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Bajazet
est une tragédie en cinq actes et en vers,
de Racine, représentée pour la première fois
sur le théâtre de l'hôtel de Bourgogne, le 4 ou le 5 janvier 1672.
En choisissant le
sujet de cette pièce et en plaçant l'action de celle-ci dans l'Empire
ottoman, Racine avait dessein de créer avec le spectateur une distance
nécessaire à son sujet. Après avoir peint avec tant de vigueur dans
Britannicus les Romains dégénérés par la servitude, il voulut
tracer le tableau d'une cour, d'autant plus imaginaire qu'elle était alors
méconnue, où l'intrigue se joue au milieu des poignards, où le lacet
termine aussi fatalement les jours d'un prince et d'un grand que ceux du
plus obscur malfaiteur.
C'est donc dans un
tel milieu que Racine a placé deux grands caractères : l'un, le
vizir Acomat, représente l'ambition telle qu'elle peut être à la cour
d'un sultan, où la mort est au bout de tout dessein ambitieux. Racine
a peint peu de caractères d'homme avec autant de vigueur que celui d'Acomat.
Néron, dans Britannicus, et Joad, dans Athalie, sont peut-être
les seuls avec lesquels on puisse le mettre en parallèle. L'autre caractère
est celui de Roxane : infidèle comme Phèdre, elle est, comme elle, dédaignée
par celui qu'elle aime. L'amour de Phèdre est combattu par les remords;
celui de Roxane, qui aime Bajazet frère du sultan Amurat, n'est pas troublé
par le cri de la conscience. Roxane vit renfermée au fond du sérail;
Amurat l'a distinguée au milieu de toutes ses femmes, et il a voulu qu'elle
portât le titre de sultane, même avant qu'elle lui eût donné un fils;
mais, si elle est la première de ses esclaves, cela ne suffit pas pour
lui inspirer les sentiments élevés que la liberté seule engendre; elle
n'éprouve aucune reconnaissance pour celui qui l'a préférée à ses
rivales, et dès qu'elle a vu Bajazet, elle s'abandonne sans scrupule Ã
la passion qu'elle sent naître dans son coeur. Cependant Roxane tient
entre ses mains l'ordre qu'avant de partir pour la conquête de Babylone
lui a laissé Amurat de faire périr Bajazet, dont il se défie, précisément
parce qu'il est son frère. Elle n'a pas caché à ce prince le pouvoir
dont elle est revêtue; mais elle lui offre de favoriser ses desseins,
s'il veut se mettre à la tête d'une révolte qui aura pour effet la mort
d'Amurat et l'avènement de Bajazet sur le trône des sultans, à condition
qu'il la prendra pour épouse et qu'il partagera avec elle sa couronne.
Bajazet, poussé par le vizir Acomat, qui sent qu'Amurat a juré sa perte,
accepte d'abord la proposition de Roxane. Mais, pour éviter les soupçons
que leurs entrevues trop fréquentes pourraient exciter parmi les nombreux
espions dont le sérail est rempli, Roxane et Bajazet communiquent entre
eux par le moyen d'Atalide, jeune princesse, cousine d'Amurat et de Bajazet,
qui vit obscurément à la cour, et que Bajazet aime depuis longtemps.
Ces deux amours, celui de Roxane pour Bajazet et celui de Bajazet pour
Atalide, la nécessité pour Bajazet de choisir entre Roxane et le trône
ou Atalide et la mort, voilà tout le noeud de la pièce.
Tout cela est naturellement
exposé dans le premier acte, et même dans la première scène, qui a
toujours été regardée comme le plus parfait modèle de ce qu'en rhétorique
on appelle l'exposition du sujet. Nous allons la citer en entier avant
de continuer cette analyse.
ACOMAT.
Viens, suis-moi.
La sultane en ce lieu doit se rendre :
Je pourrai cependant
te parler et t'entendre.
OSMIN.
Et depuis quand,
seigneur, entre-t-on dans ces lieux
Dont L'accès était
même interdit à nos yeux?
Jadis une mort prompte
eût suivi cette audace.
ACOMAT.
Quand tu seras instruit
de tout ce qui se passe,
Mon entrée en ces
lieux ne te surprendra plus.
