu un livre à clefs et l'on s'est évertué, sans succès, à vouloir assimiler Jean des Entommeures au cardinal de Lorraine, Gargamelle à Marie d'Angleterre, Gargantua à François Ier, Graudgousier à Louis XII, Pantagruel à Henri Il, le roi Pétaut à Henri VIII d'Angleterre, voire la jument de Gargantua à la belle duchesse d'Étampes! Cette assimilation est d'ailleurs si peu fondée que d'autres clefs ont été proposées et que chaque inventeur a maintenu la sienne à l'exclusion de toutes les autres, sans se soucier des railleries que Rabelais lui-même décoche aux devineurs d'énigmes qui s'amusent à « calefreter des allégories qui oncques ne feurent songées-». Ensuite, comme Rabelais aborde tous les sujets, des spécialistes érudits se sont emparés de son oeuvre et l'ont expliquée chacun à son point de vue particulier, chacun tenant son explication pour seule valable. On nous a donné ainsi : Rabelais diplomate, Rabelais politique, Rabelais architecte, Rabelais pédagogue, Rabelais médecin, Rabelais anatomiste, Rabelais prêtre, Rabelais jurisconsulte, Rabelais précurseur de la révolution et même Rabelais franc-maçon. Assurément, tous ces commentaires ne sont pas ridicules. Le travail du Dr Le Double (Rabelais anatomisle et physiologiste), notamment, a tiré au clair deux des chapitres les plus obscurs du Pantagruel, ceux qui sont consacrés à la description de l'anatomie de Quaresme prenant. On avait cru jusqu'ici que cette anatomie ne comportait qu'une de ces énumérations saugrenues de termes bizarres, où parfois se complait Rabelais et qui nous sont inintelligibles. Grâce à de patientes recherches philologiques et à de très ingénieux rapprochements, le Dr Le Double est arrivé à démontrer irréfutablement que les comparaisons de l'auteur, loin d'être insipides, sont d'une exactitude merveilleuse et prouvent chez lui une connaissance approfondie de l'anatomie descriptive qu'on ne soupçonnait qu'à peine; qu'il a signalé l'action physiologique des principaux aliments, enfin qu'il a inventé un appareil de chirurgie et un appareil de fracture. qui fut copié par Ambroise Paré. Les critiques modernes sont parvenus à une conception infiniment plus simple. Considérant en son ensemble l'oeuvre de Rabelais, ils n'y veulent plus voir ni une histoire politique de son temps, bourrée d'allusions aristophanesques (Aristophane) aux principaux personnages, rois, ministres et prélats qu'il a fréquentés; ni un thème à revendications sociales si prudemment voilées qu'il en faut deviner le sens; ni un réquisitoire en règle contre les abus éternels de l'État, de l'Église et de la magistrature; mais le simple passe-temps d'un médecin fort occupé et par l'exercice de son art, et par son professorat et par son ardeur à s'assimiler toute la science de l'époque. Émile Faguet remarque que son roman n'a que cinq cents pages et qu'il a mis vingt ans à l'écrire. Il n'y a donc consacré que la moindre part de ses loisirs, et ce roman n'est guère, en somme, que le résumé sous une forme tantôt burlesque, tantôt sérieuse, de ses aventures personnelles et des réflexions que ses expériences lui ont inspirées sur toutes choses. C'est là une enquête que Montaigne dans ses Essais recommencera dans la seconde partie du siècle, avec de toutes autres tendances et dans le sens le plus égoïste. Quant au roman, en lui-même, il est d'une composition enfantine : un bon géant a un fils, qu'il fait soigneusement élever; celui-ci parvenu à l'âge d'homme et entouré de compagnons choisis, bataille, discute, dispute et entreprend un grand voyage à la recherche de l'absolu. C'est là toute la trame. Le gigantisme d'une part, la facile invention du voyage d'autre part, prêtent à une infinité de scènes burlesques, qui sont d'ailleurs assez mal reliées, l'une à l'autre, mais cette fable et les épisodes qu'elle comporte étaient nécessaires pour que livre fût amusant, et il fallait qu'il fût amusant pour se bien vendre. Écrits sous une forme dogmatique, les mémoires de Rabelais n'auraient jamais été populaires, ils n'auraient pas porté jusqu'aux dernières couches sociales ces lueurs de l'humanisme qui ne brillaient que pour les initiés. On en pourrait dire autant des obscénités énormes qui s'étalent à l'aise, d'un bout à l'autre de l'ouvrage. On les a cependant assez reprochées jadis à Rabelais. Aujourd'hui on est plus tolérant