| Quatrevingt-treize est un roman de Victor Hugo (1873). La première partie seulement, ayant pour sous-titre la Guerre civile, a paru (3 volumes), mais elle forme un ensemble complet qui peut être analysé et qui donne une haute idée de ce qu'aurait pu être le livre complet. L'écrivain, voulant présenter un tableau saisissant, une glorification de la terrible année révolutionnaire, a choisi l'heure de la crise suprême, le moment où la Convention, déjà décimée par l'échafaud des girondins, abdique entre les mains de Robespierre et de Danton, qui vont s'entre-tuer, et où le royalisme, profitant de ces discordes néfastes, va jouer en Vendée sa dernière partie. C'est en Vendée que V. Hugo a placé le noeud de son récit. Un court prologue fait connaître le théâtre de l'action. Un bataillon de fédérés parisiens fouille prudemment les bois de la Saudraie, repaire de rebelles, et, croyant éventer une embuscade de chouans, ne rencontre qu'une pauvre Bretonne à moitié morte de peur et cachant trois petits enfants. Sa ferme a été brûlée, son mari fusillé; le bataillon adopte les trois orphelins et continue sa route. Pendant ce temps, une frégate anglaise, la Claymore, montée par des officiers français de l'ex-marine royale, cherche à jeter sur la côte un homme qui doit être le chef de l'insurrection vendéenne. Afin d'avoir les coudées franches, Victor Hugo n'a pris le nom d'aucun des chefs connus, La Rochejaquelein, Bonchamp, Lescure, d'Elbée ou autres; ce chef, dans lequel il veut personnifier toute la morgue hautaine, toute l'audace et toute la férocité de ces divers personnages, est le marquis de Lantenac, prince en Bretagne, et envoyé par les émigrés pour tenir lieu et place de ce prince du sang toujours promis aux Vendéens et qui n'osa jamais venir. Les officiers de la corvette s'entretiennent de ce chef taciturne qu'ils conduisent en France et que personne d'entre eux ne connaît : un incident vient le mettre en relief. Une caronade mal arrimée dans son cadre se détache et, par un coup de mer, lancée à droite et à gauche au hasard dans la batterie, défonce les bordages, renverse les affûts et met le navire en péril. Un homme se dévoue pour arrêter la course folle de la caronade échappée; c'est le matelot dont la négligence a causé la catastrophe, et il parvient, avec l'aide du marquis, à jeter un noeud coulant à la masse de bronze et à la tenir immobile; mais les dégâts sont irréparables, la batterie a la moitié de ses pièces démontées et le navire va être hors d'état de lutter contre la flotte française qui le guette et l'enferme dans un cercle. Le matelot, tout ému de cette lutte, reçoit les félicitations de l'équipage; le marquis de Lautenac lui-même le félicite; - il lui donne la croix de Saint-Louis, en récompense de sa bravoure, et il le fait fusiller, en punition de sa négligence. La Vendée aura un chef, se disent à l'oreille les officiers de marine. Mais la flotte française s'approche de plus en plus et resserre la cercle; pendant que la frégate va soutenir un combat où elle ne peut que sombrer, il faut qu'un homme de l'équipage jette Lantenac à la côte, dans un canot; un matelot breton s'offre comme pilote, et le canot qui porte le chef disparaît derrière les rochers au moment même où la Claymore désemparée s'abîme sous des volées de coups de canon. Lantenac se croit sauvé; le Breton lui met le pistolet sur la poitrine; c'est le frère de l'homme fusillé, et il ne s'est offert à le conduire que pour se venger. Le marquis le désarme en lui parlant de Dieu, de la religion, de la patrie, de toutes les choses qu'il est appelé à faire en Vendée; ce matelot se jette à ses genoux et Lantenac, en mettant pied à terre, lui donne rendez-vous à la Tour-Gauvain, son château patrimonial, dont il veut faire la place d'urmes de