Mais laissons, cher
Osmin, les discours superflus.
Que ton retour tardait
a mon impatience!
Et que d'un mil
content je te vois dans Byzance!
Instruis-moi des
secrets que peut t'avoir appris
Un voyage si long
pour moi seul entrepris.
De ce qu'ont vu
tes yeux parle en témoin sincère;
Songe que du récit,
Osmin, que tu vas faire
Dépendent les destins
de l'empire ottoman.
Qu'as-tu vu dans
l'armée? et que fait le sultan?
.
OSMIN.
Babylone, seigneur,
à son prince fidèle,
Voyait sans s'étonner
notre armée autour d'elle;
Les Persans rassemblés
marchaient à son secours,
Et du camp d'Amurat
s'approchaient tous les jours.
Lui-même, fatigué
d'un long siège inutile,
Semblait vouloir
laisser Babylone tranquille;
Et, sans renouveler
ses assauts impuissants,
Résolu de combattre,
attendait les Persans.
Mais, comme vous
savez, malgré ma diligence,
Un long chemin sépare
et le camp et Byzance;
Mille obstacles
divers m'ont même traversé :
Et je puis ignorer
tout ce qui s'est passé.
ACOMAT.
Que faisaient cependant
nos braves janissaires?
Rendent-ils au sultan
des hommages sincères?
Dans le secret des
coeurs, osmin, n'as-tu rien lu?
Amurat jouit-il
d'un pouvoir absolu?
OSMIN.
Amurat est content,
si nous le voulons croire,
Et semblait se promettre
une heureuse victoire.
Mais en vain, par
ce calme, il croit nous éblouir;
Il affecte un repos
dont il ne peut jouir.
C'est en vain que,
forçant ses soupçons ordinaires,
Il se rend accessible
à tous les janissaires;
Il se souvient toujours
que son inimitié
Voulut de ce grand
corps retrancher la moitié,
Lorsque pour affermir
sa puissance nouvelle,
Il voulait, disait-il,
sortir de leur tutelle.
Moi-même, j'ai
souvent entendu leurs discours;
Comme il les craint
sans cesse, ils le craignent toujours;
Ses caresses n'ont
point effacé cette injure.
Votre absence est
pour eux un sujet de murmure :
Ils regrettent le
temps, a leur grand coeur si doux,
Lorsque assurés
de vaincre,
ils combattaient
sous vous.
ACOMAT.
Quoi! tu crois,
cher Osmin, que ma gloire passée
Flatte encor leur
valeur et vit dans leur pensée?
Crois-tu qu'ils
me suivraient encore avec plaisir,
Et qu'ils reconnaîtraient
la voix de leur vizir?
OSMIN.
Le succès du combat
réglera leur conduite :
Il faut voir du
sultan la victoire ou la fuite.
Quoiqu'Ã regret,
seigneur, ils marchent sous ses lois,
Ils ont a soutenir
le bruit de leurs exploits;
Ils ne trahiront
point l'honneur de tant d'années.
Mais encor le succès
dépend des destinées.
Si l'heureux Amurat,
secondant leur grand coeur,
Aux champs de Babylone
est déclaré vainqueur,
Vous les verrez
soumis rapporter dans Byzance
L'exemple d'une
aveugle et basse obéissance;
Mais si, dans le
combat, le destin plus puissant
Marque de quelque
affront son empire naissant,
S'il fuit... ne
doutez point que, fiers de sa disgrâce,
A la haine bientôt
ils ne joignent l'audace,
Et n'expliquent,
seigneur, la perte du combat
Comme un arrêt
du ciel qui réprouve Amurat.
Cependant, s'il
en faut croire la renommée,
il a depuis trois
fois fait partir de l'armée
Un esclave chargé
de quelque ordre secret.
Tout le camp interdit
tremblait pour Bajazet;
On craignait qu'Amurat,
par un ordre sévère,
N'envoyât demander
la tête de son frère.
ACOMAT.
Tel était son dessein.
Cet esclave est
venu;
Il a montré son
ordre, et n'a rien obtenu.
OSMIN.