à cet égard, l'école naturaliste nous ayant familiarisés avec les détails les plus bas de l'existence, et ces grosses gauloiseries de carabin paraissent saines à côté des raffinements de perversité de certains littérateurs contemporains. Au reste, Rabelais est médecin, il ne faut pas l'oublier, et même médecin spécialiste pour les maladies secrètes : il ne recule pas plus devant le mot que devant la chose; enfin si l'on songe à quelques autres livres du XVIe siècle, le Moyen de parvenir de Beroalde de Verville, ou les Dames galantes de Brantôme ou encore les Essais de Montaigne, on reconnaîtra que la meilleure compagnie avait encore un goût très vif pour les joyeusetés qui composent le fond des vieux fabliaux. Il convient de placer les hommes dans leur milieu pour les bien juger. L'oeuvre de Rabelais se prête mal à l'analyse : on en forcerait le sens si l'on voulait en tirer les enseignements systématiques; même si, pour plus de clarté, on en considérait isolément une partie; ou encore, si l'on rangeait, suivant une certaine méthode, les opinions diverses qu'il a exprimées. Le mieux est de suivre l'ouvrage, chapitre pas chapitre, dans son désordre voulu, en mettant en lumière les scènes essentielles. Gargantua
(Livre II).
Silènes étaient jadis petites boîtes, telles que voyons de présentes boutiques des apothicaires; peintes au-dessus de figures joyeuses et frivoles, comme de harpies, satires, oisons bridés, lièvres cornus, canes bâtées, boucs volants, cerfs limonniers et autres telles pointures contrefaites à plaisir pour exciter le monde à rire; mais au dedans l'on resserrait les fines drogues; comme baume, ambre gris, amomon, muse, civettes, pierreries et autres choses précieuses.Après cela il aborde son conte du bon roi géant, dépeint la vie patriarcale qu'il mène et qui paraît être celle des braves bourgeois du temps. Après dîner tous allèrent pèle-mêle à la Saulsaie et là, sur l'herbe drue, dansèrent au son des joyeux flageolets et douces cornemuses, tant baudement que c'était passe-temps céleste les voir ainsi soi rigoler.Et ses « propos des buveurs » ont été sans doute notés à la Cave peinte de Chinon où il aimait à stationner dès son enfance. La manière de vêtir Gargantua lui donne occasion de disserter amplement sur la signification des couleurs blanc et bleu. On ne sait trop s'il se moque ici des érudits ou s'il cède à cette manie d'érudition dont il ne se défit jamais entièrement. Mais aucun doute ne subsiste lorsqu'il est question d'instruire le jeune géant. C'est là une critique très fine de l'éducation des gentilshommes d'alors qui se passait tout entière à manger, boire, dormir, jouer, paillarder, se promener et surtout à dire des patenôtres. Rabelais, sous le nom de Ponocrates, réforme ces errements vicieux. Son fameux chapitre sur l'éducation, sur lequel on a tant disserté de nos jours et qui fait qu'on lui a prêté les vues pédagogiques les plus modernes, n'est autre que l'exposé, sous forme didactique, de la méthode que l'auteur lui-même a suivie d'instinct pour s'instruire et qui consiste à apprendre le plus possible et de tout - non pas à apprendre par coeur des livres théoriques, mais à voir les objets, à se rendre compte de leur nature, de leur utilité, de leur destination, à se faire expliquer l'organisation et le fonctionnement des industries, etc., le tout sans négliger les exercices nécessaires au développement harmonieux du corps. Au bout de la journée on devra, « à la mode pythagoricienne », récapituler tout ce qu'on a appris ou vu et s'endormir en murmurant la plus simple des prières. Si priaient Dieu le créateur en l'adorant, et ratifiant leur foi envers lui et le glorifiant de sa bonté immense; et lui rendant grâce de tout le temps passé, se recommandaient à sa divine clémence pour tout l'avenir.Avec un tel idéal, Rabelais doit nécessairement railler les principes qui régissent l'éducation de ses contemporains et s'égayer aux dépens du sophiste en lettres latines qui apprend à Gargantua « à lire sa charte si bien qu'il la disait par coeur au rebours, à écrire gothiquement » et le bourre des notions entassées dans les livres de scolastique, au point de le rendre « fou, niais, tout rêveur et rassoté ». Après avoir donné ses idées sur l'éducation, Rabelais les donne sur la guerre. -
