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Béatrix, d'Honoré de Balzac

Béatrix est  un  roman d'Honoré de Balzac, qui, dans la Comédie Humaine, est rangé dans les série des Scènes de la vie privée

Encore une oeuvre où Balzac dut se mettre à deux fois. Le tout a paru en feuilleton, - les deux premières parties en avril et mai 1839, dans Le Siècle; la troisième en décembre 1844 et janvier 1845 dans Le Messager.

Vers la fin de février et le commencement de mars 1838, avant de partir pour la Sardaigne où il espérait trouver une fortune en exploitant les scories de minerai d'argent abandonnées par les Romains, Balzac passa quelques jours à Frapesle, chez Mme Carraud, l'une de ses plus fidèles amies, sinon la plus fidèle, la plus intelligente, la meilleure conseillère qu'il ait eue depuis la mort de Mme de Berny : 

« Jamais esprit plus extraordinaire n'a été plus étouffé; elle mourra dans son coin, inconnue! » (1839, Correspondance, I, 449). 
Nohant était tout près de Frapesle; Balzac alla voir George Sand (qu'il avait connue à peu près aussitôt qu'elle était apparue dans le milieu littéraire parisien, Histoire de ma vie). Elle venait de passer par de grandes épreuves sentimentales ( Lettres à l'Etrangère, 2 mars 1838), - elle était « fort triste » et travaillait « énormément. » Ils causèrent ensemble toute une nuit sur le problème du mariage et de l'amour.
« Elle est garçon, elle est artiste, elle est grande, généreuse, dévouée, chaste; elle a les grands traits de l'homme; ergo, elle n'est pas femme... Je causais avec un camarade. Elle a de hautes vertus, de ces vertus que la société prend au rebours. . . Toutes les sottises qu'elle a faites sont des titres de gloire aux yeux des âmes belles et grandes. Elle a été dupe de la Dorval, de Bocage, de Lamennais, etc., etc. ; par le même sentiment, elle est dupe de Liszt et de Mme d'Agoult. »
 Et c'est à propos de ces derniers qu'elle lui donne le sujet des Galériens ou des Amours forcés que, dans sa position à l'égard de l'un et de l'autre, elle ne pouvait traiter. Telle est l'origine de Béatrix; et l'aide que reçut Balzac de Sand s'arrête là;
« G. Sand serait bientôt mon amie, disait-il à sa soeur en 1839 (Correspondance, I, 450); elle n'a aucune petitesse en l'âme, ni aucune de ces basses jalousies qui obscurcissent tant de talents contemporains... ; mais elle n'a pas le sens critique. » 
Il en reçut une autre aide cependant, puisqu'elle est, sous bien des aspects, l'original de Félicité des Touches, l'héroïne des deux premières parties de Béatrix. Sans les confidences que Balzac reçut de George Sand, jamais son roman n'aurait pu être ce qu'il est. (Cf. à Mme Hanska, T. I, p. 553.)

Les Amours forcés, ce n'était encore que l'histoire de deux amants liés à jamais par une faute éclatante, « d'une femme noble et généreuse », Béatrix, qui, ayant « résigné sa part de souveraineté sociale et aristocratique », reste attachée à jamais à l'auteur de sa ruine « comme un forçat à son compagnon de chaîne. » (Préface de Béatrix 1839).

Le 10 février 1839, il apparaît que le sujet s'est doublé. Balzac remercie M. de Custine de l'envoi de son Ethel « d'autant plus beau pour moi, dit-il, que Béatrix, à laquelle je travaille, est le sujet renversé : c'est la femme coupable (je prends le mot dans le sens vulgaire), épurée par l'amour d'un jeune homme, épurée par la douleur. » 
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La Comédie humaine : Béatrix.
"Tout à coup, au tournant d'une allée, Béatrix éprouva
le plus horrible saisissement." (Béatrix).

En effet, Béatrix, lasse de son premier amour, voudra demeurer « une grande chose pour celui qu'elle aime désormais, une figure sainte pour lui. » Balzac aime à le répéter, simplifiant ainsi, et parant d'une moralité plus évidente, une oeuvre qui va nous apparaître, à la lecture, plus complexe. Et nous verrons comment, à cette aventure, il a mêlé celle de Félicité des Touches, illustre écrivain, fille sublime, pour qui la gloire est «-le deuil éclatant du bonheur. » Elle aussi, elle a rencontré « sur le déclin de la vie ce pur et premier amour qu'elle a rêvé,... mais forcée par une haute raison à renoncer à celui qu'elle aime », elle se retire dans un couvent. Et ce pur amour, c'est aussi celui du jeune et charmant Calyste du Guénic, enfant chéri d'une vieille famille noble, dont Balzac décrira minutieusement, par contraste avec les égarements passionnels et la perversité du haut monde parisien, les moeurs patriarcales, la vie en clair-obscur, dans la cité morte de Guérande.

