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Les Châtiments
est un recueil de poésies
de Victor Hugo (Bruxelles, 1853). Composées
au lendemain du coup d'Etat du 2 décembre
1851, par un proscrit, ces poésies ont été près
de vingt ans avant de circuler librement en France; mais elles passaient
la frontière, sous le manteau, dans des ballots de contrebande et
étaient connues de la plupart des lettrés et des républicains.
L'effondrement du second Empire,
en permettant à l'auteur de rentrer en France, permit aussi à
ses poésies vengeresses de paraître au grand jour, et il en
fut fait aussitôt d'innombrables éditions. Pendant le siège
de Paris, les principales pièces étaient déclamées
sur les théâtres, et les recettes produisirent assez d'argent
pour faire fondre un canon, le Victor Hugo.
Comme oeuvre littéraire, les
Châtiments offrent le rare exemple de ce que peuvent inspirer
l'indignation et le patriotisme. Sept ou huit mille vers, empruntant tous
les tons et toutes les formes, l'ode, la chanson,
la satire, l'épopée,
ont été écrits par le poète, tout d'une haleine,
sans que sa verve ait un seul instant faibli. Tantôt il prend le
fouet de Juvénal pour cingler les puissants
du jour, les auteurs et les complices du coup d'État, les renégats
qui se sont agenouillés devant le succès, les prêtres
qui se sont enroués à chanter leurs Te Deum; les personnalités
cruelles, l'injure, l'outrage débordent alors des vers du poète,
qui ne peut maîtriser sa fougueuse inspiration. Tantôt il chante
les vertus des proscrits et accompagne de ses lamentations ceux que les
pontons emportent vers Cayenne. Tantôt
il commence une épopée grandiose, celle du premier
Empire, et il la termine à la Callot, par le défilé
grotesque des grands hommes du second Empire, costumés en écuyers
du cirque, en avaleurs de sabres, en Roberts-Macaires. Tantôt enfin
il se console de l'exil par de sublimes visions de l'humanité toujours
en marche et dont les progrès rendront bientôt la vie impossible
aux tyrans. Pas un vers, dans cette longue série d'épisodes,
d'invectives et de malédictiens, qui ne porte l'empreinte de l'heure
funeste où il a été frappé, où il est
sorti tout flamboyant du cerveau du poète.
Le recueil est divisé en sept livres,
dont les titres indiquent ironiquement les différentes phases morales
du coup d'Etat : la Société est sauvée; l'Ordre
est rétabli; la Famille est restaurée; la Religion est glorifiée;
l'Autorité est sacrée; la Stabilité est assurée:
les Sauveurs se sauveront. Un admirable prologue, Nox, décrit
cette nuit de décembre où sombra la liberté, et la
terreur de la foule allant le lendemain au cimetière Montmartre
reconnaître les visages des victimes du coup d'Etat :
O vieux
mont des Martyrs! hélas! garde ton nom.
Les morts sabrés,
hachés, broyés par le canon,
Dans ce champ que
la tombe emplit de son mystère,
Étaient ensevelis
la tête hors de terre.
Cet homme les avait
lui-même ainsi placés
Et n'avait pas eu
peur de tous ces fronts glacés.
Ils étaient
là, sanglants, froids, la bouche entr'ouverte
La face vers le
ciel, blêmes dors l'herbe verte,
Effroyables à
voir dans leur tranquillité,
Eventrés,
balafrés, le visage fouetté
Par la ronce qui
tremble au vent du crépuscule;
Tous, l'homme du
faubourg, qui jamais ne recule,
Le riche à
la main blanche et le pauvre au bras fort,
La mère qui
semblait montrer son enfant mort,
Cheveux blancs,
tête blonde, au milieu des squelettes,
La belle jeune fille
aux lèvres violettes,
Côte à
côte rangés, dans l'ombre, au pied des ifs,
Livides, stupéfaits,
immobiles, pensifs;
Spectres du même
crime et des mêmes désastres,
De leur oeil fixe
et vide ils regardent les astres.
Dès l'aube
on s'en venait chercher dans ce gazon
L'absent qui n'était
pas rentré dans la maison;
Le peuple contemplait
ces têtes effarées;
La nuit qui de décembre
abrège les soirées,
Pudique, les couvrait
du moins de son linceul!
