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L'Amour médecin, de Molière

L'Amour médecin est une comédie-ballet de Molière, en trois actes et en prose, musique de Lulli, représentée à Versailles le 15 septembre 1665. C'est le commencement de cette guerre d'épigrammes que le grand comique ne cessera de faire aux disciples d'Hippocrate. C'est dans l'Amour médecin surtout qu'il déclare une guerre à mort à leurs longues robes doctorales, à leurs rabats, à leur pédantisme hérissé de mots grecs, à l'ignorance de la plupart d'entre eux, à tout ce qui constituait alors le charlatanisme de leur profession. 

Cette comédie de l'Amour médecin est pleine de traits charmants. Rien n'est plus amusant que la scène où les quatre docteurs, réunis pour une consultation, s'entretiennent de leurs mules et parlent de leurs affaires particulières. C'est aussi dans cette pièce que Molière a caractérisé d'une manière si piquante les donneurs d'avis intéressés, dans cette phrase restée proverbiale : 

Vous êtes orfèvre, monsieur Josse.
L'auteur joua lui-même les premiers médecins de la cour avec des masques qui ressemblaient aux personnages qu'il avait en vue. Il osait les livrer ainsi à la gaieté publique, afin que ceux qui avaient fait pleurer si souvent fissent rire au moins une fois en leur vie. Il avait prié son ami Boileau de lui forger des noms appropriés. Boileau en composa en effet qui étaient tirés du grec, et qui indiquaient le caractère de chacun de ces messieurs. Il donna à Fougerais le nom de Defonandrès, qui signifie tueur d'hommes; à Esprit, qui bredouillait, celui de Bahis, qui signifie jappant, aboyant; celui de Macroton à Guénaut, qui parlait avec une lenteur savamment calculée; enfin, celui de Tomès, qui signifie un saigneur, à d'Aquin, qui ordonnait souvent la saignée. (NLI).
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Extrait de l'Amour médecin
Consultation de médecins

[La fille de Sganarelle, Lucinde, est tombée « dans la mélancolie la plus sombre du monde »; le père, affolé, appelle en consultation quatre médecins.

Molière n'a jamais ménagé les médecins : il leur reproche d'être pédants, sans science et sans conscience. La médecine du temps méritait assez ces reproches. Mais on pourra trouver que les scènes suivantes sont sans indulgence].

ACTE II
Scène I
Sganarelle, Lisette, servante de Lucinde.

LISETTE. - Que voulez-vous donc faire, Monsieur, de quatre médecins? N'est-ce pas assez d'un pour tuer une personne?

SGANARELLE. - Taisez-vous. Quatre conseils valent mieux qu'un.

LISETTE. - Est-ce que votre fille ne peut pas bien mourir sans le secours de ces Messieurs-là?

SGANAItELLE. - Est-ce que les médecins font mourir?

LISETTE. - Sans doute; et j'ai connu un homme qui prouvait, par bonnes raisons, qu'ils ne faut jamais dire : « Une telle personne est morte d'une fièvre et d'une fluxion sur la poitrine », mais : « Elle est morte de quatre médecins et de deux apothicaires. »

SGANARELLE. - Chut. N'offensez pas ces Messieurs-là.

LISETTE.- Ma foi, Monsieur, notre chat est réchappé depuis peu d'un saut qu'il fit du haut de la maison dans la rue; et il fut trois jours sans manger, et sans pouvoir remuer ni pied ni patte; mais il est bien heureux de ce qu'il n'y a point de chats médecins, car ses affaires étaient faites, et ils n'auraient pas manqué de le purger et de le saigner.

SGANARELLE. - Voulez-vous vous taire? vous dis-je. Mais,
voyez quelle impertinence! Les voici.

LISETTE. - Prenez garde, vous allez être bien édifié. Ils vous diront en latin que votre fille est malade.

Scène II
MM. Tomès, Desfonandrès, Macroton, Bahys, Sganarelle, Lisette

SGANARELLE. - Hé bien! Messieurs ?