Béatrix, après avoir, avec une coquetterie insidieuse et sèche, traité Calyste comme un enfant, puis s'être laissé émouvoir et presque attendrir par sa sincérité fougueuse, s'éloignera de lui, refusera de compliquer son destin. Mais, une fois Calyste devenu l'époux de Sabine de Grandlieu, vers qui l'a conduit Mlle des Touches avant d'entrer en religion, Béatrix, abandonnée elle-même par l'homme, auquel jadis elle a sacrifié sa situation, méprisée par le monde, revient à sa véritable nature, égoïste et perverse; elle se venge de cet abandon et de ces mépris en séduisant Calyste. Il y a là une étude de perversité féminine très poussée. Finalement, le succès reste au bien : Sabine de Grandlieu reprend son mari à Béatrix; quant à Béatrix, elle rentre en grâce auprès du sien, un triste sire, qui a lui-même beaucoup à se reprocher. Balzac a encore ménagé ici un contraste entre l'alliance de deux psychologies foncièrement pures, dont l'une peut recevoir le pardon, et l'autre le donner, sans hypocrisie ni lâcheté, et le pacte de deux âmes profondément corrompues, qui ne subsistent que par de honteux compromis. Mais ce dénouement, que Balzac appelait « d'un titre affriolant » les Malices d'une femme vertueuse (par allusion aux intrigues assez compliquées par où Sabine de Grandlieu reconquiert son mari), (à l'Etrangère, 9 août 1844) n'est que de 1844; - il est de cinq ans postérieur aux deux premières parties. Entre 1839 et 1844, on peut recueillir dans les lettres à Mme Hanska plusieurs aveux relatifs aux originaux des personnages de Béatrix : février 1840 : 

« Oui, Mlle des Touches est George Sand; oui Béatrix est trop bien Mme d'Agoult. G. Sand en est au comble de la joie; elle prend une bonne petite vengeance de son amie. Sauf quelques variantes, l'histoire est vraie. » 
23 avril 1843 : 
« Je n'ai jamais portraité qui que ce soit que j'eusse connu, excepté Gustave Planche dans Claude Vignon, de son consentement, et G. Sand dans Camille Maupin, également de son consentement. » 
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La Comédie humaine : Claude Vignon et Béatrix.
"Claude Vignon, pour toute vengeance, prenait du plaisir
à voir la confusion de..." (Béatrix).
On a raconté depuis que Balzac se serait dit enchanté « d'avoir jeté le personnage de Vignon [type de critique bohème et hargneuse] entre les jambes de cet odieux Planche-» (Voltaire, 4 janvier 1884). C'est possible; nous savons d'ailleurs que Planche en prenait à son aise avec Balzac, et qu'il avait volontiers avec lui le ton narquois. Retenons aussi qu'à l'époque où il écrivait Béatrix, Balzac voyait souvent Planche, pour recevoir de lui des conseils d'art dramatique (à l'Etrangère, 13 mars 1839). Tout cela ne laisse pas d'être assez significatif. Planche et Balzac pouvaient se détester cordialement, le laisser voir à l'occasion, et n'en pas moins entretenir les relations de pseudo-camaraderie que l'intérêt rendait nécessaire, ou simplement la curiosité mutuelle.

Quant à l'amant de Béatrix, est-ce Liszt, comme on l'a dit couramment? Balzac l'a nié. Il avait à se plaindre de Sandeau, presque autant, à sa façon, que George Sand : « Vous avez vu Liszt, écrivait-il à l'Etrangère le 15 mai 1843, ... hélas! je n'ai jamais pu lui dire que Conti c'est Sandeau en musicien. » (Cf. sur les torts de Sandeau à l'égard de George Sand, à l'Etrangère, I, 462); et Lousteau, ajoutait-il, [le Lousteau des Illusions perdues] est encore Sandeau. Suivent des lignes cruelles pour Mme d'Agoult, chez qui, d'ailleurs, il venait de dîner avec Hugo et Ingres, et qui t'avait exaspéré par ses prétentions. Il convient de remarquer que Mme d'Agoult, après s'être expatriée pour Liszt pendant cinq ans, était rentrée en 1840 à Paris, seule et désenchantée, comme Béatrix, - mais que là s'arrête toute ressemblance entre elle et l'héroïne de Balzac en la dernière partie de son roman. Partie de la réalité, l'imagination de l'artiste invente ensuite en pleine fantaisie. Balzac était, au surplus, au courant de beaucoup de potins et de scandales mondains, et à moins d'être un familier du cabinet secret de l'histoire galante au 19e siècle (et encore!), on ne saurait dire exactement où il a puisé. (J. Merlant).
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Une belle âme contre une coquette 

