Extrait d'Amphitryon Les deux Sosie [Amphitryon, vainqueur dans une grande bataille, a confié à son valet Sosie la mission de rassurer Alcmène et de lui porter des nouvelles. Sosie arrive donc à Thèbes et le voilà dans la rue, en pleine nuit, nullement rassuré, car il a, avec des apparences de bravoure, l'âme volontiers poltronne. Quelle sera sa terreur de voir paraître devant lui un autre Sosie, tout semblable à lui-même, et à la main leste! ] ACTE I Scène I La scène est devant la maison d'Amphitryon. Sosie a une lanterne la main. SOSIE. Qui va là? Heu! ma peur à chaque pas s'accroît! Messieurs, ami de tout le monde. Qui d'abord... Attendez; le corps d'armée a peur; J'entends quelque bruit, ce me semble. Scène II Mercure, Sosie MERCURE, sous la figure de sosie, sort de la maison d'Amphytryon. . SOSIE, sans voir Mercure. Mon coeur tant soit peu se rassure, Et je pense que ce n'est rieur. Crainte pourtant de sinistre aventure, Allons chez nous achever l'entretien. MERCURE, à part. Tu seras plus fort que Mercure, Ou je t'en empêcherai bien. SOSIE, sans voir Mercure. Cette nuit en longueur me semble sans pareille; Il faut, depuis le temps que je suis en chemin, Ou que mon maître ait pris le soir pour le matin, Ou que trop tard au lit le blond Phébus sommeille, Pour avoir trop pris de son vin. MERCURE, à part. Comme avec irrévérence Parle des dieu ce maraud! Mon bras saura bien tantôt Châtier cette insolence; Et je vais m'égayer avec lui comme il faut. En lui volant son nom avec sa ressemblance. SOSIE, apercevant Mercure d'un peu loin. Ah! par ma foi, j'avais raison C'est fait de moi, chétive créature! Je vois devant notre maison Certain homme dont l'encolure Ne me présage rien de bon. Pour faire semblant d'assurance, Je veux chanter un peu d'ici. (Il chante). MERCURE Qui donc est ce coquin qui prend tant de licence Que de chanter et m'étourdir ainsi? (A mesure que Mercure parle, la voix de Sosie s'affaiblit peu à peu). Veut-il qu'à l'étriller ma main un peu s'applique? SOSIE, à part. Cet homme assurément n'aime pas la musique. MERCURE Depuis plus d'une semaine Je n'ai trouvé personne à qui rompre les os; La vertu de mon bras se, perd dans le repos, Et je cherche quelque dos Pour me remettre en haleine. SOSIE, à part. Quel diable d'homme est-ce ci? De mortelles frayeurs je sens mon âme atteinte. Mais pourgnoi trembler tant aussi? Peut-ètre a-t-il dans l'âme autant que moi de crainte, Et que le drôle parle ainsi Pour me cacher sa peut sous une audace feinte. Oui, oui, ne souffrons point qu'on nous croie un oison : Si je ne suis hardi, tâchons de le paraître. Faisons-nous du coeur par raison : Il est seul, comme moi; je suis fort, j'ai bon maître Et voilà notre maison. MERCURE. Qui va là? SOSIE. Moi. MERCURE Qui, moi? SOSIE, à part. Moi. Courage, Sosie. MERCURE Quel est ton sort? dis-moi. SOSIE D'être homme, et de parler. MERCURE Es-tu maître, ou valet? SOSIE Comme il me prend envie. MERCURE Où s'adressent tes pas? SOSIE Où j'ai dessein d'aller. MERCURE Ah! ceci me déplaît. SOSIE J'en ai l'âme ravie. MERCURE Résolument, par force où par amour, Je veux savoir de toi, traître, Ce que tu fais, d'où tu viens avant jour, Où tu vas, à qui tu peux être. SOSIE Je fais le bien et le mal tour à tour; Je viens de là, vais là; j'appartiens à mon maître. MERCURE Tu montres de l'esprit; et je te vois en train De trancher avec moi de I'homme d'importance. Il me prend un désir, pour faire connaissance, De te donner un soufflet de ma main. SOSIE A moi-même? MERCURE A toi-même, et t'en voilà certain. (Mercure donne un soufflet à Sosie). SOSIE Ah! ah! c'est tout de bon! MERCURE Non, ce n'est que pour rire, Et répondre à tes quolibets! SOSIE Tudieu! l'ami, sans vous rien dire, Comme vous baillez des soufflets! MERCURE Ce, sont là de mes moindres coups, De petits soufflets ordinaires. SOSIE Si j'étais aussi prompt que vous, Nous ferions de belles affaires. MEHCURE Tout cela n'est encor rien. Pour y faire quelque pause; Nous verrons bien autre chose; Poursuivons notre entretien. SOSIE Je quitte la partie. (Il veut s'en aller). MERCURE arrêtant Sosie. Où vas-tu? SOSIE Que t'importe? MERCURE Je veux savoir où tu vas. SOSIE Me faire ouvrir cette porte. Pourquoi retiens-tu mes pas? MERCURE Si jusqu'à l'approcher tu pousses