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Amphitryon, de Plaute et de Molière

Amphitryon est une comédie de Plaute. Avoir vu ou lu l'Amphitryon de Molière, c'est connaître celui de Plaute, que le grand comique a imité, mais en surpassant l'auteur latin. La pièce de Plaute était si estimée des Romains, que, sous Dioclétien, on la faisait encore jouer dans les calamités publiques pour apaiser Jupiter. Rotrou l'a imitée en vers français, et c'est dans sa pièce que l'on trouve ce vers :
Foin d'un amphitryon où l'on ne dîne pas!
Amphitryon est une comédie de Molière en trois actes et on vers libres (2 Janvier 1603). -  Amphitryon, qui fut joué en 1668, est une pièce infiniment curieuse, dont Molière est redevable à la passion quelque peu pédantesque du roi et de la cour pour la mythologie. Mais cette fois, au lieu de bergers et de nymphes, il a mis sur le théâtre le dieu Mercure et Jupiter lui-même, et il a cru pouvoir transporter sur la scène française, à l'exemple de Rotrou, la plus belle des comédies de Plaute.

Nous sommes en Grèce, à Thèbes, au temps où les dieux descendent volontiers sur la terre partager la vie des mortels et même leur jouer quelques tours. Amphitryon donc est un illustre général thébain. Jupiter, épris d'Alcmène, épouse d'Amphitryon, prend la forme de celui-ci et trompe Alcmène à la faveur de cette métamorphose. Pendant ce temps, Mercure, dieu fort malin, puisqu'il est le patron des voleurs, s'est donné la figure et le nom de Sosie, valet d'Amphitryon. Il est facile de comprendre quelles méprises et surprises égaieront toute la pièce.

Dès la première scène, Sosie, envoyé par son maître, aperçoit sous ses propres traits Mercure, qui, non content de lui voler sa figure, lui vole son nom et le roue de coups de bâton. Amphitryon, à son retour, n'est pas moins étonné d'apprendre, de la bouche d'Alcmène elle-même, qu'il a eu la nuit précédente un rival reçu par son épouse comme le véritable Amphitryon. Enfin, les deux Amphitryon se trouvent en présence, et le Thébain, en vouant son image si parfaite, entre dans une colère très légitime, mais que ses amis refusent de partager, dans l'impossibilité ou ils se trouvent de distinguer le vrai du faux Amphitryon. Jupiter annonce qu'il va bientôt éclaircir ce mystère aux yeux de tous les chefs, qu'il invite en même temps à un festin; et Sosie de crier :

Je ne me trompais pas, messieurs, ce mot termine
Toute l'irrésolution;
Le véritable Amphitryon
Est l'Amphitryon où l'on dîne.
Enfin, Jupiter disparaît, emporté par un nuage.

(Parmi les vers de l'Amphitryon qui sont restés dans la mémoire de tous, les deux derniers que nous venons de citer ont passé en proverbe, et, dans l'application, ils servent à exprimer ce sentiment d'égoïsme et d'intérêt qui pousse à encenser la force et la puissance. )

C'est dans cette pièce qu'apparaissent le mieux et son admirable talent d'imitateur original et sa façon toute magistrale de prendre chez les autres ce qu'il appelait son bien. L'Amphitryon du poète païen est considéré à juste titre comme un chef-d'oeuvre; Molière, qui avait ses coudées plus franches et qui pouvait parler des dieux « avec irrévérence », s'est élevé, on peut le dire, au-dessus de son modèle. Sa comédie est étincelante d'esprit et de verve, et le parallèle constant de Jupiter-Amphitryon et de l'Amphitryon « où l'on dîne », celui de Mercure et du pauvre Sosie également, sont une source de comique intarissable. Pour ajouter encore à la perfection de son oeuvre, Molière s'est affranchi cette fois de la dure contrainte des alexandrins alignés pour ainsi dire au cordeau; il a écrit Amphitryon en vers libres, il a suivi en cela de la manière la plus heureuse l'exemple donné par Corneille, dont l'Agésilas est écrit de la sorte et n'en vaut pas mieux, hélas! Accueillie avec la plus grande faveur, cette comédie aux allures si libres et dont les situations sont parfois si scabreuses ne paraît pas avoir soulevé de protestations indignées; c'est beaucoup plus tard qu'elle a servi de thème à des accusations passionnées contre la mémoire de Molière.