Rabelais un grand humaniste : aussi blâme-t-il vivement les vains motifs qui poussent les humains à s'entre-détruire. Rien de plus mordant et de plus vrai que la satire de ce conseil de guerre qui incite Picrochole à des rêves de conquête; rien de plus profond que la psychologie du conquérant, entraîné par des visions de victoires fantasmagoriques, résistant aux conseils les plus autorisés, et se mettant incontinent en campagne : « Sus, sus, - dit Picrochole - qu'on dépêche tout et qui m'aime me suive !»Rabelais n'aime pas davantage les moines que les hommes de guerre : ils sont - en des genres différents - aussi inutiles et malfaisants les uns que les autres. Ils marmonnent grand renfort de légendes et de psaumes nullement par eux entendus, ils comptent force patenôtres, entrelardées de longs Ave Maria sans y penser ni entendre.Et ce, ajoute-t-il, « j'appelle moque-Dieu et non oraison ». Leur fainéantise produit tout naturellement leur luxure « seulement l'ombre du clocher d'une abbaye est féconde! » Par antithèse et par surcroît de raillerie, c'est un des leurs, frère Jean des Entommeures, qui les dénonce et qui les juge. Rabelais n'aime pas non plus les pèlerinages où l'on entraîne tant de braves gens pour le plus grand profit de quelques effrontées congrégations. Allez-vous-en, pauvres gens, au nom de Dieu le créateur, lequel vous soit en guide perpétuelle. Et dorénavant ne soyez faciles à ces ocieux et inutiles voyages. Entretenez vos familles, travaillez chacun en sa vacation, instruez vos enfants et vivez comme vous enseigne le bon apôtre saint Paul.Aux antipodes de l'abbaye il élèvera l'abbaye de Thélème, c.-à-d. un lieu où l'être humain pourra s'épanouir, librement au physique et au moral, sans autre règle que celle-ci : - "Fay ce que voudras" (illustration de Gustave Doré). On ne peut guère quitter ce premier livre, si alertement écrit, sans rappeler le fameux épisode du vol des cloches de Notre-Dame et cette peinture éternellement vraie des Parisiens : Toute la ville fut émue en sédition, comme vous savez que à ce ils sont tant faciles que les nations étranges s'ébahissent de la patience des rois de France, lesquels autrement par bonne justice ne les refrènent, vu les inconvénients qui en sortent de jour en jour.Et enfin la caricature si vivante de l'Université en la personne de maître Janotus de Bragmardo : tondu à la césarine, vêtu de son liripipion à l'antique et bien antidaté l'estomac de Condignac de four et eau bénite de cave, - touchant devant soi trois bedeaux à rouge museau et traînant après cinq ou six maîtres es-arts, bien crottés à profit de ménage.Pantagruel (livre II). Le second livre (Pantagruel, paru en premier et signé Alcofribas Nasier, anagrame de François Rabelais) n'est, comme composition, que le calque du premier. Dans son prologue, Rabelais insiste sur sa véracité : Je ne suis né en telle planète et ne m'advint oncques de mentir ou assurer chose qui ne fut véritable.Gargantua perd sa femme, et il s'en console avec assez de philosophie, la femme étant alors considérée comme un être inférieur, bon seulement à procurer du plaisir et à perpétuer l'espèce. Ma femme est morte, et bien, par Dieu, je ne la ressusciterai pas par mes pleurs : elle est bien, elle est en paradis pour le moins, si mieux ne est : elle prie Dieu pour nous, elle est bien heureuse, elle ne se soucie plus de nos misères et calamités : autant nous en pend à l'oeil.Rabelais donne, en passant, de curieux détails sur la vie qu'on menait jadis en certaines villes de province : Toulouse, Montpellier, Bourges. Il blâme l'afféterie de langage. Il convient parler, selon le langage usité. Et comme disait Octavian Auguste, qu'il faut éviter les mots épaves en pareille diligence que les patrons de navire évitent les rochers de mer.Nous assistons maintenant à l'enfance de Pantagruel, comme jadis à celle de Gargantua, à son adolescence, à ses voyages, à son instruction, et Rabelais recommence à exposer ses idées sur l'éducation, sur la guerre, sur les moines, etc. Il recommande à Pantagruel «
de employer sa jeunesse à bien profiter en études et en
vertus », d'apprendre tout ce qu'on peut apprendre : les langues
grecque, latine, hébraïque, chaldaïque, arabique, la cosmographie,
la géométrie, l'arithmétique,
la musique, l'astronomie, le droit civil,
la géographie, l'histoire naturelle, la
médecine.