l'insurrection. La première chose qui frappe ses regards sur le rivage, c'est, affiché sur le piédestal d'une croix renversée, son signalement et sa tête mise à prix par décret de la Convention; le tout contre-signé : « Gauvain », signature qui attire son attention; c'est celle de son propre neveu, un déserteur de la bonne cause et le commandant en chef des forces républicaines de la région. Pour mettre en relief l'atrocité de cette guerre civile, Victor Hugo a place l'un en face de l'autre, représentant les deux principes opposés, deux hommes jusque-là tendrement unis, presque un père vis-à-vis d'un fils. Le tocsin sonne dans tous les villages, avertissant les républicains du débarquement du chef, pour qu'on lui coure sus, et soulevant aussi les chouans qui désormais vont avoir un centre d'action. Victor Hugo a de même personnifié dans un proconsul idéal, Cimourdain, les vertus stoïques et l'indomptable ténacité des délégués de la Convention. Dans un chapitre qui est un des plus beaux et des plus complets du livre, il nous fait d'abord un tableau de Paris à cette époque, tableau remuant et pittoresque, véritable résurrection de la capitale en cette terrible année de 1793; ce sont des pages que l'on croirait extraites des mémoires d'un témoin oculaire, tant elles ont de physionomie, de netteté et de précision. Il en est de même du tableau de la Convention, que l'on croirait apercevoir dans le tracé d'un plan en relief, avec tous les détails caractéristiques de la salle, ses drapeaux, ses tribunes, l'autel de la loi, ses gradins et chaque député à son banc, immobilisé dans le geste et le costume que lui prête la tradition ou l'histoire, caractérisé brièvement, souvent d'un mot, de manière à en fixer d'un trait la figure, le caractère, les passions. A ce tableau de maître succède une scène grandiose et dramatique, un dialogue à trois, dans le fond d'une arrière-boutique de cabaret, entre Danton, Marat et Robespierre. V. Hugo a réussi à présenter sous d'énergiques couleurs ce terrible triumvirat. Cimourdain , introduit dans le conciliabule des trois dictateurs, leur démontre que la plaie de la France, l'ulcère qu'il faut cicatriser au fer rouge, c'est la Vendée, et il sort du cabaret de la rue du Paon, emportant dans sa poche le brevet de commissaire extraordinaire délégué près du citoyen Gauvain. Or, Gauvain est son élève, son fils d'adoption. Cimourdain, d'abord prêtre, choisi comme précepteur du jeune noble, l'a converti à la République en même temps qu'il jetait la soutane; son coeur bat de joie de le retrouver et de l'espoir d'en finir à eux deux avec les rebelles. L'insurrection est devenue formidable, grâce au marquis de Lantenac; les petites colonnes républicaines se sont fait écraser. Le bataillon parisien, celui qui a adopté les trois petits orphelins autour desquels l'action va se resserrer, est réduit à quelques hommes. On en amène les débris, prisonniers, au marquis : « Avez-vous brûlé le hameau? - Non. - Brûlez-le. - Que faut-il faire des blessés? - Fusillez-les. - Il y a deux femmes. - Aussi. - Il y a trois enfants.- Emmenez-les. On verra ce qu'on en fera ». L'une des deux femmes est la cantinière, l'autre est la Bretonne, qu'on prend pour une républicaine puisqu'elle se trouve avec le batailIon. On les fusille toutes deux; quant aux enfants, les chouans les gardent en otage, s'imaginant à la façon dont les bleus les choyaient, qu'ils doivent être de bonne prise. Nous ne suivrons pas V. Hugo dans tous les méandres de ces récits de la guerre civile : sacs de villages, fermes incendiées, femmes éventrées ou fusillées, horreurs commises de part et d'autre; après tant de récits historiques et romanesques, il a encore trouvé des peintures neuves de ces luttes épiques et les a relevées par des péripéties émouvantes. A la