 Il faisait dire à Jupiter, tout à la fin de la pièce, qu'un partage avec le roi des dieux 

N'a rien du tout qui déshonore,
et l'on s'est imaginé que ce vers était à l'adresse du marquis de Montespan. D'autres, au contraire, se sont attachés à établir que la liaison de Louis XIV et de l'altière Mme de Montespan, très réelle dès le milieu de l'année 1667, pendant la campagne de Flandre, n'était pas encore publique en janvier 1668, et que par conséquent on calomniait Molière en soutenant qu'il avait composé sa pièce pour encourager le roi dans son adultère et pour consoler un mari trompé. Une discussion approfondie ne serait pas à sa place ici, et d'ailleurs elle n'est pas nécessaire; il faut bien reconnaître que Molière était fort au courant des équipées galantes de son maître et qu'il pourrait très bien avoir composé Amphitryon pour égayer le roi et sa nouvelle maîtresse, Jupiter et Alcmène; nul n'oserait soutenir qu'il fût incapable d'agir ainsi. 

Quoiqu'il en soit, Amphitryon est une pièce de la plus grande beauté, et le commerce que Molière entretint alors avec Plaute lui donna sans doute l'idée première d'un autre chef-d'oeuvre, de l'Avare, qui fut représenté la même année. (A. Gazier / NLI).
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Extrait d'Amphitryon
Les deux Sosie

[Amphitryon, vainqueur dans une grande bataille, a confié à son valet Sosie la mission de rassurer Alcmène et de lui porter des nouvelles. Sosie arrive donc à Thèbes et le voilà dans la rue, en pleine nuit, nullement rassuré, car il a, avec des apparences de bravoure, l'âme volontiers poltronne. Quelle sera sa terreur de voir paraître devant lui un autre Sosie, tout semblable à lui-même, et à la main leste! ]

ACTE I
Scène I
La scène est devant la maison d'Amphitryon. 
Sosie a une lanterne la main.

SOSIE.
Qui va là? Heu! ma peur à chaque pas s'accroît!
Messieurs, ami de tout le monde.
Qui d'abord... Attendez; le corps d'armée a peur;
J'entends quelque bruit, ce me semble.
 
 

Scène II
Mercure, Sosie

MERCURE, sous la figure de sosie, sort de la maison d'Amphytryon.
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SOSIE, sans voir Mercure.
Mon coeur tant soit peu se rassure,
Et je pense que ce n'est rieur. 
Crainte pourtant de sinistre aventure, 
Allons chez nous achever l'entretien.

MERCURE, à part.
Tu seras plus fort que Mercure, 
Ou je t'en empêcherai bien.

SOSIE, sans voir Mercure.
Cette nuit en longueur me semble sans pareille;
Il faut, depuis le temps que je suis en chemin,
Ou que mon maître ait pris le soir pour le matin, 
Ou que trop tard au lit le blond Phébus sommeille,
Pour avoir trop pris de son vin.

MERCURE, à part.
Comme avec irrévérence 
Parle des dieu ce maraud! 
Mon bras saura bien tantôt 
Châtier cette insolence;
Et je vais m'égayer avec lui comme il faut.
En lui volant son nom avec sa ressemblance.

SOSIE, apercevant Mercure d'un peu loin.
Ah! par ma foi, j'avais raison
C'est fait de moi, chétive créature! 
Je vois devant notre maison 
Certain homme dont l'encolure
Ne me présage rien de bon.
Pour faire semblant d'assurance, 
Je veux chanter un peu d'ici.
(Il chante).

MERCURE
Qui donc est ce coquin qui prend tant de licence 
Que de chanter et m'étourdir ainsi?

(A mesure que Mercure parle, la voix de 
Sosie s'affaiblit peu à peu).

Veut-il qu'à l'étriller ma main un peu s'applique?

SOSIE, à part.
Cet homme assurément n'aime pas la musique.

MERCURE
Depuis plus d'une semaine
Je n'ai trouvé personne à qui rompre les os;
La vertu de mon bras se, perd dans le repos, 
Et je cherche quelque dos 
Pour me remettre en haleine.

SOSIE, à part.
Quel diable d'homme est-ce ci?
De mortelles frayeurs je sens mon âme atteinte.
Mais pourgnoi trembler tant aussi?
Peut-ètre a-t-il dans l'âme autant que moi de crainte,
Et que le drôle parle ainsi
Pour me cacher sa peut sous une audace feinte.
Oui, oui, ne souffrons point qu'on nous croie un oison :
Si je ne suis hardi, tâchons de le paraître.
Faisons-nous du coeur par raison :
Il est seul, comme moi; je suis fort, j'ai bon maître
Et voilà notre maison.

