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Couleur, couleur locale
en Littérature.
Couleur.
La couleur vient de la vivacité des pensées, du choix judicieux des images, de l'animation du style; un livre ou un discours écrit froidement sera toujours sans couleur; car la couleur est proprement le reflet des passions. Quand Mirabeau, à la tribune de l'Assemblée constituante, voulant peindre l'instabilité de la faveur populaire, s'écriait : « Il n'y a qu'un pas du Capitole à la roche Tarpéienne! » il s'exprimait en langage coloré. Le discours du même orateur contre la banqueroute, et, dans l'Antiquité, les Philippiques de Démosthène, celles de Cicéron et ses Verrines, sont des discours pleins de couleur, parce qu'ils sont animés par la passion la plus noble, celle du bien public et de l'honnêteté. Voici un exemple magnifique, tiré de Bossuet; c'est la conclusion de l'Oraison funèbre du prince de Condé
« Pour moi, s'il m'est permis après tous les autres de venir rendre les derniers devoirs à ce tombeau, ô prince! le digne sujet de nos louanges et de nos regrets, vous vivrez éternellement dans ma mémoire : votre image y sera tracée, non point avec cette audace qui promettait la victoire; non, je ne veux rien voir en vous de ce que la mort y efface. Vous aurez dans cette image des traits immortels : je vous y verrai tel que vous étiez à ce dernier jour sous la main de Dieu, lorsque sa gloire sembla commencer à vous apparaître. C'est là que je vous verrai plus triomphant qu'à Fribourg et à Rocroi; et, ravi d'un si beau triomphe, je dirai en actions de grâces ces belles paroles du bien-aimé disciple : Et haec est victoria quae vincit mundum, fides nostra : « La véritable victoire, celle qui met sous nos pieds le monde entier, c'est notre foi. » Jouissez, prince, de cette victoire; jouissez-en éternellement par l'immortelle vertu de ce sacrifice. Agréez ces derniers efforts d'une voix qui vous fut counue. Vous mettrez fin à tous ces discours. Au lieu de déplorer la mort des autres, grand prince, dorénavant je veux apprendre de vous à rendre la mienne sainte, heureux si, averti par ces cheveux blancs du compte que je dois rendre de mon administration, je réserve au troupeau que je dois nourrir de la parole de vie les restes d'une voix qui tombe et d'une ardeur qui s'éteint. »
Voyez comme les pensées, comme les paroles sont ici en harmonie avec le caractère, avec la position de l'orateur; il achève de faire connaître le héros dont il vient de raconter les mérites, et la belle parole de saint Jean qu'il cite, et le retour qu'il fait sur lui-même, vous pénètrent de la grave émotion qu'il éprouve en disant ce dernier adieu à un prince qui fut son ami; voilà de la couleur au meilleur sens et au plus complet du mot.