Quoi! seigneur,
le sultan reverra son visage
Sans que de vos
respects il lui porte le gage?
ACOMAT.
Cet esclave n'est
plus; un ordre, cher Osmin,
L'a fait précipiter
dans le fond de l'Euxin.
OSMIN.
Mais le sultan,
surpris d'une trop longue absence,
En cherchera bientôt
la cause et la vengeance.
Que lui répondrez-vous?
ACOMAT.
Peut-être, avant
ce temps,
Je saurai l'occuper
de soins plus importants.
Je sais bien qu'Amurat
a juré ma ruine;
Je sais, Ã son
retour, l'accueil qu'il me destine.
Tu vois, pour m'arracher
du coeur de ses soldats,
Qu'il va chercher
sans moi les sièges, les combats.
Il commande l'armée,
et moi, dans une ville,
Il me laisse exercer
un pouvoir inutile.
Quel emploi, quel
séjour, Osmin, pour un vizir!
Mais j'ai plus dignement
employé ce loisir :
J'ai su lui préparer
des craintes et des veilles,
Et le bruit en ira
bientôt h ses oreilles.
OSMIN.
Quoi donc? Qu'avez-vous
fait?
ACOMAT.
J'espère qu'aujourd'hui
Bajazet se déclare, et Roxane avec lui.
OSMIN.
Quoi! Roxane, seigneur,
qu'Amurat a choisie
Entre tant de beautés
dont l'Europe et l'Asie
Dépeuplent leurs
Etats et remplissent sa cour?
Car on dit qu'elle
seule a fixé son amour;
Et même il a voulu
que l'heureuse Roxane,
Avant qu'elle eût
un fils, prit le nom de sultane.
ACOMAT.
Il a fait plus pour
elle, Osmin : il a voulu
Qu'elle eût dans
son absence un pouvoir absolu.
Tu sais de nos sultans
les rigueurs ordinaires :
Le frère rarement
laisse jouir ses frères
De l'honneur dangereux
d'être sortis d'un sang
Qui les a de trop
prés approchés de son rang.
L'imbécile Ibrahim,
sans craindre sa naissance,
Traîne, exempt
de péril, une éternelle enfance :
Indigne également
de vivre et de mourir,
On l'abandonne aux
mains qui daignent le nourrir.
L'autre, trop redoutable
et trop digne d'envie,
Voit sans cesse
Amurat armé contre sa vie;
Car enfin Bajazet
dédaigna de tout temps
La molle oisiveté
des enfants des sultans :
Il vint chercher
la guerre au sortir de l'enfance,
Et même en fit
sous moi la noble expérience;
Toi-même, tu l'as
vu courir dans les combats,
Emporter après
lui tous les coeurs des soldats,
Et goûter, tout
sanglant, le plaisir et la gloire
Que donne aux jeunes
coeurs la première victoire.
Mais, malgré ses
soupçons, le cruel Amurat,
Avant qu'un fils
naissant eût rassuré l'Etat,
N'osa sacrifier
ce frère à sa vengeance,
Ni du sang ottoman
proscrire l'espérance.
Ainsi donc, pour
un temps, Amurat désarmé
Laissa dans le sérail
Bajazet enfermé.
Il partit, et voulut
que, fidèle à sa haine,
Et des jours de
son frère arbitre souveraine,
Roxane, au moindre
bruit, et sans autres raisons,
Le fit sacrifier
à ses moindres soupçons.
Pour moi, demeuré
seul, une juste colère
Tourna bientôt
mes voeux du côté de son frère.
J'entretins la sultane,
et, cachant mon dessein,
Lui montrai d'Amurat
le retour incertain,
Les murmures du
camp, la fortune des armes;
Je plaignis Bajazet;
je lui vantai ses charmes,
Qui, par un soin
jaloux, dans l'ombre retenus,
Si voisins de ses
yeux, leur étaient inconnus.
Que te dirai-je
enfin? La sultane éperdue
N'eut plus d'autre
désir que celui de sa vue.
OSMIN.
Mais pouvaient-ils
tromper tant de jaloux regards
Qui semblaient mettre
entre eux d'invincibles remparts?
ACOMAT.