Nous faisons connaissance avec Panurge, le type inoubliable, du mauvais sujet à qui l'on pardonne les plus scabreuses aventures, à cause de son esprit, d'une certaine candeur dans le cynisme, de l'indulgence spéciale que les personnes les plus vertueuses témoignent aux pires gredins. Panurge va désormais se mêler à toutes les scènes du roman et son intervention va communiquer au récit une allure plus vive et plus piquante, mais aussi y introduire une recrudescence d'obscénités. Comme jadis son père, Pantagruel part en guerre. Ses prouesses fournissent à Rabelais l'occasion de se livrer à une parodie de la chevalerie. Ô ma muse! ma Calliope! ma Thalie! inspire-moi à cette heure! restaure-moi mes esprits : car voici le pont aux ânes de logique, voici le trébuchet, voici la difficulté de pouvoir exprimer l'horrible bataille qui fut faite.Les belles descentes aux enfers de Virgile (L'Enéide) et de Dante (La Divine Comédie) qui ont donné lieu à tant de piteuses imitations, sont tournées en ridicule: Epistemon séjourne aux Champs Élysées et qu'y voit-il : Xercès criait la moutarde, Priam vendait les vieux drapeaux, Trajan était pêcheur de grenouilles, le pape Alexandre était preneur de rats, le pape Urbain croquelardon, Mélusine souillarde de cuisine; Cleopâtre revendeuse d'oignons, Hélène courratière de chambrières, Sémiramis épouilleresse de bélîtres : En cette façon, ceux qui avaient été gros seigneurs en ce monde ici, gagnaient leur pauvre, méchante et paillarde vie là-bas. Au contraire les philosophes et ceux qui avaient été indigents en ce monde, de par de là étaient gros seigneurs en leur tour.Voilà une solution aisée de la question sociale! - Gargantua, dessiné par Gustave Doré. "Pendant ce temps, quatre de ses gens lui jetaient dans la bouche, l'un après l'autre et sans cesse, de la moutarde à pleines palerées; après quoi, il buvait un horrifique trait de vin blanc pour lui soulager les rognons". Le
Tiers Livre.
Ce sera un beau petit enfantelet. Je l'aime déjà tout plein, et jà en suis tout assoti. Ce sera mon petit bedault. Fâcherie du monde tant grande et véhémente n'entrera désormais à mon esprit, que je ne passe, seulement le voyant et le oyant jargonner en son jargonnois puéril.Tantôt il se désespère en considérant la fragilité qu'il attribue à la femme : Quand je dis femme, je dis un être tant fragile, tant variable, tant inconscient et imparfait que nature me semble s'être égarée de ce bon sens par lequel elle avait créé et formé, toutes choses. quand elle a bâti la femme!Et suivant qu'il examine l'une ou l'autre des faces du problème, il entend les cloches lui dire : « Marie-toi, marie-toi : marie, marie. Si tu te maries, maries, maries, très bien, très bien t'en trouveras, veras, marie, marie ».ou bien : « Marie point, marie point, point point, point, point. Si tu te maries, maries, maries point, point, point, point : tu t'en repentiras, tiras, tiras. Cocu seras ».Il est certes séduit par le portrait qu'on lui trace de l'honnête femme : Jamais votre femme ne sera ribaude, si la prenez issue de gens de bien, instruite en vertus et honnêteté, non ayant hanté et fréquenté compagnies que de bonnes moeurs, aimant et craignant Dieu, aimant complaire à Dieu par foi et observation de ses saints commandements, craignant l'offenser et perdre sa grâce par défaut de foi et transgression de sa divine loi : en laquelle est rigoureusement défendu adultère, et commandé adhérer uniquement à son mari, le chérir, le servir, uniquement l'aimer après Dieu.Mais le sceptique incorrigible s'écrie : C'est la femme forte de l'écriture! Il n'en existe plus de telles! et pour finir il se confie au bon juge Bridoie, « qui sentenciait les procès au sort des dés », lequel se contente de lui tenir le discours le plus amusant du monde, tout parsemé (comme faire se doit en bonne jurisprudence) de renvois minutieux aux auteurs et aux sources, afin de démontrer « comment naissent les procès et comment ils viennent à perfection ». Cette démonstration est la plus spirituelle critique des lenteurs et des formalités de la procédure : elle n'a rien perdu de sa valeur et de sa vérité. Enfin, rien n'étant décidé, on se résout à consulter l'oracle de la dive Bouteille. -
Le
Quart Livre.
