| Chatterton est un drame en trois actes et en prose, d'Alfred de Vigny, représenté pour la première fois sur le Théâtre-Français, le 12 février 1835. C'est l'histoire d'un poète méconnu, qui se réfugie dans le suicide pour échapper à la misère et se venger de l'ingratitude des hommes. Fils d'un balayeur d'école et élevé par la charité, Chatterton a passé ses dix premières années dans une existence paisible. Vers l'âge de quinze ans, quelques vieux manuscrits du XIIe siècle lui tombent sous la main; il se met à les étudier et songe à en faire un pastiche, auquel, selon lui, Horace Walpole lui-même devra se laisser prendre. Walpole reconnaît la supercherie et ne daigne pas même répondre à l'auteur. La rage alors entre dans le coeur du jeune poète, et il jure de surmonter tous les obstacles et d'arriver à la fortune et à la gloire. Il quitte sa mère et vient à Londres, ou il vend sa plume au plus offrant et même à plusieurs à la fois; car il se fait, en même temps, écrivain politique pour les Whigs et pour les Tories. Il gagne à ce métier quelque argent, bientôt dépensé, et alors, sans ressources, dénué de tout et criblé de dettes, il se prend de nouveau à accuser la société d'ingratitude. L'idée lui vient de la punir en se suicidant. Voilà ce Chatterton, ce grand homme méconnu qu'Alfred de Vigny a mis en scène, en le faisant, de plus, follement amoureux d'une femme mariée. Dès le début de la pièce Chatterton annonce qu'il se tuera; c'est chez lui une idée fixe. II a dix-huit ans, mais il trouve que son oeuvre est déjà assez considérable pour que la fortune et la réputation rampent à ses pieds comme des esclaves; il lui semble très étonnant que la société ne s'empresse pas de venir payer ses dettes et de le porter en triomphe. Aussi, tant pis pour le genre humain! c'est lui qui l'aura voulu! Chatterton va se tuer! Pauvre fou, qui accuse les autres au lieu de s'accuser lui-même, qui use toutes ses forces, toute son énergie en des plaintes ridicules et des récriminations stériles, au lieu de travailler pour s'acquitter envers ses créanciers, de travailler encore pour arriver à cette gloire qu'il ambitionne si ardemment! Mais non, le dédain et la colère l'empêchaient de demander aide et secours; cet ambitieux de petite taille ne voyait personne digne d'être son protecteur, et le suicide lui parut la seule vengennce digne de lui. Gustave Planche a écrit quelque part : " Toute la vie de Chatterton se résume dans un seul mot : l'orgueil. S'il y a un drame à construire avec son nom, c'est l'orgueil qui posera les fondements de l'édifice. " En effet, il eût fallu montrer comment l'orgueil mal entendu peut mener de la pauvreté à l'avilissement, et de l'avilissement au suicide. Ce n'est pas là ce qu'a fait Alfred de Vigny. Que reste-t-il donc pour nous intéresser à cette figure? Chatterton n'aime rien : ni son pays, car il a prostitué sa plume à tous les partis, ni une femme, car son amour pour Ketty est un amour de tête et rien de plus. Il n'aime pas même son talent, auquel il croit tant cependant; car, s'il l'aimait, il ne voudrait pas le tuer sitôt. Non, Chatterton n'aime que lui-même; c'est un égoïste, un orgueilleux, qui ne saurait intéresser à aucun titre. A proprement parler, il n'y a pas d'action dans Chatterton; l'analyse y supplée de son mieux, toujours habile et ingénieuse, souvent savante et profonde, et constamment rehaussée par un style amoureusement châtié. Tel est ce drame bizarre et maladif, qui obtint d'abord un vif succès, et laissa ensuite le parterre assez froid, lors d'une reprise tentée à la fin du XIXe siècle; la vague romantique étqit passée depuis longtemps. (PL). -- Chatterton « LE QUAKER, KITTY BELL, consternée LE QUAKER Je dois te dire toute ma pensée, Kitty Bell. Il n'y a pas d'ange au ciel qui soit plus pur que toi. La Vierge mère ne jette pas sur son enfant un regard plus chaste que le tien. Et pourtant, tu as fait, sans le vouloir, beaucoup de mal autour de toi. KITTY BELL Puissances du