Peut-être il te
souvient qu'un récit peu fidèle
De la mort d'Amurat
fit courir la nouvelle.
La sultane, Ã ce
bruit feignant de s'effrayer,
Par des cris douloureux
eut soin de l'appuyer.
Sur la foi de ses
pleurs, ses esclaves tremblèrent;
De l'heureux Bajazet
les gardes se troublèrent;
Et les dons achevant
d'ébranler leur devoir,
Leurs captifs dans
ce trouble osèrent s'entrevoir.
Roxane vit le prince;
elle ne put lui taire
L'ordre dont elle
seule était dépositaire.
Bajazet est aimable;
il vit que son salut
Dépendait de lui
plaire, et bientôt il lui plut.
Tout conspirait
pour lui : ses soins, sa complaisance,
Ce secret découvert
et cette intelligence,
Soupirs d'autant
plus doux qu'il les fallait aller,
L'embarras irritant
de ne s'oser parler,
Même témérité,
périls, craintes communes,
Lièrent pour jamais
leurs coeurs et leurs fortunes.
Ceux mêmes dont
les yeux les devaient éclairer,
Sortis de leur devoir,
n'osèrent y rentrer.
OSMIN.
Quoi! Roxane, d'abord
leur découvrant son âme,
Osa-t-elle à leurs
yeux faire éclater sa flamme?
ACOMAT.
Ils l'ignorent encore;
et jusques à ce jour,
Atalide a prêté
son nom à cet amour.
Du père d'Amurat
Atalide est la nièce;
Et même avec ses
fils partageant sa tendresse,
Elle a vu son enfance
élevée avec eux.
De prince, en apparence,
elle reçoit les voeux;
Mais elle les reçoit
pour les rendre à Roxane,
Et veut bien, sous
son nom, qu'il aime la sultane.
Cependant, cher
Osmin, pour s'appuyer de moi,
L'un et l'autre
ont promis Atalide à ma foi.
OSMIN.
Quoi! vous l'aimez,
seigneur?
ACOMAT.
Voudrais-tu qu'Ã
mon âge
Je fisse de l'amour
le vil apprentissage?
Qu'un coeur qu'ont
endurci la fatigue et les ans
Suivit d'un vain
plaisir les conseils imprudents?
C'est par d'autres
attraits qu'elle plaît à ma vue.
J'aime en elle le
sang dont elle est descendue.
Par elle Bajazet,
en m'approchant de lui,
Me va contre lui-même
assurer un appui.
Un vizir aux sultans
toujours fait quelque ombrage :
A peine ils l'ont
choisi qu'ils craignent leur ouvrage;
Sa dépouille est
un bien qu'ils veulent recueillir,
Et jamais leurs
chagrins ne nous laissent vieillir.
Bajazet aujourd'hui
m'honore et me caresse;
Ses périls tous
les jours réveillent sa tendresse;
Ce même Bajazet,
sur le trône affermi,
Méconnaîtra peut-être
un inutile ami.
Et moi, si mon devoir,
si ma foi ne l'arrête,
S'il ose quelque
jour me demander ma tête...
Je ne m'explique
point, Osmin; mais je prétends
Que du moins il
faudra la demander longtemps.
Je sais rendre aux
sultans de fidèles services;
Mais je laisse au
vulgaire adorer leurs caprices,
Et ne me pique point
du scrupule insensé
De bénir mon trépas
quand ils l'ont prononcé.
Voilà donc de ces
lieux ce qui m'ouvre l'entrée,
Et comme enfin Roxane
à mes yeux s'est montrée
Invisible d'abord,
elle entendait ma voix,
Et craignait du
sérail les rigoureuses lois;
Mais enfin, bannissant
cette importune crainte,
Qui dans nos entretiens
jetait trop de contrainte,
Elle-même a choisi
cet endroit écarté,
Où nos murs Ã
nos yeux parlent en liberté.
Par un chemin obscur
un esclave me guide,
Et... Mais on vient.
C'est elle et sa chère Atalide.
Demeure; et, s'il
le faut, sois prêt a confirmer
Le récit important
dont je vais l'informer.