Cette vague nous emportera, dieu servateur! Ô mes amis! un peu de vinaigre. Je tressue de grand ahan. Bou, bou bou, ou ou ou bou bou, bous bous. Je naye, je naye, je meurs, bonne gens, je naye.Et le danger passé, il fait le bon compagnon et gourmande ceux dont le sang-froid et l'activité l'ont sauvé. Vous aiderai-je encore là? vogue la galère, tout va bien. Frère Jean ne fait rien là. Il se appelle Jean fait néant et il me regarde ici suant et travaillant [...] vous aiderai-je encore là?La critique des gens de lois, des moines, du pape, n'a plus la bonhomie de jadis. On ne se contente plus de berner les chicanous, on les accueille à grands coups de bâton et de gantelets de fer. On redouble d'âpreté pour les « hypocrites, hydropiques, pâtenotriers, chattemittes, sauterons, cagots, ermites », pour les « belles et joyeuses hypocritesses, chattemitesses, ermitesses, femmes de grande religion » et « les petits hypocritillons, chatemittillons, ermitillons ». Enfin l'appréciation des « uranopètes décrétales » est d'une hardiesse qui ont pu mener Rabelais « jusqu'au bûcher inclusivement » s'il ne s'était trouvé d'accord avec le gouvernement sur cette question délicate. C'est, écrit-il « un gros livre doré, tout couvert de fines et précieuses pierres, balais, émeraudes, diamants, unions ». et il ajoute ce sous-entendu : Ici voyez les sages décrétales écrites de la main d'un ange chérubin (vous autres gens transpontins ne le croirez pas; - assez mal, répondit Panurge), et à nous ici miraculeusement des cieux transmises.Quant au pouvoir du pape, il est illimité. Cela lui est non seulement permis et licite, mais commandé par les sacres décrétales; et doit à feu incontinent empereurs, rois, ducs, princes, républiques et à sang mettre, que ils transgressent un iota de ses mandements; les spolier de leurs biens, les déposséder de leurs royaumes, les proscrire, les anathématiser, et non seulement leurs corps et de leurs enfants et parents autres occire, mais aussi leurs âmes damner au profond de la plus ardente chaudière qui soit en enfer.Et ce pouvoir incontesté, si puissant que par sa vertu « est l'or subtilement tiré de France en Rome » sur quoi repose-t-il? Qui fait le Saint-Siège apostolique en Rome de tout temps et aujourd'hui tant redoutable en l'univers qu'il faut, ribon ribaine, que tous rois, empereurs, potentats et seigneurs pendent de lui, tiennent de lui, par lui soient couronnés, confirmés, autorisés, viennent là boucquer et se prosterner à la mirifique pantoufle de laquelle avez vu le portrait? Belles decrétables de Dieu.Après cela tous les autres épisodes du quatrième livre semblent bien pâles et bien insignifiants; toutefois, au point de vue des moeurs, on doit noter l'emploi, pour la correspondance. des pigeons voyageurs; dans la grande, bataille de Pantagruel contre les andouilles, on pourrait recueillir des détails curieux sur l'organisation et la tactique des armées au XVIe siècle, car les détails chez Rabelais sont toujours exacts; on a déjà dit tout le parti que Le Double a tiré de « l'anatomie » de Quaresme prenant. Enfin un chercheur ingénieux n'a-t-il pas vu l'indication du phonographe dans l'aventure des paroles gelées et dégelées? Ici est le confin de la mer glaciale [...]. Lors gelèrent en l'air les paroles et cris des hommes et femmes, les chaplis des masses, les hurtis des harnois, des bardes, les hennissements des chevaux et tout autre effroi de combat. A cette heure, la rigueur de l'hiver passée, advenant la sérénité et tempérie du bon temps, elles fondent et sont ouïes.Le Cinquième Livre. Les signes de lassitude et d'affaiblissement déjà marqués dans le quart livre s'aggravent dans le cinquième. Il est tellement inférieur aux autres qu'on a fort discuté sur le point de savoir s'il est vraiment de Rabelais. Des passages où perce son génie ne permettent pas un tel