Le soir, le vieux
gardien des tombes, resté seul,
Hâtait le
pas, parmi les pierres sépulcrales,
Frémissant
d'entrevoir toutes ces faces pâles;
Et tandis qu'au
pleurait dans les maisons en deuil,
L'âpre bise
soufflait sur ces fronts sans cercueil,
L'ombre froide emplissait
l'enclos aux murs funèbres.
O morts! que disiez-vous
à Dieu dans ces ténèbres?
On eût dit
en voyant ces morts mystérieux,
Le cou hors de la
terre et le regard aux cieux,
Que dans le cimetière
où le cyprès frissonne,
Entendant le clairon
du jugement qui sonne,
Tous ces assassinés
s'éveillaient brusquement,
Qu'ils voyaient
Bonaparte, au seuil du firmament,
Amener devant Dieu
son âme horrible et fausse,
Et que, pour témoigner,
ils sortaient de la fosse.
Dans chaque livre, il faudrait presque tout
citer si l'on voulait signaler les morceaux remarquables : Toulon,
où le poète, rappelant les premiers faits d'armes de l'oncle,
déclare au neveu qu'il n'est bon qu'à traîner au pied
les boulets que le capitaine d'artillerie mettait dans ses canons; Cette
nuit-là, où il décrit le funèbre conciliabule
de l'Élysée, d'où sortit le coup d'État; l'Autre
président et Déjà nommé, sanglantes
invectives lancées au président Dupin; A des journalistes
de robe courte et Un autre, violentes satires dont il n'est
pas difficile de reconnaître le héros :
Il prospère,
il insulte, il prêche, il fait la roue;
S'il n'était
pas saint homme il eût été sapeur.
Comme s'il s'y lavait,
il piaffe en pleine boue,
Et, voyant qu'on
se sauve, il dit : Comme ils ont peur!
Joyeuse vie, où les complices
du coup d'état "ouvrent le ventre aux millions", suivant l'expression
imagée du poète. Quelques pièces ont l'envergure de
l'épopée; telle est l'Expiation, où Victor
Hugo retrace d'abord en trois épisodes, on pourrait dire en trois
chants, la chute de Napoléon ler
à Moscou, Waterloo, Sainte-Hélène,
et, à chaque coup du destin, fait demander au grand capitaine si
c'est là le châtiment. Non; le châtiment arrive dans
le quatrième épisode, qui n'est autre que l'entrée
en scène du second Empire, et alors on assiste au grotesque défilé
de tous les paillasses bonapartistes :
... Tu mourus
comme un astre se couche,
NapoIéon
le Grand, empereur : tu renais
Bonaparte, écuyer
du cirque Beauharnais.
Te voilà
dans leurs rangs, on t'a, on te harnache.
Ils t'appellent
tout haut grand homme, entre eux ganache
Ils traînent
dans Paris, qui les voit s'étaler,
Des sabres qu'au
besoin ils sauraient avaler.
Ils disent, entends-les
: Empire à grand spectacle!
.... Ils vont montrant
un sénat d'automates.
Ils ont pris de
la paille au fond des casemates
Pour empailler ton
aigle, ô vainqueur d'Iéna!
Il est là
mort, gisant, lui qui si haut plana...
Ta gloire est un
gras vin dont leur honte se grise.
Cartouche essaye
et met la redingote grise;
On quête des
liards dans le petit chapeau;
Pour tapis sur la
table ils ont mis ton drapeau.
A cette table immonde
où le grec devient riche,
Avec le paysan on
joue, on boit, on triche;
Tu te mêles,
compère, à ce tripot hardi,
Et ta main, qui
tenait l'étendard de Lodi,
Cette main qui portait
ta foudre, ô Bonaparte,
Aide à piper
les dés et fait sauter la carte!