MONSIEUR TOMÈS. - Nous avons vu suffisamment la malade... Il y a beaucoup d'impuretés dans son corps, quantité d'humeurs corrompues.

SGANARELLE. - Ah! je vous entends.

MONSIEUR TOMÈS. - Mais ... Nous allons consulter ensemble.

SGANARELLE. - Allons, faites donner des sièges.

LISETTE, à M. Tomès. - Ah! Monsieur, vous en êtes!

SGANARELLE, à Lisette. - De quoi donc connaissez-vous
Monsieur?

LISETTE. - De l'avoir vu l'autre jour chez la bonne amie de Madame votre nièce.

MONSIEUR TOMÈS. - Comment se porte son cocher?

LISETTE. - Fort bien. Il est mort.

MONSIEUR TOMÈS. - Mort?

LISETTE. - Oui.

MONSIEUR TOMÈS. - Cela ne se peut.

LISETTE. - Je ne sais pas si cela se peut; mais je sais bien que cela est.

MONSIEUR TOMÈS. - Il ne peut pas être mort, vous dis-je.

LISETTE. - Et moi, je vous dis qu'il est mort et enterré. 

MONSIEUR TOMÈS. - Vous vous trompez. 

LISETTE. - Je l'ai vu.

MONSIEUR TOMÈS. - Cela est impossible. Hippocrate dit
que ces sortes de maladies ne se terminent qu'au quatorze, ou au vingt-un et il n'y a que six jours qu'il est tombé malade.

LISETTE. - Hipocrate dira ce qu'il lui plaira; mais le cocher est mort.

SGANARELLE. - Paix, discoureuse,-. Allons, sortons d'ici. Messieurs, je vous supplie de consulter de la bonne manière. Quoique ce ne soit pas la coutume de payer auparavant, toutefois, de peur que je l'oublie, et afin que ce soit une affaire faite, voici...

(Il leur donne de l'argent, et chacun, en le recevant, fait un geste différent).

Scène III
MM. Desfonandrès, Tomès, Macroton, Bahys
(Ils s'asseyent et toussent).

MONSIEUR DESFONANDRÈS. - Paris est étrangement grand,
et il faut faire de longs trajets quand la pratique donne un peu.

MONSIEUR TOMÈS. - Il faut avouer que j'ai une mule admi-
rable pour cela, et qu'on a peine a croire le chemin que je lui fais faire tous les jours.

MONSIEUR DESFONANDRÈS. - J'ai un cheval merveilleux, et
c'est un animal infatigable.

MONSIEUR TOMÈS. - Savez-vous le chemin que ma mule
à fait aujourd'hui? J'ai été, premièrement, tout contre l'Arsenal; de l'Arsenal, au bout du faubourg Saint-Germain; du faubourg Saint-Germain au fond du Marais; du fond du Marais, à la porte Saint-Honoré; de la porte Saint-Honoré, au faubourg Saint-Jacques; du faubourg Saint-Jacques, à la porte de Richelieu; de la porte de Richelieu, ici; et d'ici, je dois aller encore à la place Royale.

MONSIEUR DESFONANDRÈS. - Mon cheval a fait tout cela
aujourd'hui; et, de plus, j'ai été à Ruel voir un malade.

MONSIEUR TOMÈS. - Mais, à propos, quel parti prenez-vous dans la querelle des deux médecins, Théophraste et Artémius? Car c'est une affaire qui partage tout notre corps.

MONSIEUR DESFONANDRÈS. - Moi, je suis pour Artémius.

MONSIEUR TOMÈS. - Et moi aussi. Ce n'est pas que son avis, comme on a vu, n'ait tué le malade, et que celui de Théophraste ne fût beaucoup meilleur, assurément; mais enfin, il a tort dans les circonstances, et il ne devait pas être d'un autre avis que son ancien. Qu'en dites-vous?

MONSIEUR DESFONANDRÈS. - Sans doute, il faut toujours garder les formalités, quoi qu'il puisse arriver.