ton audace, Je fais sur toi pleuvoir un orage de coups. SOSIE Quoi! tu veux, par ta menace M'empêcher d'entrer chez nous? MERCURE Comment! chez nous? SOSIE Oui, Chez nous. MERCURE O le traître! Tu te dis de cette maison? SOSIE Fort bien. Amphitryon n'en est-il pas le maître? MERCURE Hé bien! que fait cette raison? SOSIE Je suis son valet. MERCURE Toi? SOSIE Moi. MERCURE Son valet? SOSIE Sans doute. MERCURE Valet d'Amphitryon? SOSIE D'Amphitryon, de lui. MERCURE Ton nom est?... SOSIE Sosie. MERCURE Heu? comment? SOSIE Sosie. MERCURE Écoute, Sais-tu que de ma main je t'assomme aujourd'hui? SOSIE Pourquoi? De quelle rage est ton âme saisie? MERCURE Qui te donne, dis-moi, cette témérité, De prendre le nom de Sosie? SOSIE Moi, je ne le prends point, je l'ai toujours porté. MERCURE O le mensonge horrible! et l'impudence extrême! Tu m'oses soutenir que Sosie est ton nom? SOSIE Fort bien; je le soutiens, par la grande raison Qu'ainsi l'a fait des dieux la puissance suprême, Et qu'il n'est pas en moi de pouvoir dire non, Et d'être un autre que moi-même. (Mercure le bat). MERCURE Mille coups de bâton doivent être le prix D'une pareille effronterie. SOSIE Justice, citoyens! Au secours! je vous prie. MERCURE Comment bourreau, tu fais des cris? SOSIE De mille coups tu me meurtris, Et tu ne veux pas que je crie? MERCURE C'est ainsi que mon bras... SOSIE L'action ne vaut rien : Tu triomphes de l'avantage Que te donne sur moi mon manque de courage; Et ce n'est pas en user bien. C'est pure fanfaronnerie De vouloir profiter de la poltronnerie De ceux qu'attaque notre bras. Battre un homme à jeu sûr n'est pas d'une belle âme; Et le coeur est digne de blâme Contre les gens qui n'en ont pas. MERCURE Hé bien! es-tu Sosie à présent? qu'en dis-tu? SOSIE Tes coups n'ont point en moi fait de métamorphose; Fit tout le changement que je trouve à la chose, C'est d'être Sosie battu. MERCURE, menaçant Sosie. Encor? Cent autres coups pour cette autre impudence. SOSIE De grâce, fais trêve à tes coups. MERCURE Fais donc trêve à ton insolence. SOSIE Tout ce qu'il te plaira; je garde le silence. La dispute est par trop inégale entre nous. MERCURE Es-tu Sosie encor? dis, traître! SOSIE Hélas! je sais ce que tu veux; Dispose de mon sort tout au gré de tes voeux; Ton bras t'en a fait le maître. MERCURE Ton nom était Sosie, à ce que tu disais? SOSIE Il est vrai, jusqu'ici j'ai cru la chose claire; Mais ton bâton, sur cette affaire, M'a fait voir que je m'abusais. MERCURE C'est moi qui suis Sosie, et tout Thèbes l'avoue : Amphitryon jamais n'en eut d'autre que moi. SOSIE Toi, Sosie? Oui, Sosie; et si quelqu'un s'y joue, Il peut bien prendre garde à soi. SOSIE, à part. Ciel! me faut-il ainsi renoncer à moi-même, Et par un imposteur me voir voler mon nom? Que son bonheur est extrême De ce que je suis poltron Sans cela, par la mort!... MERCURE Entre tes dents, je pense, Tu murmures je ne sais quoi. SOSIE Non. Mais, au nom des dieux, donne-moi la licence De parler un moment à toi. MERCURE Parle. SOSIE Mais promets-moi, de grâce, Que les coups n'en seront point. Signons une trêve. MERCURE Passe. Va, je t'accorde ce point. SOSIE Qui te jette, dis-moi, dans cette fantaisie? Que te reviendra-t-il de m'enlever mon nom? Et peux-tu faire enfin, quand tu serais démon, Que je ne sois pas moi? que je ne sois Sosie? MERCURE, levant le bâton sur Sosie. Comment! tu peux?... SOSIE Ah! tout doux : Nous avons fait trêve aux coups. MERCURE. Quoi! pendard, imposteur, coquin!... SOSIE Pour des injures Dis-m'en tant que tu voudras Ce sont légères blessures, Et je ne m'en fâche pas. MERCURE Tu te dis Sosie? SOSIE Oui. Quelque conte frivole... MERCURE Sus, je romps notre trêve, et reprends ma parole. SOSIE N'importe, je ne puis m'anéantir pour toi, Et souffrir un discours si loin de l'apparence. Etre ce que je suis est-il en ta puissance? Et puis-je cesser d'être moi? S'avisa-t-on jamais d'une chose pareille? Et peut-on démentir cent indices pressants? Rêvé-je? Est-ce que je sommeille? Ai-je l'esprit troublé par des transports puissants? Ne sens-je pas bien que je veille? Ne suis-je pas dans mon bon sens? Mon maître Amphitryon ne m'a-t-il pas commis A venir en ces lieux vers Alcmène sa femme? Ne lui dois-je pas faire, en lui vantant sa flamme, Un récit de