reprise de la ville de Dol par les bleus, Gauvain va recevoir un coup de pistolet en pleine poitrine; un homme s'interpose entre l'arme du meurtrier et le corps du commandant : c'est Cimourdain arrivé en poste de Paris, juste à temps. Derrière lui galope un fourgon escorté de hussards, qui intrigue singulièrement toutes les populations : c'est la guillotine. Cimourdain amène avec lui la lugubre machine, tout exprès pour Lantenac, et sa première recommandation à Gauvain est de s'arranger de façon à prendre vivant le vieux chef; il défend qu'on le fusille, il faut qu'il monte sur l'échafaud. Le moment ne tardera pas. D'habiles manoeuvres du commandant ont acculé le marquis dans son fort, dans la Tour-Gauvain, la Tourgue, comme l'appellent les Bretons; il y est cerné par des forces imposantes; il n'a plus qu'à se rendre. L'artillerie a pratiqué une brèche dans le vieux manoir et l'on va donner l'assaut. Gauvain demande la reddition de la forteresse et promet la vis sauve aux prisonniers, sauf au chef, à condition qu'on rende les trois petits otages. Les chouans refusent et disposent tout pour la lutte suprême; quant aux enfants, ils les placent dans un corps de bâtiment qu'ils veulent incendier au dernier moment. L'assaut est donné, les républicains pénètrent par la brèche et une horrible tuerie a lieu dans le vieil escalier du donjon, dont les chouans défendent chaque marche. Lantenac va tomber aux mains des républicains quand le matelot breton qui lui a servi de guide reparaît et le sauve avec les débris de sa petite troupe, en lui indiquant un passage souterrain ignoré de tous. En partant, les chouans mettent le feu au bâtiment où sont enfermés les trois petits orphelins. Cependant la Bretonne fusillée, leur mère, n'est pas morte; les balles n'ont fait que lui briser une épaule. Soignée et guérie par un vieux sorcier, habitant des bois, une des figures originales du livre, elle se met en route, demandant partout ses trois enfants. Elle erre pendant des semaines à travers les villoges déserts, les fermes brûlées et parvient enfin à avoir une indication : « Allez à la Tourgue », lui disent les paysans. Elle se dirige vers la Tourgue et elle y arrive au moment où les flammes enveloppent l'aile du château où sont ceux qu'elle cherche. La disposition des lieux lui permet de les voir, de autre côté d'un énorme fossé infranchissable; les républicains aussi les ont vus depuis longtemps et cherchent à les sauver; mais il n'y a pas d'échelle et nul me en n'existe de leur porter secours, sinon enfoncer une porte de communication dans l'intérieur du château ; mais cette porte est en fer, solidement cadenassée et, avant qu'on l'ait renversée, les enfants seront morts. La mère se lamente en termes si poignants qu'un homme qui fuyait sous les broussailles, par les fossés du donjon, s'arrête; c'est le marquis de Lantenac. Il écoute cette mère qui pleure et, rebroussant chemin, rentre dans la Tourgue, ouvre la porte dont il a la clef et délivre les enfants. Stupéfaits, les bleus, qui le reconnaissent, veulent le laisser fuir; mais Cimourdain est là; il pose sa main sur l'épaule de l'homme et en prend possession au nom de la loi. L'échafaud est aussitôt dressé devant le château et le marquis, condamné rapidement par une commission militaire que préside Gauvain, est prévenu qu'il mourra le lendemain, au lever du jour. Pendant la nuit, Gauvain se rend au corps de garde où le marquis est détenu, essuie sans rien dire les reproches que le vieux chef des chouans lui jette à la figure et, quand il a fini, lui tend son manteau et son chapeau de soldat. Lantenac accepte et le matin, quand Cimourdin vient chercher sa proie, test Gauvain, son fils d'adoption, qu'il trouve à la place du vieux rebelle. Il faut pourtant que force reste à la loi; Gauvain