Au second acte, Roxane
propose à Bajazet de lever immédiatement l'étendard de la révolte,
pourvu qu'auparavant il lui donne le titre d'épouse comme Soliman
l'avait fait pour Roxelane. Bajazet s'excuse sur l'usage, depuis longtemps
adopté par les sultans, de ne partager le trône avec aucune femme; il
verra plus tard ce qu'il pourra faire; mais, pour assurer le succès de
leurs desseins communs, il ne doit pas commencer par mécontenter le peuple
et l'armée. Roxane irritée de ce refus, se retire en menaçant de faire
exécuter l'ordre d'Amurat. Dans les scènes suivantes, Acomat s'efforce
en vain d'obtenir de Bajazet qu'il renonce à son amour pour Atalide ou
que du moins il feigne de céder à celui de Roxane; mais Atalide est plus
heureuse, et, tout en laissant percer la douleur qu'elle aura de le perdre,
elle le décide à tenter quelque chose pour apaiser celle qui peut d'un
mot l'envoyer à la mort.
L'acte suivant nous
montre d'abord Bajazet et Roxane réconciliés; elle n'exige plus que
Bajazet l'épouse
d'abord; elle compte sur sa promesse, et elle va donner le signal attendu
pour commencer l'exécution du complot. Mais à cette nouvelle, Atalide
ne peut contenir les sentiments jaloux qu'elle éprouve; Bajazet, averti
par la douleur de son amante, s'aperçoit que Roxane a donné aux paroles
qu'il lui a dites un sens plus étendu que celui qu'il leur attribuait
lui-même; il se montre plus froid avec elle, et cette froideur réveille
tous les soupçons de la sultane, dont l'indécision se trouve encore augmentée
par l'annonce d'un message pressant qui lui est envoyé par Amurat.
Au quatrième acte,
Roxane vient elle-même apprendre à Atalide que Babylone est tombée au
pouvoir du sultan, que celui-ci revient victorieux et qu'il ordonne de
nouveau la mort de Bajazet. Ce coup terrible accable la jeune princesse,
qui tombe privée de sentiment et dévoile ainsi aux yeux de sa rivale
la force de son amour. On la porte dans une autre chambre, et les femmes
qui s'empressent à la secourir découvrent une lettre de Bajazet qu'elle
tenait cachée sur son sein. La lettre est remise à Roxane, qui y trouve
la preuve manifeste qu'elle n'est pas aimée. Elle exhale son indignation
en s'écriant :
Ah! de la
trahison me voilà donc instruite!
Je reconnais l'appât
dont il m'avait séduite.
Ainsi donc mon amour
était récompensé,
Lâche, indigne
ils jour que je t'avais laissé!
Ah! je respire enfin,
et ma joie est extrême
Que le traître
une fois se soit trahi lui-même.
Libre des soins
cruels où j'allais m'engager,
Ma tranquille fureur
n'a plus qu'a se venger.
Qu'il meure! vengeons-nous.
Courez qu'on le saisisse!
Que Ia main des
muets s'arme pour son supplice;
Qu'ils viennent
préparer ces noeuds infortunés
Par qui de ses pareils
les jours sont terminés.
Cours, Zatime; sois
prompte à servir ma colère!
Et un peu plus loin
:
Avec quelle
insolence et quelle cruauté
Ils se jouaient
tous deux de ma crédulité!
Quel penchant, quel
plaisir je sentais à les croire!
Tu ne remportais
pas une grande victoire,
Perfide, en abusant
ce coeur préoccupé,
Qui lui-même craignait
de se voir détrompé.
Moi, qui de ce haut
rang qui me rendait si fière,
Dans le sein du
malheur t'ai cherché la première
Pour attacher des
jours tranquilles, fortunés,
Aux périls dont
tes jours étaient environnés,
Après tant de bonté,
de soins, d'ardeurs extrêmes,
Tu ne saurais jamais
prononcer que tu m'aimes!
Mais dans quel souvenir
me laissé-je égarer?
Tu pleures, malheureuse!
Ah! tu devais pleurer
Lorsque, d'un vain
désir à ta perte poussée,
Tu conçus de le
voir la première pensée.
