| On nomme bouffon un personnage de théâtre dont l'emploi est de faire rire. Mais on ne peut parler des bouffons de théâtre qu'après avoir signalé les bouffons populaires, ceux qui, dès l'Antiquité, se sont rendus fameux, et ont été les ancêtres des bouffons modernes, dont certains reproduisent exactement leur caractère et parfois même quelques-unes de leurs particularités physiques. Il faut remarquer que le bouffon scénique se confond quelquefois avec la marionnette, et l'exemple le plus éclatant de cette confusion nous est fourni par Polichinelle, l'un des plus célèbres, qui, au XVIIIe siècle brillait à la fois en chair et en os, sur de vrais théâtre, et sous la forme articulée chez les montreurs de poupées ou puppi. Les plus anciens bouffons que puisse mentionner la tradition sont évidemment ceux qui montaient sur le chariot de Thespis et qui, le visage barbouillé de lie pour se rendre grotesques et méconnaissables, s'en allaient ainsi de ville en ville, de bourgade en bourgade, et parcouraient la Grèce en semant, parleurs saillies et leurs dialogues burlesques, la gaieté sur leur passage. Au temps d'Aristophane et d'Isocrate, de Ménandre et de Théophraste, on trouve en Grèce de véritables bouffons populaires, qui sur les places publiques, aux jours de fête et de réjouissances, divertissaient la foule par leurs danses comiques, par leur talent de ventriloque, par leur imitation du cri des animaux, enfin par leurs bons mots et par des tours de toute espèce. Certains de ces bouffons, de ces farceurs, qui, dit-on, pullulaient à Athènes, y formaient une sorte de véritable corporation, de confrérie grotesque, qui se réunissait dans le Dionée ou temple d'Héraclès. On assure que Philippe de Macédoine, qu'ils divertissaient fort, leur envoya un jour un talent, leur demandant en retour un recueil de leurs meilleures plaisanteries. Toutefois, il est à remarquer que la Grèce ne nous a pas laissé, comme l'ancienne Rome, les souvenirs d'un de ces types particuliers et caractéristiques de bouffon dont le nom, les attributs et la physionomie se soient conservés jusqu'à nous. C'est à Rome, en effet, que nous trouvons les premiers types de bouffons célèbres, et, chose rare, parmi ces Bouffons se trouvaient des femmes. Les Romains ont connu plusieurs bouffons fameux et étonnamment populaires. C'était le Manducus, espèce de monstre horrible et difforme, à la bouche effroyable, dont Rabelais parle au quatrième livre de son Pantagruel, qui se mêlait au cortège des généraux vainqueurs en chantant des vers railleurs, et poussait parfois la licence jusqu'à insulter le triomphateur. C'était le Maccus, au visage grimaçant, au crâne entièrement chenu, aux oreilles démesurées, au nez prodigieusement camard, personnage épais et lourd, ayant toute l'apparence d'un sot gourmand, ivrogne et débauché, dont le physique était complété par une double bosse devant et derrière. C'était le Pappus, vieil avare à la fois défiant, crédule et jaloux, qui malgré tout se laissait toujours piper par ceux qui en voulaient à son bien, à son argent et à son honneur. C'était le Bucco, espèce d'ignoble glouton, qui par ses mensonges, son bavardage et son effronterie cynique, cherchait surtout et toujours les moyens d'attraper un souper confortable. C'était le Sannio, qui avec sa tête rasée, sa figure toute barbouillée de suie, ses pieds nus, son vêtement bariolé, prodiguait au spectateur les plus laides grimaces et les railleries parfois les plus incongrues. C'était l'horrible et repoussante Lamia, une ogresse qui se repaissait de la chair des petits enfants. C'était enfin deux commères délurées Petreia et Citeria, qui, comme Manducus, se mêlaient au cortège des triomphateurs, la première ouvrant la marche et représentant une vieille femme ivre, aux gestes hideux et aux contorsions ignobles, la seconde, dont la langue était vive et bien pendue, lançant aux assistants les sarcasmes et les plaisanteries les plus équivoques. Certains de ces grotesques figuraient aussi sur les tréteaux des marionnettes. Quelques-uns de ces types se retrouvent, sous un extérieur moins rude et plus raffiné, dans les masques élégants que nous offre la Comédie italienne de la Renaissance. Ces personnages aimables, séduisants, coquets pour la plupart, qui furent importés en France dès la fin du XVIe siècle et qui ne disparurent complètement qu'après le milieu du XVIIIe, étaient des bouffons pleins de grâce, de vivacité, d'esprit et de bonne humeur. Ceux-là avaient nom Arlequin, Scaramouche, Pantalon, Mezzetin, le Docteur, Covielle, Brighella, Trivelin, Francatrippa, Scapin (dont Molière s'est emparé), Tartaglia, Truffaldin, Giangurgolo, et avec leurs gentilles partenaires, Marinette et Colombine, ils ont, pendant deux cents ans, fait la joie de nos pères, tout en continuant dans leur pays le cours de leurs brillants succès. Ils avaient aussi parmi eux un compagnon qu'ils appelaient le Capitan; mais celui-ci paraît avoir vu le jour d'abord en Espagne, où il avait nom le Capitan Matamore, et bientôt , en France, le théâtre s'en empara et le fit sien en quelque sorte. D'ailleurs, et avant même l'épanouissement en France de la comédie italienne et de ses charmants bouffons, des types de farceurs populaires, plus rustiques sans doute, d'une nature un peu plus triviale, mais non moins amusants, étaient nés sur les planches françaises. On sait le succès qu'obtenait à l'hôtel de Bourgogne, dès les dernières années du XVIe siècle, ce trio de bouffons homériques qui se firent connaître sous les sobriquets de Turlupin, Gros-Guillaume et Gautier-Garguille. Pendant près de cinquante ans ils firent la joie des Parisiens, qui ne se lassaient pas de les applaudir et qui riaient à se tordre de leurs grimaces expressives, de leurs colloques inénarrables et de leurs plaisanteries passablement salées. On en peut dire autant de Bruscambille (de son vrai nom Deslauriers), qui fut aussi un bouffon émérite. C'est aussi dans le même temps ou à peu près, c.