MONSIEUR TOMÈS. - Pour moi, j'y suis sévère en diable, a
moins que ce soit entre amis; et l'on nous assembla un jour, trois de nous autres, avec un médecin de dehors, pour une consultation où j'arrêtai toute l'affaire, et ne voulus point endurer qu'on opinât, si les choses n'allaient dans l'ordre. Les gens de la maison faisaient ce qu'ils pouvaient, et la maladie pressait; mais je n'en voulus point démordre, et la malade mourut bravement pendant cette contestation.

MONSIEUR DESFONANDRÈS. - C'est fort bien fait d'apprendre
aux gens à vivre, et de leur montrer leur bec jaune.

MONSIEUR TOMÈS. - Un homme mort n'est qu'un homme mort, et ne fait pointde conséquence; mais une formalité négligée porte un notable préjudice à tout le corps des médecins.

Scène IV
Sganarelle, MM. Tomès, Desfonandrès, Macroton, Bahys

SGANARELLE. - Messieurs, l'oppression de ma fille augmente, je vous prie de me dire vite ce que vous avez résolu.

MONSIEUR TOMÈS, à M. Desfonandrès. - Allons, Monsieur. 

MONSIEUR DESFONANDRÈS. - Non, Monsieur, parlez, s'il
vous plaît.

MONSIEUR TOMÈS. - Vous vous moquez.

MONSIEUR DESFONANDRÈS. - Je ne parlerai pas le premier. 

MONSIEUR TOMÈS. - Monsieur.

MONSIEUR DESFONANDRÈS. - Monsieur.

SGANARELLE. - Hé! de grâce, Messieurs, laissez toutes ces cérémonies, et songez que les choses pressent.

(Ils parlent tous quatre à la fois.)

MONSIEUR TOMÈS. - La maladie de votre fille...

MONSIEUR DESFONANDRÈS. - L'avis de tous ces Messieurs
tous ensemble...

MONSIEUR MACROTON. - A-près a-voir bi-en con-sul-té... 

MONSIEUR BAHYS. - Pour raisonner...

SGANARELLE. - Hé! Messieurs, parlez l'un après l'autre, de grâce.

MONSIEUR TOMÈS. - Monsieur, nous avons raisonné sur la maladie de votre fille, et mon avis, à moi, est que cela
procède d'une grande chaleur de sang; ainsi, je conclus à la saigner le plus tôt que vous pourrez.

MONSIEUR DESFONANDRÈS. - Et moi, je dis que sa maladie
est une pourriture d'humeurs causée par une trop grande
réplétion : ainsi, je conclus à lui donner de l'émétique. 

MONSIEUR TOMÈS. - Je soutiens que l'émétique la tuera. 

MONSIEUR DESFONANDRES. - Et moi, que la saignée la
fera mourir.

MONSIEUR TOMÈS. - C'est bien à vous de faire l'habile
homme!

MONSIEUR DESFONANDRÈS. - Oui, c'est à moi, et je vous
prêterai le collet en tout genre d'érudition.

MONSIEUR TOMÈS. - Souvenez-vous de l'homme que vous fîtes crever ces jours passés.

MONSIEUR DESFONANDRÈS.- Souvenez-vous de la dame que
vous avez envoyée en l'autre monde, il y a trois jours.

MONSIEUR TOMÈS, à Sganarelle. - Je vous ai dit mon avis. 

MONSIEUR DESFONANDRES, à Sganarelle. - Je vous ai dit ma
pensée.

MONSIEUR TOMÈS - Si vous ne faites saigner tout à l'heure  votre fille, c'est une personne morte. (Il sort).

MONSIEUR DESFONANDRÈS. - Si vous la faites saigner, elle ne sera pas en vie dans un quart d'heure. (Il sort).
 


Scène V
Sganarelle, MM. Macroton, Bahys

SGANARELLE. - A qui croire des deux? Et quelle résolution prendre sur des avis si opposés? Messieurs, je vous conjure de déterminer mon esprit, et de me dire, sans passion, ce que vous croyez le plus propre à soulager ma filles?