Tu pleures! et l'ingrat,
tout prêt à te trahir,
Prépare les discours
dont il veut t'éblouir;
Pour plaire à ta
rivale, il prend soin de sa vie.
Ah! traître, tu
mourras... Quoi! tu n'es point partie!
Va. Mais nous-même
allons, précipitons nos pas
Qu'il me voite,
attentive au soin de son trépas,
Lui montrer à la
fois et l'ordre de son frère
Et de sa trahison
ce gage trop sincère.
Toi, Zatime, retiens
ma rivale en ces lieux.
Qu'il n'ait, en
expirant, que ses cris pour adieux.
Qu'elle soit cependant
fidèlement servie;
Prends soin d'elle;
ma haine a besoin de sa vie.
Ah! si, pour son
amant facile à s'attendrir,
La peur de son trépas
la fit presque mourir,
Quel surcroît de
vengeance et de douceur nouvelle
De le montrer bientôt
pâle et mort devant elle,
De voir sur cet
objet ses regards arrêtés
Me payer les plaisirs
que je leur ai prêtés!
Va, retiens-le.
Surtout, garde bien le silence.
En ce moment, Acomat
se présente devant elle, et elle lui déclare sa résolution de faire
périr Bajazet. Le vizir, qui sait combien il serait inutile de lutter
contre les fureurs d'une amante jalouse, feint d'entrer dans son nouveau
dessein; mais il n'a pas encore perdu l'espoir de la voir renoncer à sa
vengeance; il dit à son confident Osmin :
Je connais
peu l'amour; mais j'ose te répondre
Qu'il n'est pas
condamné, puisqu'on veut le confondre;
Que nous avons du
temps. Malgré son désespoir,
Roxane l'aime encore,
Osmin, et le va voir.
Loin de se laisser abattre,
il persiste dans la résolution qu'il a prise, et il termine ainsi la dernière
scène :
D'amis et
de soldats une troupe hardie
Aux portes du palais
attend notre sortie.
La sultane, d'ailleurs,
se fie à mes discours.
Nourri dans le
sérail, j'en connais les détours;
Je sais de Bajazet
l'ordinaire demeure;
Ne tardons plus,
marchons; et, s'il faut que je meure,
Mourons; moi, cher
Osmin, comme un vizir, et toi
Comme le favori
d'un homme tel que moi.
Au cinquième et dernier
acte les événements se précipitent. Comme l'avait prévu Acomat, Roxane
veut encore faire une dernière tentative sur celui qu'elle aime avec fureur;
mais la proposition qu'elle lui fait montre tout ce qu'il y a de sauvage
dans ce coeur, à qui les moeurs du sérail ont laissé toute sa rudesse;
elle dit à Bajazet :
Pour la
dernière fois, veux-tu vivre et régner?
J'ai l'ordre d'Amurat,
et je puis t'y soustraire.
Mais tu n'as qu'un
moment : parle.
BAJAZET.
Que faut-il faire?
ROXANE.
Ma rivale est ici
: suis-moi sans différer;
Dans les mains des
muets, viens la voir expirer;
Et, libre d'un amour
à ta gloire funeste,
Viens m'engager
ta foi; le temps fera le reste.
Ta grâce est Ã
ce prix, si tu veux l'obtenir.
La réponse de Bajazet
est pleine de dignité :
Je
ne l'accepterais que pour vous en punir,
Que pour faire éclater
aux yeux de tout l'empire
L'horreur et le
mépris que cette offre m'inspire...
Roxane répond par un
seul mot : Sortez! et ce mot produit un effet tragique puissant;
car dans la scène précédente, elle avait dit à Zatime :
Je puis
le retenir; mais s'il sort, il est mort.
Cependant Acomat n'est
pas resté inactif; il s'est mis à la tête d'une troupe de soldats, il
s'est rendu maître du palais et il cherche partout Bajazet. Mais il est
trop tard, Bajazet à succombé sous les coups des assassins postés par
Roxane. Celle-ci elle-même vient de périr, assassinée par la messager
d'Amurat, qui avait eu connaissance de ses desseins, et la malheureuse
Atalide se tue pour ne pas survivre à celui dont elle se reproche d'avoir
causé la perte.