MERCURE.
Qui va là?

SOSIE.
Moi.

MERCURE
Qui, moi?

SOSIE, à part.
Moi. Courage, Sosie.

MERCURE
Quel est ton sort? dis-moi.

SOSIE
D'être homme, et de parler.

MERCURE
Es-tu maître, ou valet?

SOSIE
Comme il me prend envie.

MERCURE
Où s'adressent tes pas?

SOSIE
Où j'ai dessein d'aller.

MERCURE
Ah! ceci me déplaît.

SOSIE
J'en ai l'âme ravie.

MERCURE
Résolument, par force où par amour,
Je veux savoir de toi, traître,

Ce que tu fais, d'où tu viens avant jour,
Où tu vas, à qui tu peux être.

SOSIE
Je fais le bien et le mal tour à tour;
Je viens de là, vais là; j'appartiens à mon maître.

MERCURE
Tu montres de l'esprit; et je te vois en train
De trancher avec moi de I'homme d'importance.
Il me prend un désir, pour faire connaissance,
De te donner un soufflet de ma main.

SOSIE
A moi-même?

MERCURE
A toi-même, et t'en voilà certain.

(Mercure donne un soufflet à Sosie).

SOSIE
Ah! ah! c'est  tout de bon!

MERCURE
Non, ce n'est que pour rire,
Et répondre à tes quolibets!

SOSIE
Tudieu! l'ami, sans vous rien dire, 
Comme vous baillez des soufflets!

MERCURE
Ce, sont là de mes moindres coups, 
De petits soufflets ordinaires.

SOSIE
Si j'étais aussi prompt que vous, 
Nous ferions de belles affaires.

MEHCURE
Tout cela n'est encor rien. 
Pour y faire quelque pause; 
Nous verrons bien autre chose;
Poursuivons notre entretien.

SOSIE
Je quitte la partie. 

(Il veut s'en aller).

MERCURE arrêtant Sosie. Où vas-tu?

SOSIE
Que t'importe?

MERCURE
Je veux savoir où tu vas.

SOSIE
Me faire ouvrir cette porte. 
Pourquoi retiens-tu mes pas?

MERCURE
Si jusqu'à l'approcher tu pousses ton audace,
Je fais sur toi pleuvoir un orage de coups.

SOSIE
Quoi! tu veux, par ta menace 
M'empêcher d'entrer chez nous?

MERCURE
Comment! chez nous?

SOSIE
Oui, Chez nous.

MERCURE
O le traître!
Tu te dis de cette maison?

SOSIE
Fort bien. Amphitryon n'en est-il pas le maître?

MERCURE
Hé bien! que fait cette raison?

SOSIE
Je suis son valet.

MERCURE
Toi?

SOSIE
Moi.

MERCURE
Son valet?

SOSIE
Sans doute.

MERCURE
Valet d'Amphitryon?

SOSIE
D'Amphitryon, de lui.

MERCURE
Ton nom est?...

SOSIE
Sosie.

MERCURE
Heu? comment?

SOSIE
Sosie.

MERCURE
Écoute,
Sais-tu que de ma main je t'assomme aujourd'hui?

SOSIE
Pourquoi? De quelle rage est ton âme saisie?

MERCURE
Qui te donne, dis-moi, cette témérité, 
De prendre le nom de Sosie?

SOSIE
Moi, je ne le prends point, je l'ai toujours porté.

MERCURE
O le mensonge horrible! et l'impudence extrême!
Tu m'oses soutenir que Sosie est ton nom?

SOSIE
Fort bien; je le soutiens, par la grande raison
Qu'ainsi l'a fait des dieux la puissance suprême, 
Et qu'il n'est pas en moi de pouvoir dire non,
Et d'être un autre que moi-même.

(Mercure le bat).

MERCURE
Mille coups de bâton doivent être le prix

D'une pareille effronterie.

SOSIE
Justice, citoyens! Au secours! je vous prie.

MERCURE
Comment bourreau, tu fais des cris?

SOSIE
De mille coups tu me meurtris, 
Et tu ne veux pas que je crie?

MERCURE
C'est ainsi que mon bras...

SOSIE
L'action ne vaut rien : 
Tu triomphes de l'avantage
Que te donne sur moi mon manque de courage; 
Et ce n'est pas en user bien. 
C'est pure fanfaronnerie
De vouloir profiter de la poltronnerie
De ceux qu'attaque notre bras.
Battre un homme à jeu sûr n'est pas d'une belle âme;
Et le coeur est digne de blâme
Contre les gens qui n'en ont pas.

