| Le Demi-monde est une comédie en cinq actes et en prose, d'Alexandre Dumas fils, représentée pour la première fois au Gymnase le 20 mars 1855. Le demi-monde, d'après la définition de l'auteur, n'est ni l'aristocratie ni la bourgeoisie mais il vogue, comme une île flottante, sur l'océan parisien, appelant, recueillant, admettant tout ce qui tombe, tout ce qui émigre, tout ce qui se sauve de l'un de ces deux continents, sans compter les naufragés de rencontre et qui viennent on ne sait d'où. On la reconnaît à l'absence des maris. Il est plein de femmes mariées dont on ne voit jamais les conjoints. C'est avec ce monde à part que l'auteur veut nous faire faire connaissance, sans doute pour nous prémunir contre ses attraits suspects. Trois types de femme en sont la personnification vivante dans la comédie de Dumas fils. Nous rencontrons d'abord, sous le nom de baronne d'Ange, une certaine Mlle Suzanne, que le vieux marquis de Thonnerins, père de famille, a prise pour maîtresse. Lorsqu'elle s'est vue dans un salon de damas jaune, elle s'est donné un titre assorti à son ameublement. « Elle aurait pu s'intituler baronne de Saint-Ange, fait remarquer Edmond About, suivant l'habitude de ses pareilles, qui s'anoblissent et se canonisent du même me coup, mais le saint est usé; on le laisse aux marchandes à la toilette. » La baronne d'Ange a de l'ambition, elle aspire au mariage. Elle veut un mari jeune, beau, noble, riche et brave. Son apport à elle se compose d'une beauté âgée de vingt-huit ans, d'une grande sécheresse de coeur, d'un esprit rompu à toutes les intrigues et de 15,000 livres de rentes gagnées au service du vieux marquis. Ses deux inséparables sont Mme de Santis et Mme de Vernières. La première, ci-devant Mme Richond, est veuve d'un mari vivant, qu'elle a trompé, qui l'a quittée, et qui se distrait comme il peut en la laissant s'ébattre comme elle veut. La vicomtesse de Vernières est une veuve authentique, un restant de femme honnête. Elle a enterré son mari, sa fortune et sa réputation; elle donne des soirées de lansquenet, et brûle en bougies roses la modeste dot de sa nièce Marcelle, une jeune fille de haute école, qui sort seule, ou, ce qui est pire, avec les amies de sa tante. Elle a beaucoup vu, beaucoup entendu, beaucoup retenu, et elle parle de choses, qu'heureusement pour elle elle ne connaît pas, comme si elle les savait à fond. Ces quatre femmes composent à tout prendre un triste quadrille, et si Marcelle est innocente, tant mieux pour l'homme qui est destiné à lui servir de cavalier seul; mais il faut avouer qu'il lui faudra du courage pour aller chercher une compagne dans un tel monde. Deux hommes honnêtes, M. Olivier de Jalin et M. de Nanjac, vont servir à dévoiler les petites infamies cachées sous les dentelles de ces dames. Ce sont, non des héros du demi-monde, mais deux hommes du monde vrai. M. de Jalin est un homme de trente ans et a 30,000 F de rentes; il est honnête, délicat, franc, ouvert, vif et pétillant d'esprit. Mais pourquoi, avec tout ce qu'il faut pour réussir dans la bonne compagnie, va-t-il se fourvoyer dans la mauvaise? Il a simplement voulu y tenter une petite excursion pour son plaisir et son instruction; elle lui coûtera cher. « Il chemine à travers les salons les plus bourbeux, dit About, sans ternir le vernis de sa chaussure; il méprise poliment les femmes qu'il fréquente; il leur donne de bons conseils et au besoin de bonnes leçons, sans trop oublier qu'il parle à des femmes. Il n'est pas pour cela misanthrope; il prend les gens comme ils sont; c'est ainsi qu'il a pris Mme d'Ange pour maîtresse. » C'est un caractère fort bien étudié et tout à fait sympathique. Quant à M. de Nanjac, c'est un de ces hommes dont on dit tout le bien possible, sans parler de leur esprit. Il est noble, jeune, riche, brave et fort bien de sa personne. Malheureusement, il a servi dix ans en Afrique, où il a complètement oublié que tout ce qui reluit n'est pas or. Il est d'une naïveté à faire sourire. La baronne d'Ange a jeté son dévolu sur lui; elle veut échanger son titre de fantaisie contre le nom de Mme de Nanjac, et le pauvre garçon se laisse prendre à sa coquetterie machiavélique. Ni le milieu dans lequel il la voit, ni les renseignements qui lui arrivent ne peuvent l'éclairer. Suzanne lui remet un faux acte de naissance, un faux contrat de mariage, un faux acte de décès de son faux mari, en un mot, plus de faux qu'il n'en faudrait pour envoyer dix hommes aux galères. M. de Nanjac accepte tout les yeux fermés. Un ami lui crie à l'oreille qu'il est une dupe son amour est aussi sourd qu'aveugle. Les personnages connus, l'intrigue ne sera pas longue à expliquer. Olivier de Jalin se lie avec M. de Najac et découvre le piège dans lequel veut le faire tomber son ancienne maîtresse. En vain il tente de le mettre sur ses gardes en lui prodiguant toutes les bonnes raisons, excepté la plus convaincante, que l'honneur lui commande de garder pour lui. Il dit contre Suzanne tout ce qu'un homme peut dire contre une femme, excepté : j'ai été son amant. Pendant cinq actes, qui paraissent longs en dépit de l'esprit de l'auteur, c'est une lutte continuelle entre la rouerie de Suzanne et l'intelligence d'Olivier, tournoi dont M. de Nanjac est l'enjeu. Il faut qu'Olivier se dévoue jusqu'à recevoir un coup d'épée pour sauver son ami, dont la crédulité frise la niaiserie. Lorsque les yeux de M. de Nanjac sont assez ouverts pour qu'Olivier puisse en retirer la poutre qui l'aveuglait, il se dépêche de faire entrer une paille dans le sien : il épouse Marcelle, dont il s'est épris. On a blâmé ce dénoûment, en disant que l'homme qui avait le moins d'illusions sur le demi-monde y laissait sa fortune et son nom, et que c'était là une singulière moralité. « C'est là, a dit Jules Janin, une comédie excellente. Elle manque de jeunesse, à coup sûr; elle manque de poésie, mais elle est crânement faite; elle est nette, froide et tranchante comme un coup de couteau; elle ne délie pas, elle coupe; elle n'est pas gaie, et souvent elle est horriblement triste; elle est vraie, et elle vous tient attentif comme on le serait au récit de sa propre bonne fortune que vous raconterait quelque intelligente bohémienne à la lèvre pourpre, aux yeux noirs. Quant au drame, il consiste à nous montrer comment un galant homme, à force de faiblesse et de trahison, peut venir à bout d'épouser une inâme. » Le Demi-monde a été un des plus beaux succès de Dumas fils. Si l'on excepte la Dame aux camélias, l'auteur n'a mis nulle part autant de verve et d'esprit, d'ardeur et de sagesse, de zèle et de talent. (PL). | |