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L'Etape, de Paul Bourget

L'Etape est un roman de Paul Bourget (1902). 

Le professeur Joseph Monneron est malheureux dans son ménage et dans ses enfants. Son fils aîné, Antoine, fréquente les courses et les lieux de plaisir, et, pour se procurer de l'argent, en arrive à faire des faux. Sa fille Julie se laisse séduire par un ami de ses frères, Adhémar de Rumesnil, et tire un coup de revolver sur son amant qui l'a abandonnée enceinte. Son dernier fils est un gamin vicieux. Seul, le second de ses enfants, Jean, est une âme élevée, mais, fils d'un père anticlérical et jacobin, il est porté vers des idées religieuses odieuses à son père : bien plus, il aime Brigitte, fille du philosophe catholique Ferrand, qui a jadis été le camarade de Joseph Monneron à l'École normale. 

A la fin, il est vrai, la loyauté et l'honnêteté de Monneron se trouvent d'accord avec la générosité de Ferrand pour faire le bonheur d'au moins un de ses enfants. Mais que d'échecs et de hontes d'autre part! Ferrand explique à son ancien camarade, et c'est la thèse du roman, la cause sociale de ses malheurs. Fils de paysan, Monneron s'est trouvé trop vite élevé à une situation où aucune hérédité, aucune tradition, aucune éducation ne l'avaient préparé : 

"La durée vous manque, lui dit-il, et cette maturation antérieure de la race sans laquelle le transfert des classes est trop dangereux. Vous avez brûlé une étape... On ne change pas de milieu et de classe sans que des troubles profonds se manifestent dans tout l'être."
A côté de l'histoire des Monneron, l'auteur nous peint l'échec d'une université populaire-: l'Union Tolstoï, fondée avec l'aide de Jean Monneron et de Rumesnil, par le jeune millionnaire Crémieux-Dax, type intéressant de juif idéaliste, absorbé par des rêves de régénération sociale. Analyse pénétrante des caractères, parmi lesquels se distingue par sa précision celui de Julie Monneron; peinture fouillée des moeurs, intrigue conduite avec autant d'émotion que de logique; thèse sociale d'un intérêt capital, posée et soutenue avec une rare vigueur : telles sont les qualités qui recommandent ce roman, une des oeuvres les plus lues de son époque. (NLI).
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Père et fils

[Joseph Monneron vient d'apprendre avec douleur et indignation les fautes graves de deux de ses enfants. Jean, son fils aîné, essaie de les disculper].

« ... Ils étaient entre deux mondes, celui d'en bas où l'on peine, où l'on est à la tâche, où l'on est privé, où l'on supporte, celui d'en haut, où l'on est libre, où l'on s'épanouit, où l'on jouit. Ils ont été trop tentés. Je t'en conjure, mon père, avant de les condamner absolument, refais en pensée l'histoire de leur caractère et ne les juge qu'après... »

- « Hé bien! Et toi? Et moi?» dit le père. « N'avons-nous pas été dans la même situation exactement? Toutes les familles démocratiques et qui arrivent, comme on doit arriver, par le mérité individuel d'un de leurs membres, ne sont-elles pas aussi entre ces deux mondes dont tu parles? Précisément parce qu'ils sortent d'en bas, parce qu'ils étaient tout voisins de la glèbe, ils auraient dû avoir, pour leur père qui en a fait des bourgeois, de paysans qu'ils auraient dû être, une telle reconnaissance! Au lieu de cela ils déshonorent mes cheveux gris. Si leur infamie était connue, elle rejaillirait plus haut encore. Le fils d'un universitaire et d'un universitaire républicain, faussaire et voleur!... Quelle aubaine pour nos ennemis! A cette conséquence non plus, ils n'ont pas pensé, eux qui savent comme j'aime cet admirable corps auquel j'appartiens! Et tu veux que j'aie de l'indulgence pour eux, que je les comprenne? Si je n'ai pas vu ces dangers dont tu parles, c'est que je n'ai pas conçu que mes enfants fussent capables d'une pareille bassesse, c'est vrai... Qu'est-ce que cela prouve, sinon que leur forfait est abominable? Et quant à ces théories nouvelles sur les gens déplantés, déracinés, déclassés, elles ne signifient rien, absolument rien. Un être humain est une raison, une conscience et une volonté. La raison dit à tous également quel est leur devoir, la conscience les avertit tous également s'ils le font ou s'ils ne le font pas, la volonté sert également à le faire ou à ne pas le faire. Le reste, ce sont des mots, inventés par des philosophes de décadence, pour obscurcir ce qui est très simple. C'est bon pour des casuistes et des jésuites, ces idées-là. Tu cherches des excuses, à ton frère et à ta soeur parce. que tu es bon. Ils n'en ont aucune, et je ne leur en accorde aucune, aucune, aucune!.. »