est condamné à mort, sur les réquisitions du proconsul; il monte sur l'échafaud préparé pour son oncle. Au moment où le couperet s'abat, un coup de pistolet se fuit entendre : Cimourdain s'est brûlé la cervelle. Ce livre est d'une lecture entraînante; il a des défauts énormes, comme ses qualités; on y rencontre des élans sublimes mêlés à des puérilités, de l'horreur poussée au comble à côté de pages d'une sensibilité exquise. Des épisodes de taille colossale, comme l'histoire de la caronade mal attachée, qui est tout un poème, coupent la récit et suspendent l'intérêt d'une façon inattendue; mais la plupart de ces hors-d'oeuvre, la description du château de la Tourgue, l'exposition du genre de guerre des chouans, le tableau de Paris et de la Convention en 1793, la conversation de Murat, de Danton et de Robespierre, sont traités d'une main magistrale. Les deux derniers surtout sont des évocations puissantes. (PL). - Le Cabaret de la rue du Paon « Il y avait rue du Paon un cabaret qu'on appelait café. Ce café avait une arrière-chambre, aujourd'hui historique. C'était là que se rencontraient parfois, à peu près secrètement, des hommes tellement puissants et tellement surveillés qu'ils hésitaient à se parler en public. C'était là qu'un baiser fameux avait été échangé, le 23 octobre 1792, entre la Montagne et la Gironde. C'était là que Garat, bien qu'il n'en convienne pas dans ses Mémoires, était venu aux renseignements dans cette nuit lugubre où, après avoir mis Clavière en sûreté rue de Beaune, il arrêta sa voiture sur le Pont-Royal pour écouter le tocsin. Le 28 juin 1793, trois hommes étaient réunis autour d'une table dans cette arrière-chambre. Leurs chaises ne se touchaient pas; ils étaient assis chacun à un des côtés de la table, laissant vide le quatrième. Il était environ huit heures du soir; il faisait jour encore dans la rue, mais il faisait nuit dans l'arrière-chambre, et un quinquet accroché au plafond, luxe d'alors, éclairait la table. Le premier de ces trois hommes était pâle, jeune, grave, avec les lèvres minces et le regard froid. Il avait dans la joue un tic nerveux qui devait le gêner pour sourire. Il était poudré, ganté, brossé, boutonné; son habit bleu clair ne faisait pas un pli. Il avait une culotte de nankin, des bas blancs, une haute cravate, un jabot plissé, des souliers à boucles d'argent. Les deux autres hommes étaient, l'un, une espèce de géant, l'autre une espèce de nain. Le grand, débraillé dans un vaste habit de drap écarlate, le col nu dans une cravate dénouée tombant plus bas que le jabot, la veste ouverte avec des boutons arrachés, était botté à bottes à revers et avait les cheveux tout hérissés, quoiqu'on y vît un reste de coiffure et d'apprêt ; il y avait de la crinière dans sa perruque. Il avait la petite vérole sur la face, une ride de colère entre les sourcils, le pli de la bonté au coin de la bouche, les lèvres épaisses, les dents grandes, un poing de portefaix, l'oeil éclatant. Le petit était un homme jaune qui, assis, semblait difforme; il avait la tête renversée en arrière, les yeux injectés de sang, des plaques livides sur le visage, un mouchoir noué sur ses cheveux gras et plats, pas de front, une bouche énorme et terrible. Il avait un pantalon à pied, des pantoufles, un gilet qui semblait avoir été de satin blanc, et par-dessus ce gilet une roupe dans les plis de laquelle une ligne dure et droite laissait deviner un poignard. Le premier de ces, hommes s'appelait Robespierre, le second Danton, le troisième Marat. Ils étaient seuls dans cette salle. Il y avait devant Danton un verre et une bouteille de vin couverte de poussière, rappelant la chope de bière de Luther, devant Marat une tasse de café,. devant Robespierre des papiers. » (Victor Hugo, extrait de Quatrevingt-Treize). | | |