ses faits contre nos ennemis? Ne suis-je pas du port arrivé tout à l'heure? Ne tiens-je, pas une lanterne en main? Ne te trouvé-je pas devant notre demeure? Ne t'y parlé-je pas d'un esprit tout humain? Ne te tiens-tu pas fort de ma poltronnerie, Pour m'empêcher d'entrer chez nous? N'as-tu pas sur mon dos exercé ta furie? Ne m'as-tu pas roué de coups? Ah! tout cela n'est que trop véritable; Et plût au ciel le fût-il moins! Cesse donc d'insulter au sort d'un misérable, Et laisse à mon devoir s'acquitter de ses soins. MERCURE Arrête, ou sur ton dos le moindre pas attire Un assommant éclat de mon juste courroux. Tout ce que tu viens de dire Est à moi, hormis les coups. C'est moi qu'Amphitryon députe vers Alcmène, Et qui du port Persique arrive de ce pas; Moi, qui viens annoncer la valeur de son bras Qui nous fait remporter une victoire pleine, Et de nos ennemis a mis le chef à bas; C'est moi qui suis Sosie enfin, de certitude, Fils de Dave, honnête berger; Frère d'Arpage, mort en pays étranger; Mari de Cléanthis la prude, Dont l'humeur me fait enrager; Qui dans Thèbes ai reçu mille coups d'étrivière, Sans en avoir jamais dit rien; Et jadis en public fus marqué par derrière, pour être trop homme de bien. SOSIE, bas, à part. Il a raison. A moins d'être Sosie, On ne peut pas savoir tout ce qu'il dit; Et, dans l'étonnement dont mon âme est saisie, Je commence, à mon tour, à le croire un petit. En effet, maintenant que je le considère, Je vois qu'il a de moi, taille, mine, action. Faisons-lui quelque question, Afin d'éclaircir ce mystère. (Haut). Parmi tout le butin fait sur nos ennemis, Qu'est-ce qu'Amphitryon obtint pour son partage? MERCURE Cinq forts beaux diamants, en noeud proprement mis, Dont leur chef se paraît comme d'un rare ouvrage. SOSIE A qui destine-t-il un si riche présent? MERCURE A sa femme; et sur elle il veut le voir paraître. SOSIE Mais où, pour l'apporter, est-il mis à présent? MERCURE Dans un coffret, scellé des armes de mon maître. SOSIE, à part. Il ne ment pas d'un mot à chaque repartie Et de moi je commence à douter tout de bon. Près de moi. par la force, il est déjà Sosie; Il pourrait bien encor l'être par la raison. Pourtant, quand je me tâte et que je me rappelle, Il me semble que je suis moi. Où puis-je rencontrer quelque clarté fidèle, Pour démêler ce que je voi? Ce que j'ai fait tout seul, et que n'a vu personne, A moins d'être moi-même, on ne peut le savoir. Par cette question il faut que je l'étonne. C'est de quoi le confondre, et nous allons le voir. (Haut). Lorsqu'on était aux mains, que fis-tu dans nos tentes. Où tu courus seul te fourrer? MERCURE D'un jambon... SOSIE, bas, à part. L'y voilà! MERCURE Que j'allai déterrer Je coupai bravement deux tranches succulentes, Dont je sur fort bien me bourrer. Et joignant à cela d'un vin que l'on ménage, Et dont, avant le goût, les yeux se contentaient, Je pris un peu de courage Pour nos gens qui se battaient. SOSIE, bas, à part. Cette preuve sans pareille En sa faveur conclut bien; Et l'on n'y peut dire rien, S'il n'était dans la bouteille. (Haut). Je ne saurais nier, aux preuves qu'on m'expose, Que tu ne sois Sosie, et j'y donne ma voix. Mais, si tu l'es, dis-moi qui tu veux que je sois? Car encor faut-il bien due je sois quelque chose. MERCURE Quand je ne serai plus Sosie, Sois-le, j'en demeure d'accord : Mais, tant que je le suis, je te garantis mort, Si tu prends cette fantaisie. SOSIE Tout cet embarras met mon esprit sur les dents, Et la raison à ce qu'on voit s'oppose. Mais il faut terminer enfin par quelque chose; Et le plus court pour moi, c'est d'entrer là-dedans. MERCURE Ah! tu prends donc, pendard, goût à la bastonnade ? SOSIE, battu par Mercure. Ah! qu'est-ce ci, grands dieux! Il frappe un ton plus fort, Et mon dos pour un mois en doit être malade. Laissons ce diable d'homme, et retournons au port. O juste ciel! j'ai fait une belle ambassade! (Molière, Amphitryon). [ Sosie essaiera vainement de faire comprendre à son maître l'étrange mésaventure dont il a été victime. Et Mercure pourra continuer ses bons tours. Enfin les dieux se feront reconnaître, avant de s'enlever merveilleusement dans les airs. C'est en féerie que finit cette pièce toute de fantaisie. ]
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