- « Il ne s'agit ni de l'Université, ni de la République, mon père», reprit Jean, « ni des Jésuites... Il s'agit d'une grande loi sociale, qui serait vraie quand nous serions en 1860, sous l'Empire, au lieu d'être en 1900, et quand tu serais ingénieur des ponts et chaussées, ou receveur de l'enregistrement, au lieu d'être professeur, et la Compagnie de Jésus n'aurait jamais existé que cette loi ne serait pas moins vraie : on ne change pas de milieu et de classe sans que des troubles profonds se manifestent dans tout l'être, et nous avons changé de milieu et de classe, c'est un fait, puisque le grand-père Monneron est mort un paysan et que tu en as été un jusqu'à ta dixième année... Tu me réponds : « Et toi, et moi? » Toi et moi, nous sommes deux êtres qui aimons passionnément les idées, et nous n'avons connu ni les tentations du luxe, comme Antoine, ni celle des émotions, comme Julie. C'est un bonheur. Ce n'est pas un mérite... Mais si nous ne les avions pas aimées, ces idées, si notre nature avait été tournée vers la jouissance physique, comme celle d'Antoine, ou vers les impressions sentimentales, comme Julie, ne sens-tu pas que cette même fièvre plébéienne que nous avons eue, que nous avons pour nos idées, nous l'aurions dans nos désirs? Oui. Nous sommes trop voisins du peuple. Nous n'avons pas été assez préparés à ce que nous sommes devenus! Tu dis qu'ils ont eu la raison pour se diriger, et la conscience. Crois-tu vraiment que ce soient des freins bien efficaces? La raison? Mais la raison n'est pas une doctrine. C'est le développement du sens critique, et ce n'est que cela. Le sens critique une fois déchaîné, où s'arrête-t-il? J'ai causé avec Antoine, ces temps derniers, et avec Julie. J'ai trouvé chez tous deux le même état d'esprit, le doute absolu, fondamental, sur tous les principes, sur le bien et sur le mal, sur le devoir et sur le crime, et je n'ai rien eu à leur répondre. Par la seule raison, tout se justifie et tout se détruit, puisque tout se discute depuis que le monde est monde, avec des arguments de force pareille... »

- « Où veux-tu en venir, en énonçant ces sophismes?» interrogea le père avec une sévérité singulière. « Voici quelque temps déjà que j'ai cru saisir dans tes paroles la trace de sentiments dont j'ai le droit de m'étonner. On dirait que tu as des reproches à m'adresser sur l'éducation que je vous ai donnée... »

- « Mon père!:.. » supplia le jeune homme.

- « L'autre jour», continua Joseph Monneron âprement, quand je te parlais de la solidarité comme de la grande règle de la morale, tu me répondais : « Au nom de quoi? » Aujourd'hui, quand tu me vois désespéré de ce que je viens d'apprendre sur ton frère et ta soeur; tu es là qui les défends, non pas en faisant appel à ma pitié, ce que j'admettrais, mais en insinuant que je ne leur ai pas donné de quoi se gouverner dans la vie, que la raison ne suffit pas... Explique-toi clairement. Est-ce de vous avoir élevés librement que tu me reproches, sans vous mentir, en vous évitant les luttes morales que j'ai dû traverser pour affranchir ma pensée? Entends-tu me rendre responsable, en quoi que ce soit, des aberrations de conscience de ces deux malheureux, parce que je n'ai pas fait d'eux des catholiques, par exemple, quand je ne l'étais pas moi-même, quand je considère toutes les religions; et celle-là surtout, comme des illusions ou des impostures?.. Si c'est cela que tu sous-entends, parle net... Sinon; n'essaie plus de te mettre entre eux et mon indignation. Ou c'est eux les coupables et ils ont tout mérité, ou bien c'est moi... Mais alors, ose le dire en face à ton père... »

- « Ah! mon père! » reprit Jean, « où prendrais-je le droit de te juger; de te rendre responsable de pareilles hontes, toi que je respecté, que je vénère?... Non, tu n'es pas coupable de ne pas leur avoir donné des croyances que tu n'avais pas. Tu as cru bien agir en ne les leur donnant pas... Tu n'avais pas eu besoin de la vie religieuse pour être un si honnête homme. Tu as cru qu'une foi n'était pas nécessaire, ou plutôt, tu en avais une, tu en as une, puisque tu crois à la Justice, comme on croit à une révélation. Tu as pensé qu'elle nous suffirait. Tout ce que je me permets de te demander, c'est que tu te dises que, ne l'ayant pas, cette foi qui te soutenait, ils ont été bien dépourvus. Une autre peut-être, plus humble, les eût aidés. Julie surtout qui avait le coeur faible et tendre, qui était si peu faite pour cette atmosphère de négation où elle a étouffé!... La Justice, c'est une idée, c'est une abstraction... Il leur fallait... » Il hésita une seconde, puis, comme Joseph Monneron le regardait avec un impérieux défi dans ses yeux, comme pour lui enjoindre d'achever, il eut le courage d'ajouter : « Oui. Il leur fallait Dieu!...-»
 

(Paul Bourget, extrait de l'Etape).

 
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Dictionnaire Le monde des textes
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