« Peut-être une des plus grandes jouissances que puissent éprouver les petits esprits ou les êtres inférieurs est-elle de jouer les grandes âmes et de les prendre à quelque piège. Beatrix savait être bien au-dessous de Camille Maupin. Cette infériorité n'existait pas seulement dans cet ensemble de choses morales appelé talent, mais encore dans les choses du coeur nommées passion. Au moment où Calyste arrivait aux Touches avec l'impétuosité d'un premier amour porté sur les ailes de l'espérance, la marquise éprouvait une joie vive de se savoir aimée par cet adorable jeune homme. Elle n'allait pas jusqu'à vouloir être complice de ce sentiment, elle mettait son héroïsme à comprimer ce capriccio, disent les Italiens, et croyait alors égaler son amie; elle était heureuse d'avoir à lui faire un sacrifice. Enfin, les vanités particulières à la femme française, et qui constituent cette célèbre coquetterie d'où elle tire sa supériorité, se trouvaient caressées et pleinement satisfaites chez elle : livrée à d'immenses séductions, elle y résistait, et ses vertus lui chantaient à l'oreille un doux concert de louanges. Ces deux femmes, en apparence indolentes, étaient à demi-couchées sur le divan de ce petit salon plein d'harmonies, au milieu d'un monde de fleurs et la fenêtre ouverte, car le vent du nord avait cessé. Une dissolvante brise du sud pailletait le lac d'eau salée que leurs yeux pouvaient voir, et le soleil enflammait les sables d'or. Leurs âmes étaient aussi profondément agitées que la nature était calme, et non moins ardentes. Broyée dans les rouages de la machine qu'elle mettait en mouvement, Camille était forcée de veiller sur elle-même, à cause de la prodigieuse finesse de l'amicale ennemie qu'elle avait mise dans sa cage; mais, pour ne pas donner son secret, elle se livrait à des contemplations intimes de la nature; elle trompait ses souffrances en cherchant un sens au mouvement des mondes, et trouvait Dieu dans le sublime désert du ciel. Une fois Dieu reconnu par l'incrédule, il se jette dans le catholicisme absolu, qui, vu comme système, est complet. Le matin, Camille avait montré à la marquise un front encore baigné par les lueurs de ses recherches pendant une nuit passée à gémir. Calyste était toujours debout devant elle, comme une image céleste. Ce beau jeune homme à qui elle se dévouait, elle le regardait comme un ange gardien. N'était-ce pas lui qui la guidait vers les hautes régions où cessent les souffrances, sous le poids d'une incompréhensible immensité? Cependant, l'air triomphant de Béatrix inquiétait Camille. Une femme ne gagne pas sur une autre un pareil avantage sans le laisser deviner, tout en se défendant de l'avoir pris. Rien n'était plus bizarre que le combat moral et sourd de ces deux amies, se cachant l'une à l'autre un secret, et se croyant réciproquement créancières de sacrifices ineonnus. Calyste arriva tenant sa lettre entre sa main et son gant, prêt à la glisser dans la main de Béatrix. Camille, à qui le changement des manières de son amie n'avait pas échappé, parut ne pas l'examiner et l'examina dans une glace au moment où Calyste allait faire son entrée. Là se trouve un écueil pour toutes les femmes. Les plus spirituelles comme les plus sottes, les plus franches comme les plus astucieuses ne sont plus maîtresses de leur secret; en ce moment, il éclate aux yeux d'une autre femme. Trop de réserve ou trop d'abandon, un regard libre et lumineux, l'abaissement mystérieux des paupières, tout trahit alors le sentiment le plus difficile à cacher, car l'indifférence a quelque chose de si complètement froid, qu'elle ne peut jamais être simulée Les femmes ont le génie des nuances, elles en usent trop pour ne pas les connaître toutes; et dans ces occasions leurs yeux embrassent une rivale des pieds à la tête; elles devinent le plus léger mouvement d'un pied sous la robe la plus imperceptible convulsion dans la taille, et savent la signification de ce qui pour un homme paraît insignifiant Deux femmes en observation jouent une des plus admi rables scènes de comédie qui se puissent voir. »
 

(H. de Balzac, extrait de Béatrix).
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Dictionnaire Le monde des textes
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