Couleur locale. 
Toute couleur de style doit être en même temps locale et générale, puisqu'elle appartient au sujet entier que l'on traite; cependant, on appelle ordinairement couleur locale celle qui touche de plus près au pittoresque, qui se rapporte à certaines parties d'un sujet spécial étranger à nos moeurs actuelles, tels que, par exemple, les sujets de l'Antiquité et du Moyen âge. Elle se manifeste assez ordinairement dans les détails de moeurs, d'usages, de costumes, dans certains idiotismes de langage sobrement et adroitement placés. Ce qui constitue la localité, pour ainsi dire, de ce genre de couleur, c'est qu'on ne peut l'appliquer ailleurs. Quand, Racine, dans Britannicus (II, 2), fait dire à Néron, parlant de sa mère, dont il redoute l'ascendant : Mon génie étonné tremble devant le sien, c'est de la couleur locale. Cette locution, mise dans la bouche d'un personnage moderne, eût été un non-sens, ou même un contre-sens. Mais si le porte, dans la même situation , eût prêté à Néron la phrase suivante : Je crains son ascendant et tremble devant elle, il aurait écrit en style commun et sans aucune espèce de couleur. La beauté et la couleur du vers original vient de ceci, que, suivant les croyances religieuses des Romains, un génie était attaché à chaque personne pour la conduire et la protéger tant qu'elle vivait; or, comme rien de semblable n'existe chez les Modernes, on comprend que l'expression de Racine est belle et coloré parce qu'elle paraît le langage d'un Romain même, tandis que si c'était un Français qui parlât, elle n'aurait plus sa signification naturelle et vraie. Les tragédies d'Esther et d'Athalie sont pleines de couleur locale, que Racine puisa dans une étude approfondie des livres bibliques. Les Grecs et les Romains du théâtre classique français n'ont pas toujours à un degré suffisant la couleur locale, ou même en manquent complétement. Corneille a donné parfois à ses personnages l'emphase espagnole; Racine, sauf dans ses deux tragédies citées plus haut, a fait trop souvent des Français de ses Grecs et de ses Romains. Voici, sur ce sujet, quelques réflexions du célèbre acteur tragique Talma, qui se connaissait bien en couleur locale, parce qu'il se préoccupait constamment d'en empreindre ses rôles.
"Cette influence des moeurs de l'époque (de Louis XIV), dit-il, se fait encore particulièrement sentir dans Britannicus et dans quelques endroits du rôle de Néron. Néron peint d'abord à Narcisse l'amour qu'il ressent pour Junie, avec des couleurs qui décèlent une âme ardente et vicieuse. Il y a dans cet amour je ne sais quel mélange de libertinage et de férocité naissante; ce sont les larmes, les cris, l'effroi de cette jeune princesse, arrachée durant la nuit de sa demeure, traînée devant lui par des soldats, au milieu d'un appareil d'armes et de flambeaux; c'est ce spectacle de douleur et de violence qui charme Néron et irrite son amour. Il savoure, en quelque sorte, la douleur de Junie, elle l'embellit à ses yeux :
J'aimais jusqu'à ses pleurs que je faisais couler.
Jusque-là il n'y a rien que de pris dans la nature et dans le caractère connu de Néron; mais dans la scène suivante entre ce personnage et Junie, ce n'est plus cet amour effréné qui porte le désordre dans ses sens; on reconnaît dans Néron, cette galanterie qui caractérisait la cour de Louis XIV :
Pourquoi, de cette gloire exclu jusqu'à ce jour, 
M'avez-vous, sans pitié, relégué dans ma cour?
[...]
En vain de ce présent ils m'auraient honoré,
Si votre coeur devait en être séparé,
Si tant de soins ne sont adoucis par vos charmes, 
Si, tandis que je donne aux veilles, aux alarmes, 
Des jours toujours à plaindre et toujours enviés, 
Je ne vais quelquefois respirera vos pieds.
Cette scène, qui, vers la fin, reprend sa véritable couleur, est au commencement fort difficile à jouer. Cette teinte d'affectation doucereuse refroidit l'acteur; le mouvement passionné, imprimé d'abord au rôle de Néron, l'impétuosité de ses désirs, son trouble, son désordre, si bien peints dans la scène qui précède, paraissent tout à coup compte suspendus. Ils ne pourraient l'être que par la simple expression de cette retenue naturelle, involontaire, qu'impose souvent à la passion, même la plus violente, l'aspect de la vertu timide et sans défense; mais ce Néron si impétueux, que déjà nul frein n'arrête, ne parle plus que le langage d'un galant de cour. Du temps de Louis XIV, où l'on n'eût osé violer les lois de la galanterie, où toute la cour se modelait sur un monarque qui avait la réputation d'aborder les femmes avec tant de grâces, on n'eût jamais souffert au théâtre qu'un prince parlât à sa maîtresse autrement que ne l'aurait fait le monarque lui-même; il fallait toujours de belles manières pour parler aux femmes, et Racine aurait cru blesser toutes les convenances en donnant à Néron, dans son entretien avec Junie, ce feu, cette ivresse, ce désordre dont il est agité dans la scène antérieure : un tel langage eût trop choqué des oreilles habituées aux doux langages des ruelles. " (Réflexions sur Lekain et sur l'art théâtral).
Dans les histoires ou les récits historiques, la couleur du style exige la même attention, le même soin, et se compose d'une foule de détails qu'il faut aller puiser aux sources originales; ainsi, dans cette phrase : " Les chefs de l'aristocratie romaine se rendaient au Forum et au Champ-de-Mars",  il n'y a pas de couleur locale; il est cependant facile d'y mettre celle qu'elle comporte, en disant : "Les chefs des patriciens descendaient au Forum, etc."; patriciens est un terme propre aux Romains; descendre au Forum était une locution consacrée, parce que les patriciens demeuraient habituellement dans les lieux hauts de la ville aux sept collines, et que d'ailleurs le Forum se trouvait dans un endroit bas; c'était l'expression la plus pittoresque, parce qu'elle était la plus exacte, la plus significative. Nous avons très peu de livres empreints de couleur locale : on n'en trouve aucune dans les Révolutions romaines de Vertot, ni dans l'Histoire des empereurs romains de Crévier ; il n'y en a guère non plus dans l'histoire de Charles XII de Voltaire; c'est une qualité qu'il n'a jamais recherchée, parce qu'il ne paraît pas en avoir compris l'importance, comme complément de la vérité; ses histoires, ainsi que ses tragédies, sont proprement des gravures : on peut quelquefois y soupçonner la couleur du tableau, mais jamais on ne l'y voit.

Dans le genre familier ou comique, les Plaideurs de Racine sont un chef-d'oeuvre de couleur locale pour tout ce qui se rapporte à la procédure et à la chicane; on peut citer surtout le récit de Chicaneau à la comtesse (I, 7 ) :

Voici le fait. Depuis quinze en vingt ans en ça, 
Au travers d'un mien pré certain ânon passa, etc.
Puis le procès-verbal de l'Intimé (II, 4), où Racine a su enchâsser les expressions les plus barbares dans les vers les plus faciles et les plus naturels que l'on puisse lire. 
Le pittoresque est un des moyens de la couleur, mais il en est le moyen le plus facile et le moins intéressant. En un mot, la couleur est à la composition et au style ce que la physionomie est à la ressemblance pour un portrait. (C. D-Y.).
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Dictionnaire Le monde des textes
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