doute. Mais on peut supposer que ce livre, publié assez longtemps après la mort de l'auteur, n'est composé que d'ébauches, de notes qu'il n'a pas eu le temps de revoir et qui ont été arrangées - assez mal - pour l'impression. Le récit se traîne, l'intérêt languit, la vivacité et la drôlerie s'effacent. La satire ne s'enveloppe plus d'allégorie; elle est directe et lourde et aussi plus âpre. Là nous trouvons l'île Sonnante, habitée par de vilains oiseaux : les mâles se nomment clergaux, monagaux, prestregaux, abbegaux,evesgaux, cardingaux et papegaut - qui est unique en son espèce.Les femelles sont les clergesses, monagesses, prestregesses, abbegesses, evesgesses, cardingesses, papegesses.Ces êtres inutiles ne labourent ni ne cultivent la terre. Toute leur occupation est « gaudir, gazouiller et chanter. » Le monde entier peine et sue pour les nourrir et tandis qu'ils regorgent de biens, au loin en France, en Touraine, quelque pauvre seigneur devra rogner sur son nécessaire et pressurer son peuple pour contribuer à leur luxueuse oisiveté. Voilà pour l'Église! La magistrature n'est pas mieux traitée en la personne de Grippeminand et des chats Fourrés qui « vivent de corruption ». L'Université et les corps dits savants sont logés au pays d'Entéléchie, où l'on voit des gens singulièrement occupés : Autres de néant faisaient choses grandes et grandes choses faisaient à néant retourner; - autres coupaient le feu avec un couteau et puisaient l'eau avec un retz; - autres faisaient de vessies lanternes; - autres dedans un long parterre, soigneusement mesuraient les sauts des puces et cestui acte m'affirmaient être plus que nécessaire au gouvernement des royaumes, conduites des guerres, administrations des républiques.Ensuite, un s'embarque dans une série de chapitres plus nébuleux les uns que les autres. On visite le pays de Satin, ou Ouï-dire tient une école de témoignage « rendant leur témoignage de toutes choses à ceux, qui plus donneraient par journée » et on aborde au seuil du temple de la dive Bouteille. Ce n'est pas sans traverser des degrés symboliques, sans contempler des emblèmes occultes, colonnes d'or pur, arceaux de saphir, hyacinthe et diamant, lampe admirable, fontaine fantastique, tout l'arsenal de la cabbale, qu'on recueille enfin le dernier mot du livre « Trinq », qui ne signifie rien que le bruit cristallin d'une bouteille qui se brise, à moins qu'il ne soit signe de doute, déjà le « Que sais-je? » de Montaigne. Rabelais est bien, comme on l'a dit, le flambeau de l'humanisme. Son livre rayonne sur tout le XVIe siècle (La Renaissance) son grand mérite est d'avoir répandu dans le monde des idées de justice, de bonté, d'humanité, de culture intellectuelle, de tolérance, qui étaient l'apanage d'un petit groupe d'érudits et de lettrés. Sa philosophie est peu compliquée, c'est celle du bon sens; sa métaphysique est médiocre, elle se contente d'un Dieu ordonnateur du monde, indulgent, bon enfant, tel que le conçoivent tant de spiritualistes français. Sa morale est facile, elle commande de suivre la nature. Comme écrivain, Rabelais est un conteur admirable : pour mesurer son influence, il suffit de rappeler ici les noms de ceux qui se sont inspirés de lui et qui sont les plus grands parmi ceux des littérateurs français : Montaigne, La Fontaine, Racine, Boileau, Molière, Beaumarchais, Diderot, Balzac, Gautier, Hugo, Flaubert. Il a créé sa langue, qui est puissante, souple, vive, précise, empruntant au latin, au grec, prenant aux patois locaux des expressions savoureuses qui ont un goût de terroir, tirant des mots de l'espagnol même et de l'italien; langue d'une richesse exubérante, qu'il faudra débarrasser de l'érudition qui l'alourdit et qu'on élaguera plus tard à l'excès pour la rendre plus claire et moins charmante. (René Samuel).
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