| Poèmes antiques et modernes est un recueil de poésies d'Alfred de Vigny (Paris, 1829). La plupart de ces parties ont été écrits pendant la vie militaire de l'auteur et ont paru de 1822 à 1826. Ils furent réunis pour la première fois en 1829 et classés de la façon suivante : poèmes mystiques, Moïse, Eloa, le Déluge; poèmes antiques, la Fille de Jephté, la Femme adultère, le Bain de Suzanne, la Somnambule, la Dryade, Symétha, la Bain d'une dame romaine; poèmes modernes, Dolorida, la Prison, Madame de Soubise, la Neige, le Cor, la Bal, le Trappiste, la Frégate la Sérieuse, les Amants de Montmorency, Paris. Entre tous les mérites qui distinguent ces poèmes, celui qui frappe le plus, c'est la vérité naïve et spontanée des sujets et des manières, l'opposition involontaire et franche et, si l'on veut, l'inconséquence des intentions et des formes poétiques, l'allure libre et dégagée des pensées et es mètres qui les traduisent, l'inspiration nomade et aventureuse qui, au lieu de circonscrire systématiquement l'emploi de ses forces dans une époque de l'histoire, sous une face de l'humanité, va, selon son caprice et sa rêverie, de la Judée à la Grèce, de la Bible à Homère, de Symétha à Charlemagne, de Moïse à Mme de Soubise. "Eloa, M. Gustave Planche, rivalise de grâce et de majesté avec les plus belles pages de Klopstock. Le sujet, qui se trouve à l'origine de toutes les histoires et de toutes les poésies, qui domina toutes les cosmogonies et toutes les religions, qui se montre dans les Mahagavias de l'Inde, dans l'Evangile et dans le Coran, dans Faust et dans Manfred, dans Marlowe et dans Milton, l'idée première et féconde d'Eloa, qui a traversé déjà, sans s'appauvrir ou s'épuiser, tous les âges de l'humanité, avait besoin, pour intéresser, du charme des détails et de l'exécution. Or, ce drame, dont la scène et les acteurs, l'exposition, la péripétie et le dénouement n'ont qu'une vérité idéale et absolue, ce drame intéresse d'un bout à l'autre comme le Paradis perdu et la Messiade. Moïse est une magnifique personnification du génie aux prises avec l'obéissance ignorante. Quand le prophète législateur parle à Dieu face à face et se plaint de sa puissance et de sa solitude, quand il raconte à son maître la tendresse qui le fuit, l'amitié qui s'agenouille au lieu d'ouvrir les bras, je ne sais pas une âme sérieuse à qui le spectacle d'une si poignante misère n'arrache des larmes. Dolorida est la plus pathétique des créations; la Neige et la Frégate la Sérieuse se recommandent par la pureté de la forme et l'élégance du rythme; Symétha et le Bain d'une dame romaine rappellent la manière d'André Chénier. " "Les trois plus beaux poèmes d'Alfred de Vigny, dit Sainte-Beuve, Dolorida, Moïse, Eloa, assignent à sa noble muse des traits qui sont ceux d'une immortelle, Son talent réfléchi et très intérieur n'est pas de ceux qui épanchent directement par la poésie leurs larmes, leurs impressions, leurs pensées. Il n'est pas de ceux non plus chez qui des formes nombreuses, faciles, vivantes sortent à tout instant et créent un monde au sein duquel eux-mêmes disparaissent. Mais il part da sa sensation profonde, et lentement, douloureusement, à force d'incubation nocturne sous la lampe bleuâtre et durant le calme adoré des heures noires, il arrive à la revêtir d'une forme dramatique, transparente pourtant, intime encore. Dans le poème d'Eloa, cette vierge archange est née d'une larme que Jésus a versée sur Lazare mort, larme recueillie par l'urne de diamant des séraphins et portée aux pieds de l'Éternel, dont un regard y fait éclore Ia forme blanche et grandissante. Or, suivant nous, toute poésie de M. de Vigny est engendrée par un procédé assez semblable, par un mode de transfiguraLion aussi merveilleuse, bien que plus douloureuse. Il ne donne jamais dans ses vers ses larmes à l'état da larmes; il les métamorphose, il en fait éclore des êtres continu Dolorida, Symétha, Eloa. S'il veut exhaler les angoisses du génie et le veuvage de ceeur du poète, il ne s'en décharge pas directement par une effusion toute lyrique, comme le ferait M. de Lamartine, mais il crée Moïse. Eloa elle-même peut ne sembler autre chose, en y levant un voile, qu'une adorable et plaintive élégie d'une séduction d'amour divinisée. Pour arriver à ce vêtement complet, chaste et transparent, que de veilles, on le conçoit! Que de tissus essayés! Que de broderies quittées et reprises! En maint endroit, la poésie de M. de Vigny a quelque chose de grand, de calme, de large, de lent; le vers est comme une onde immense, au bord d'une frappe, et avançant sur toute sa longueur suns se briser. Le mouvement est souvent comme celui d'une eau, non pas d'une eau qui coule et descend, mais d'une eau qui s'élève et s'amoncelle avec murmure, comme l'eau du déluge, comme Moïse qui monte. Quelquefois c'est comme un cygne immobile qui plane, ailes étendues : Dans un fluide d'or il nage puissamment; ou comme une large pluie de lis qui abonde avec lenteur. Au milieu de ce calme général, solennel, il se passe en un clin d'oeil des mouvements prodigieux qui mesurent deux fois l'infini, comme dans ce vers sur l'aigle blessé : Monte aussi vite au ciel que l'éclair en descend. Presque toutes les belles comparaisons qui, à chaque pas, émaillent la poème d'Eloa pourraient se détourner sans effort et s'appliquer à la muse de M. de Vigny elle-même, et la villageoise qui se mire au puits de la montagne et s'y voit couronnée d'étoiles, et la forme ossianesque sous laquelle apparaît vaguement d'abord l'archange ténébreux, et la vierge voltigeante qui n'ose redescendre comme une perdrix en peine sur les blés où l'oeil du chien d'arrêt flamboie, et la nageuse surprise fuyant à reculons dans les roseaux. Mais surtout rien ne peindrait mieux cette cause, dans ce qu'elle a de joli, de coquet, comme dans ce qu'elle a de grand, que l'image du colibri étincelant et fin au milieu des lions gigantesques ou dans les vastes savanes sous l'azur illimité." (PL). | |