MERCURE
Hé bien! es-tu Sosie à présent? qu'en dis-tu?

SOSIE
Tes coups n'ont point en moi fait de métamorphose;
Fit tout le changement que je trouve à la chose, 
C'est d'être Sosie battu.

MERCURE, menaçant Sosie.
Encor? Cent autres coups pour cette autre impudence.

SOSIE
De grâce, fais trêve à tes coups.

MERCURE
Fais donc trêve à ton insolence.

SOSIE
Tout ce qu'il te plaira; je garde le silence. 
La dispute est par trop inégale entre nous.

MERCURE
Es-tu Sosie encor? dis, traître!

SOSIE
Hélas! je sais ce que tu veux;
Dispose de mon sort tout au gré de tes voeux; 
Ton bras t'en a fait le maître.

MERCURE
Ton nom était Sosie, à ce que tu disais?

SOSIE
Il est vrai, jusqu'ici j'ai cru la chose claire; 
Mais ton bâton, sur cette affaire,
M'a fait voir que je m'abusais.

MERCURE
C'est moi qui suis Sosie, et tout Thèbes l'avoue :
Amphitryon jamais n'en eut d'autre que moi.

SOSIE
Toi, Sosie?
Oui, Sosie; et si quelqu'un s'y joue,
Il peut bien prendre garde à soi.

SOSIE, à part.
Ciel! me faut-il ainsi renoncer à moi-même,
Et par un imposteur me voir voler mon nom?
Que son bonheur est extrême
De ce que je suis poltron 
Sans cela, par la mort!...

MERCURE
Entre tes dents, je pense, 
Tu murmures je ne sais quoi.

SOSIE
Non. Mais, au nom des dieux, donne-moi la licence 
De parler un moment à toi.

MERCURE
Parle.

SOSIE
Mais promets-moi, de grâce, 
Que les coups n'en seront point. 
Signons une trêve.

MERCURE
Passe.
Va, je t'accorde ce point.

SOSIE
Qui te jette, dis-moi, dans cette fantaisie? 
Que te reviendra-t-il de m'enlever mon nom?
Et peux-tu faire enfin, quand tu serais démon, 
Que je ne sois pas moi? que je ne sois Sosie?

MERCURE, levant le bâton sur Sosie.
Comment! tu peux?...

SOSIE
Ah! tout doux :
Nous avons fait trêve aux coups.

MERCURE.
Quoi! pendard, imposteur, coquin!...

SOSIE
Pour des injures 
Dis-m'en tant que tu voudras
Ce sont légères blessures, 
Et je ne m'en fâche pas.

MERCURE
Tu te dis Sosie?

SOSIE
Oui. Quelque conte frivole...

MERCURE
Sus, je romps notre trêve, et reprends ma parole.

SOSIE
N'importe, je ne puis m'anéantir pour toi,
Et souffrir un discours si loin de l'apparence.
Etre ce que je suis est-il en ta puissance?
Et puis-je cesser d'être moi? 
S'avisa-t-on jamais d'une chose pareille?
Et peut-on démentir cent indices pressants?
Rêvé-je? Est-ce que je sommeille?
Ai-je l'esprit troublé par des transports puissants?
Ne sens-je pas bien que je veille?
Ne suis-je pas dans mon bon sens?
Mon maître Amphitryon ne m'a-t-il pas commis 
A venir en ces lieux vers Alcmène sa femme? 
Ne lui dois-je pas faire, en lui vantant sa flamme, 
Un récit de ses faits contre nos ennemis? 
Ne suis-je pas du port arrivé tout à l'heure?
Ne tiens-je, pas une lanterne en main? 
Ne te trouvé-je pas devant notre demeure? 
Ne t'y parlé-je pas d'un esprit tout humain? 
Ne te tiens-tu pas fort de ma poltronnerie,
Pour m'empêcher d'entrer chez nous? 
N'as-tu pas sur mon dos exercé ta furie?
Ne m'as-tu pas roué de coups?
Ah! tout cela n'est que trop véritable;
Et plût au ciel le fût-il moins!
Cesse donc d'insulter au sort d'un misérable, 
Et laisse à mon devoir s'acquitter de ses soins.