ciel! Est-ce possible? LE QUAKER Ecoute, écoute, je t'en prie. - Comment le mal sort du bien, et le désordre de l'ordre même, voilà ce que tu ne peux t'expliquer, n'est-ce pas? Eh bien! sache, ma chère fille, qu'il a suffi pour cela d'un regard de toi, inspiré par la plus belle vertu qui siège à la droite de Dieu, la pitié. - Ce jeune homme, dont l'esprit a trop vite mûri sous les ardeurs de la poésie, comme dans une serre brûlante, a conservé le coeur naïf d'un enfant. Il n'a plus de famille et, sans se l'avouer, il en cherche une; il s'est accoutumé à te voir vivre près de lui et peut-être s'est habitué à s'inspirer de ta vue et de ta grâce maternelle. La paix qui règne autour de toi a été aussi dangereuse pour cet esprit rêveur que le sommeil sous la blanche tubéreuse; ce n'est pas ta faute si, repoussé de tous côtés, il s'est cru heureux d'un accueil bienveillant; mais enfin cette existence de sympathie silencieuse et profonde est devenue la sienne. - Te crois-tu donc le droit de la lui ôter? KITTY BELL Hélas! croyez-vous donc qu'il ne nous ait pas trompés? LE QUAKER Lovelace avait plus de dix-huit ans, Kitty. Et ne lis-tu pas sur le front de Chatterton la timidité de la misère? Moi, je l'ai sondée, elle est profonde. KITTY BELL Oh! mon Dieu! quel mal a dû lui faire ce que j'ai dit tout à l'heure! LE QUAKER Je le crois, madame. KITTY BELL Madame? Ah! ne vous fâchez pas. Si vous saviez ce que j'ai fait et ce que j'allais faire! LE QUAKER Je veux bien le savoir. KITTY BELL Je me suis cachée de mon mari, pour quelques sommes que j'ai données pour M. Chatterton. Je n'osais pas les lui demander et je ne les ai pas reçues encore. Mon mari s'en est aperçu. Dans ce moment même, j'allais peut-être me déterminer à en parler à ce jeune homme. Oh! que je vous remercie de m'avoir épargné cette mauvaise action! Oui, c'eût été un crime assurément, n'est-ce pas? LE QUAKER Il en aurait fait un, lui, plutôt que de ne pas vous satisfaire. Fier comme je le connais, cela est certain. Mon amie, ménageons-le. Il est atteint d'une maladie toute morale et presque incurable, et quelquefois contagieuse ; maladie terrible qui se saisit surtout des âmes jeunes, ardentes et toutes neuves à la vie, éprises de l'amour du juste et du beau et venant dans le monde pour y rencontrer, à chaque pas, toutes les iniquités et toutes les laideurs d'une société mal construite. Ce mal, c'est la haine de la vie et l'amour de la mort : c'est l'obstiné Suicide. KITTY BELL Oh! que le Seigneur lui pardonne! serait-ce vrai? (Elle se cache la tête pour pleurer). LE QUAKER Je dis obstiné, parce qu'il est rare que ces malheureux renoncent à leur projet quand il est arrêté en eux-mêmes. KITTY BELL En est-il là? En êtes-vous sûr? Dites-moi vrai. Dites-moi tout. Je ne veux pas qu'il meure! - Qu'a-t-il fait ? que veut-il? Un homme si jeune! une âme céleste! la bonté des anges! la candeur des enfants! une âme tout éclatante de pureté, tomber ainsi dans le crime des crimes, celui que le Christ hésiterait lui-même à pardonner! Non, cela ne sera pas, il ne se tuera pas. Que lui faut-il? Est-ce de l'argent? Eh bien! j'en aurai. - Nous en trouverons bien quelque part pour lui. Tenez, tenez, voilà des bijoux, que jamais je n'ai daigné porter, prenez-les, vendez tout. - Se tuer! Là, devant moi et mes enfants! - Vendez, vendez, je dirai ce que je pourrai. Je recommencerai à me cacher; enfin je ferai mon crime aussi, moi; je mentirai voilà tout. LE QUAKER Tes mains! tes mains! ma fille, que je les adore! (Il baise les deux mains réunies). Tes fautes sont innocentes, et, pour cacher ton mensonge miséricordieux, les saintes tes soeurs étendraient leurs voiles; mais garde tes bijoux, c'est un homme à mourir vingt fois devant un or qu'il n'aurait pas gagné ou tenu de sa famille. J'essayerais bien inutilement de lutter contre sa faute unique, vice presque vertueux, noble imperfection, péché sublime : l'orgueil de la pauvreté. » (A. de Vigny, extrait de Chatterton, acte 2, scène V). | | |