-à- d. (vers le commencement du XVIIe siècle, que vivait le fameux Tabarin, qui, avec son joyeux compère Mondor, réjouissait les Parisiens, dont la foule accourait sur le Pont-Neuf et à la Place Dauphine pour l'entendre débiter ses facéties burlesques, d'une gauloiserie dont le public a aujourd'hui perdu l'habitude. Le XVIIIe siècle voit paraître chez nous toute une série d'aimables bouffons qui semblent dériver plus ou moins directement de ceux de la comédie italienne, mais qui prennent aussitôt un caractère vraiment national. C'est Pierrot, c'est Gille, c'est Polichinelle, types véritablement français, bien que les deux premiers empruntent quelque peu leur costume au Pulcinella napolitain, et que le dernier, avec ses deux bosses et son nez crochu, paraisse faire revivre les Maccus des Latins. A côté deux viennent se grouper Léandre, l'amoureux éternellement berné, Cassandre, qui se rapproche beaucoup du Docteur italien, et Arlequin, qui est absolument le jumeau de l'Arlecchino bolonais ou bergamasque. Colombine et Marinette viennent compléter la petite troupe au point de vue féminin; mais le véritable bouffon femelle, c'est la Mère Gigogne, personnage complètement grotesque et qui est toujours représenté par un homme travesti. La fortune de ces fantoches burlesques se poursuit, surtout dans le genre de la pantomime, jusque vers le milieu du XIXe siècle, avec une étonnante popularité. A partir des années 1870, ils ont presque complètement disparu. Chaque pays a d'ailleurs un ou deux bouffons typiques, qui semblent résumer en eux son histoire culturelle et ses aspirations, soit en les ridiculisant, soit en se permettant, sous le couvert du ridicule, des railleries portant parfois très haut et que les grands de la terre ne tolèreraient pas partant d'une autre bouche que la leur. En Angleterre, c'est le fameux Punch, incarnation britannique du Polichinelle français, dont il reproduit le visage grimaçant, la double bosse et la voix de crécelle; Punch a supplanté l'ancien bouffon classique des moralités anglaises, Old Vice, célèbre surtout au XVe et au XVIe siècle. En Allemagne, c'est une autre espèce de Polichinelle, celui qu'on appelle Hanswurst (Jean Boudin), bouffon lourd, grossier et effroyablement glouton. Aux Pays-Bas, c'était jadis Jan Pickelhäring (Jean Hareng salé), c'est aujourd'hui Jan Klaassen (Jean-Nicolas), qui tient de la même famille. En Autriche, c'est Casperl, sorte de niais bon enfant, qui paraît tenir tout ensemble du Meneghino italien et du Jocrisse français. En Italie précisément, pays longtemps particularisé, chaque Etat, chaque province en quelque sorte avait son ou ses bouffons. Quelques-uns ont conservé toute leur vieille popularité, et l'on voit toujours à Naples Pulcinella et Stenterello, à Milan Meneghino, à Turin Gianduja. Il n'est pas jusqu'aux Turcs qui n'aient leur bouffon classique sous la forme du grotesque Kara ghöz, mais celui-ci est tellement licencieux, en paroles et même en actions, qu'il effaroucherait les spectateurs occidentaux les moins prudes et les moins timorés. Nous avons encore à signaler quelques bouffons français, qui ont eu leur heure de vogue et dont le nom n'est pas oublié, bien qu'ils n'aient pas joui d'une célébrité égalant celle de Pierrot, de Polichinelle et de leurs gais compagnons. En citant Janot, Jocrisse et Cadet-Roussel, on évoque des souvenirs qui ne sont pas éteints complètement et qui reportent l'imagination à près de deux siècles en arrière. Robert-Meaire et Bertrand, qui ont brillé un peu plus tard, sont restés des types burlesques, mais ne sont pas passés à d'état de bouffons classiques. On en peut dire autant de Mayeux, célèbre sous la monarchie bourgeoise de Louis-Philippe, mais qui est un bouffon de caricature plutôt que de théâtre. Quant à Paillasse, c'est le Jocrisse de la parade des saltimbanques, le Mondor des Tabarins modernes, le bon bénêt qui répond toujours à l'envers, qui fait cent sottises à l'heure et qui reçoit tous les coups. Mais en parlant de parades, on ne saurait oublier Bobêche et Galimafré, ces deux bouffons prodigieux qui, au début du XIXe siècle, faisaient la joie du boulevard du Temple, alors si brillant, si bruyant et si grouillant, et dont la renommée n'est pas effacée. Enfin, pour en finir avec ce chapitre des bouffons, je ne saurais me dispenser de mentionner le fameux Guignol lyonnais, la marionnette par excellence, véritable fruit du terroir, qu'on a vainement essayé d'acclimater à Paris, mais qui, depuis près de deux siècles, fait, avec son ami Gnafron, la joie des habitants de la grande cité lyonnaise, où sa popularité égale celle dont messer Polichinelle n'a cessé, jusqu'à ce jour, de jouir par toute la France. (Arthur Pougin). | |