La tragédie de Bajazet
ne peut sans doute pasêtre mise au rang des chefs-d'oeuvre de Racine.
On rapporte que le grand Corneille, assistant à l'une des premières représentations
de cette pièce, dit à Segrais, qui était à côté de lui :
"Avouez
que voilà des Turcs bien francisés. Je vous le dis tout bas, car on me
croirait jaloux."
Non, Corneille n'était
pas aveuglé par la jalousie, et il avait raison de dire que, dans certaines
parties du moins, le langage mis par Racine dans la bouche de ses personages
était bien plus dans les moeurs françaises que dans celles des Turcs.
Cela est vrai surtout de toutes les scènes où Bajazet et Atalide expriment
l'amour qu'ils éprouvent l'un pour l'autre : c'est un amour trop
rempli de délicatesses et d'afféteries toutes françaises pour la cour
des sultans. Boileau trouvait aussi la versification de Bajazet un peu
négligée, ce qui veut dire toutefois qu'on y trouve peut-être une soixantaine
de vers critiquables et autant de faibles, sur un millier d'excellents
et trois ou quatre cents d'admirables. Enfin, La Harpe a dit avec beaucoup
de raison :
"C'est un
ouvrage du second ordre, qui n'a pu être fait que par un homme du premier.
"
Ce que Voltaire admirait
surtout dans cette tragédie, c'était le rôle d'Acomat :
"Cet Acomat,
disait-il, me paraît l'effort de l'esprit humain. Je ne vois rien dans
l'antiquité ni chez les modernes qui soit dans ce caractère, et la beauté
de la diction le relève encore. Pas un seul vers dur ou faible, pas un
mot qui ne soit le mot propre; jamais de sublime hors d'oeuvre, qui cesse
alors d'être sublime; jamais de dissertation étrangère au sujet; toutes
les convenances parfaitement observées. Enfin, ce rôle me paraît d'autant
plus admirable qu'il se trouve dans la seule tragédie où l'on pouvait
l'introduire, et qu'il aurait été déplacé partout ailleurs. "
Dans ses Lettres, Mme
de Sévigné ne tarit pas sur la tragédie de Bajazet. Il est vrai que
le rôle de Roxane fut le triomphe de la Champmeslé,
qu'elle appelait alors et pour cause ma belle-fille.
"Racine,
écrit-elle à Mme de Grignan, a fait une tragédie qui s'appelle Bajazet
et qui enlève la paille. Vraiment, elle ne va empirando, comme les autres.
M. de Tallard dit qu'elle est autant au-dessus des pièces de Corneille
que celles de Corneille sont au-dessus de celles de Boyer. Voilà ce qui
s'appelle louer. Il ne faut point tenir la vérité captive : nous en jugerons
par nos yeux et nos oreilles."
" Nous avons été
à Bajazet, dit-elle encore à la même. Ma belle-fille nous a paru
la plus miraculeusement bonne comédienne que Jaie jamais vue. Elle surpasse
la Désoeillets de cent mille piques, et moi, qu'on croit assez bonne pour
le théâtre, je ne suis pas digne d'allumer les chandelles quand elle
paraît. Elle est laide de près, et je ne m'étonne pas que mon fils ait
été suffoqué par sa présence. Mais quand elle dit des vers, elle est
adorable. Bajazet est beau; j'y trouve quelque embarras sur la fin; et
il y a bien de la passion, mais de la passion moins folle que celle de
Bérénice. Je trouve pourtant, à mon petit sens, qu'elle ne surpassera
pas Andromaque. "
Lorsque Bajazet
fut imprimé, Mme de Sévigné l'envoya à Mme de Grignan, en lui disant
:
"Si je pouvais
vous envoyer la Champmeslé, vous trouveriez
la tragédie meilleure; mais sans elle, elle perd la moitié de son prix.
"
On a prétendu
que la mort de Monaldeski, que la reine Christine fit assassiner à Fontainebleau,
après lui avoir montré quelques lettres qu'il avait écrites et lui avoir
reproché son infidélité, avait donné à Racine l'idée de la fameuse
scène du cinquième acte entre Roxane et Bajazet; mais rien n'est moins
prouvé que cette assertion. (PL).
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