MONSIEUR MACROTON. - Mon-si-eur, dans ces ma-ti-è-res-là, il faut pro-cé-der a-vec-que cir-cons-pec-tion, et ne ri-en fai-re, com-me on dit, à la vo-lé-e; d'au-tant que les fau-tes
qu'on y peut fai-re sont, se-Ion no-tre maî-tre Hip-po-cra-te, d'u-ne dan-ge-reu-se con-sé-quen-ce.

MONSIEUR BAHYS, bredouillant. - Il est vrai, il faut bien
prendre garde à ce qu'on fait; car ce ne sont pas ici des jeux d'enfant; et, quand on a failli, il n'est pas aisé de réparer le manquement, et de rétablir ce qu'on a gâté experimentum periculosum. C'est pourquoi il s'agit de raisonner auparavant comme il faut, de peser mûrement les choses, de regarder le tempérament des gens, d'examiner les causes de la maladie, et de voir les remèdes qu'on y doit apporter.

SGANARELLE, à part. - L'un va en tortue, et l'autre court la poste.

MONSIEUR MACROTON. - Or, Mon-si-eur, pour ve-nir au
fait, je trou-ve que vo-tre fil-le a u-ne ma-la-di-e chro-ni-que, et qu'el-le peut pé-ri-cli-ter, si on ne lui don-ne du se-cours, d'au-tant que les symp-tô-mes qu'el-Ie a sont in-di-ca-tifs d'u-ne va-peur fu-li-gi-neu-se et mor-di-can-te qui lui picote les mem-bra-nes du cer-veau. Or cet-te va-peur, que nous nom-mons en grec, at-mos, est cau-sé-e par des humeurs pu-tri-des, te-na-ces et con-glu-ti-neu-ses qui sont con-te-nues dans le bas-ven-tre.

MONSIEUR BAHYS. - Et comme ces humeurs ont été là
engendrées par une longue succession de temps, elles s'y sont recuites, et ont acquis cette malignité qui fume vers la région du cerveau.

MONSIEUR MACROTON. - Si bi-en donc que, pour ti-rer,
dé-ta-cher, ar-ra-cher, ex-pul-ser, é-va-cu-er les-di-tes humeurs, il fau-dra u-ne pur-ga-ti-on vi-gou-reu-se. Mais, au pré-a-la-ble, je trou-ve à pro-pos, et il n'y a pas d'in-con-véni-ent, d'u-ser de pe-tits re-mè-des a-no-dins, c'est-à-di-re, de pe-tits la-ve-ments ré-mol-li-ents et dé-ter-sifs, de juleps et de si-rops ra-fraî-chis-sants qu'on mê-le-ra dans sa ti-sa-ne.

MONSIEUR BAHYS. - Après, nous en viendrons à la purgation, et à la saignée, que nous réitérerons, s'il en est besoin.

MONSIEUR MACROTON. - Ce n'est pas qu'a-vec tout ce-la
vo-tre fil-le ne puis-se mou-rir, mais au moins vous au-rez fait quel-que cho-se, et vous au-rez la con-so-la-ti-on qu'el-le se-ra mor-te dans les for-mes.

MONSIEUR BAHYS.- Il vaut mieux mourir selon les règles, que de réchapper contre les règles.

MONSIEUR MACROTON. - Nous vous di-sons sin-cè-re-ment
no-tre pen-sé-e.

MONSIEUR BAHYS. - Et nous avons parlé comme nous
parlerions à notre propre fr-ère.

SGANARELLE, à M. Macroton, en allongeant ses mots. - Je vous rends très hum-bles grâ-ces. (A M. Bahys, en bredouillant.) Et
vous suis infiniment obligé de la peine que vous avez prise.

Scène VI

SGANARELLE, seul. - Me voilà justement un peu plus incertain que je n'étais auparavant. Morbleu! il me vient une fantaisie. Il faut que j'aille acheter de l'orviétan et que je lui en fasse prendre; l'orviétan est un remède dont beaucoup de gens se sont bien trouvés. 


(Molière, l'Amour médecin).


[En vérité, Lucinde n'est malade que parce qu'elle ne peut épouser Clitandre, qu'elle aime. Tout s'arrangera; elle se mariera à son gré, et sera instantanément guérie].

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