Un autre poème qui a encore toutes
les allures de l'épopée est celui qui est intitulé
Saint-Arnaud; il ne figurait pas dans l'édition de Bruxelles,
mais il a été reproduit dans toutes les réimpressions
postérieures. Le poète y prend à partie le principal
auteur militaire du coup d'État,
le ministre de la guerre du 2 décembre, et le montre essayant de
laver avec de la vraie gloire la sinistre renommée acquise par lui
sur le boulevard Montmartre en fusillant des passants et des femmes. Cette
gloire, il croit la tenir; la guerre d'Orient
éclate, et l'aventurier, doué d'ailleurs de véritables
talents militaires, se trouve placé à la tête d'une
des plus belles armées du monde. Une flotte immense couvre les mers,
de grands faits d'armes vont s'accomplir, et c'est lui qui tient l'épée
de la France; mais le châtiment est là, sur le champ de bataille
de l'Alma :
Pendant
que sous des flots de mitraille, au milieu
Des balles, bondissaient
vers le but électrique
Les Highlanders
d'Ecosse et les spahis d'Afrique;
Tandis que, s'excitant
et s'entre-regardant,
Le chasseur de Vincenne
et le zouave ardent
Rampaient et gravissaient
la montagne en décombres;
Tandis que Mentschikoff
et ses grenadiers sombres,
A travers les obus,
sur l'âpre escarpement,
Voyaient, plus effarés
de moment en moment,
Monter vers eux
ce tas de tigres dans les ronces,
Et que les lourds
canons s'envoyaient des réponses,
Et qu'on pouvait,
fût-on serf, esclave ou troupeau,
Tomber du moins
en brave à l'ombre du drapeau,
Lui, l'homme frémissant
du boulevard Montmartre,
Ayant son crime
au flanc qui se changeait en dartre,
Les boulets indignés
se détournant de lui,
Vil, la main sur
le ventre et plein d'un sombre ennui
Il voyait, pâle,
amer, l'horreur dans les narines,
Fondre sous lui
sa gloire en allée aux latrines;
Il râlait;
et hurlant, fétide, ensanglanté,
A deux pas de son
champ de bataille, à côté
Du triomphe, englouti
dans l'opprobre incurable,
Triste, horrible,
il mourut. Je plains ce misérable.
A côté de ces pièces capitales,
dans lesquelles le poète avait beau jeu pour allier, suivant son
habitude, le grotesque et l'horrible au tragique, il en a semé une
foule d'autres, moins virulentes, d'un tour gracieux et dont la fraîcheur
fait contraste avec l'ensemble du recueil. Telle est celle qu'il adresse
aux abeilles du manteau impérial :
O vous dont
le travail est joie,
Vous qui n'avez
pas d'autre proie
Que les parfums,
souffles du ciel;
Vous qui fuyez quand
vient décembre,
Vous qui dérobez
aux fleurs l'ambre
Pour donner aux
hommes le miel;
Chastes buveuses
de rosée,
Qui, pareilles à
l'épousée,
Visitez le lis du
coteau;
O soeurs des corolles
vermeilles,
Filles de la lumière,
abeilles,
Envolez-vous de
ce manteau!
Ruez-vous sur l'homme,
guerrières!
O généreuses
ouvrières!
Vous, le devoir,
vous, la vertu,
Ailes d'or et flèches
de flamme,
Tourbillonnez sur
cet infâme!
Dites-lui : "Pour
qui nous prends-tu?
Maudit! nous sommes
les abeilles!
Des chalets ombragés
de treilles
Notre ruche orne
le fronton;
Nous volons, dans
l'azur écloses,
Sur la bouche ouverte
des roses
Et sur les lèvres
de Platon.
Ce qui sort de la
fange y rentre.
Va trouver Tibère
en son antre
Et Charles neuf
sur son balcon.
Va! sur ta pourpre
il faut qu'on mette,
Non les abeilles
de l'Hymette,
Mais l'essaim noir
de Montfaucon!"
Et percez de tentes
ensemble;
Faites honte au
peuple qui tremble.
Aveuglez l'immonde
trompeur,
Acharnez-vous sur
lui, farouches,
Et qu'il soit chassé
par les mouches,
Puisque les hommes
en ont peur!
Dans un autre genre encore, citons ce court
morceau, imprégné d'une énergie sauvage et qui pourrait
servir d'épilogue :
Quand l'eunuque
régnait à côté du César
Quand Tibère
et Caïus, et Néron, sous leur char
Foulaient Rome,
plus morte encor que Babylone,
Le poète
saisit ces bourreaux sur leur trône,
La muse entre deux
vers, tout vivants, les scia.
Toi, faux prince,
cousin du blême hortensia,
Hidalgo par ta femme,
amiral par ta mère,
Tu règnes
par Décembre et tu vis sur Brumaire.
Mais la muse t'a
pris et maintenant, c'est bien!
Tu tressailles aux
mains du sombre historien.
Pourtant, quoique
tremblant sous la verge lyrique,
Tu dis dans ton
orgueil : Je vais être historique!
Non, coquin! le
charnier des rois t'est interdit.
Non, tu n'entreras
pas dans l'histoire, bandit!
Haillon humain,
hibou déplumé, bête morte,
Tu resteras dehors,
et cloué sur la porte.
(PL).
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