MERCURE
Arrête, ou sur ton dos le moindre pas attire 
Un assommant éclat de mon juste courroux.
Tout ce que tu viens de dire
Est à moi, hormis les coups.
C'est moi qu'Amphitryon députe vers Alcmène, 
Et qui du port Persique arrive de ce pas; 
Moi, qui viens annoncer la valeur de son bras 
Qui nous fait remporter une victoire pleine,
Et de nos ennemis a mis le chef à bas; 
C'est moi qui suis Sosie enfin, de certitude,
Fils de Dave, honnête berger; 
Frère d'Arpage, mort en pays étranger;
Mari de Cléanthis la prude,
Dont l'humeur me fait enrager;
Qui dans Thèbes ai reçu mille coups d'étrivière,
Sans en avoir jamais dit rien;
Et jadis en public fus marqué par derrière,
pour être trop homme de bien.

SOSIE, bas, à part.
Il a raison. A moins d'être Sosie,
On ne peut pas savoir tout ce qu'il dit;
Et, dans l'étonnement dont mon âme est saisie, 
Je commence, à mon tour, à le croire un petit. 
En effet, maintenant que je le considère,
Je vois qu'il a de moi, taille, mine, action.
Faisons-lui quelque question,
Afin d'éclaircir ce mystère.
(Haut).
Parmi tout le butin fait sur nos ennemis,
Qu'est-ce qu'Amphitryon obtint pour son partage?

MERCURE
Cinq forts beaux diamants, en noeud proprement mis, 
Dont leur chef se paraît comme d'un rare ouvrage.

SOSIE
A qui destine-t-il un si riche présent?

MERCURE
A sa femme; et sur elle il veut le voir paraître.

SOSIE
Mais où, pour l'apporter, est-il mis à présent?

MERCURE
Dans un coffret, scellé des armes de mon maître.

SOSIE, à part.
Il ne ment pas d'un mot à chaque repartie
Et de moi je commence à douter tout de bon. 
Près de moi. par la force, il est déjà Sosie;
Il pourrait bien encor l'être par la raison.
Pourtant, quand je me tâte et que je me rappelle,
Il me semble que je suis moi.
Où puis-je rencontrer quelque clarté fidèle,
Pour démêler ce que je voi?
Ce que j'ai fait tout seul, et que n'a vu personne, 
A moins d'être moi-même, on ne peut le savoir. 
Par cette question il faut que je l'étonne.
C'est de quoi le confondre, et nous allons le voir.
(Haut).
Lorsqu'on était aux mains, que fis-tu dans nos tentes. 
Où tu courus seul te fourrer?

MERCURE
D'un jambon...

SOSIE, bas, à part.
L'y voilà!

MERCURE
Que j'allai déterrer
Je coupai bravement deux tranches succulentes,
Dont je sur fort bien me bourrer.
Et joignant à cela d'un vin que l'on ménage,
Et dont, avant le goût, les yeux se contentaient,
Je pris un peu de courage
Pour nos gens qui se battaient.

SOSIE, bas, à part.
Cette preuve sans pareille
En sa faveur conclut bien;
Et l'on n'y peut dire rien, 
S'il n'était dans la bouteille.
(Haut).
Je ne saurais nier, aux preuves qu'on m'expose, 
Que tu ne sois Sosie, et j'y donne ma voix. 
Mais, si tu l'es, dis-moi qui tu veux que je sois? 
Car encor faut-il bien due je sois quelque chose.

MERCURE
Quand je ne serai plus Sosie, 
Sois-le, j'en demeure d'accord :
Mais, tant que je le suis, je te garantis mort, 
Si tu prends cette fantaisie.

SOSIE
Tout cet embarras met mon esprit sur les dents,
Et la raison à ce qu'on voit s'oppose.
Mais il faut terminer enfin par quelque chose;
Et le plus court pour moi, c'est d'entrer là-dedans.

MERCURE
Ah! tu prends donc, pendard, goût à la bastonnade ?

SOSIE, battu par Mercure.
Ah! qu'est-ce ci, grands dieux! Il frappe un ton plus fort,
Et mon dos pour un mois en doit être malade. 
Laissons ce diable d'homme, et retournons au port. 
O juste ciel! j'ai fait une belle ambassade! 


(Molière, Amphitryon).


 [ Sosie essaiera vainement de faire comprendre à son maître l'étrange mésaventure dont il a été victime. Et Mercure pourra continuer ses bons tours. Enfin les dieux se feront reconnaître, avant de s'enlever merveilleusement dans les airs. C'est en féerie que finit cette pièce toute de fantaisie. ]

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