| Le Capitaine Fracasse est un roman de cape et d'épée en deux volumes, publié seulement en 1863, par Théophile Gautier, bien qu'annoncé vers 1840. C'est donc une lettre de change de jeunesse que l'auteur acquitte dans son âge mûr, et, malgré la date son exécution, ce livre n'appartient pas réellement à son époque. On n'y trouve aucune théorie morale, politique ou religieuse nul grand problème ne s'y débat; on n'y plaide pour personne; l'auteur ne s'y met jamais en scène. « C'est, d'après lui, a écrit F. Frank,une oeuvre purement pittoresque, objective, comme diraient les Allemands. Les personnages s'y présentent, connue dans la nature, par leur forme extérieure, avec leur fond obligé de paysage ou d'architecture. » Le Capitaine Fracasse est, en effet, un roman de forme avant tout, et cette forme doit être d'autant plus parfaite que l'action a moins coûté d'efforts d'invention. La trame est empruntée en grande partie au Roman comique de Scarron; ce sont des aventures de comédiens du temps de Louis XIII. Le château de la Misère, où nous introduit l'auteur, est une gentilhommière située en Gascogne, au milieu des Landes. Le portrait du jeune baron de Sigognac, le maître de cette masure, resté seul avec un vieux domestique, un chat et un chien, dans ce manoir fantastique, et revêtu des habits troués et trop larges de son père, ne manque pas d'un certain charme mélancolique. « En voyant Pierre, l'unique serviteur et l'unique ami du baron, préparer le maigre repas de chaque jour dans cette maison silencieuse, on songe tout de suite au jeune laird de Ravenswood et au fidèle Caleb, peints d'une façon si touchante dans un des plus beaux romans de Walter Scott; mais, ajoute Félix Frank, cette impression s'efface promptement. » Une troupe de comédiens, arrivant dans un chariot traîné par des boeufs comme aux temps antiques et demandant l'hospitalité pour la nuit, arrache le baron de Sigognac aux tristes pensées nées de l'isolement et de l'indigence. On n'a jamais exprimé avec un relief plus saisissant la poésie de la ruine et du délabrement. Quelle hospitalité! « Un maigre feu léchait de ses langues jaunes la plaque de la cheminée, et de temps en temps atteignait le fond d'un coquemar de fonte pendu à la crémaillère, et sa faible réverbération allait piquer dans l'ombre une paillette rougeâtre au bord des deux ou trois casseroles attachées au mur. Le jour qui tombait par le large tuyau montant jusqu'au toit, sans faire de coude, s'assoupissait sur les cendres en teintes bleuâtres et faisait paraître le feu plus pâle, en sorte que dans cet âtre froid la flamme semblait gelée. Sans la précaution du couvercle, il eût plu dans la marmite , et L'orage eût allongé le bouillon. » Ce gîte et ce foyer, voilà toute la bienvenue que Sigognac peut offrir aux comédiens; eux, en retour, lui apportent le souper et la victuaille. Une sorte de fraternité s'établit à l'instant entre les hôtes, les beaux yeux d'Isabelle, l'ingénue de la troupe (ingénue de rôle et de fait) n'y nuisent pas; aussi, moitié dans l'espoir de faire fortune à Paris, moitié par l'attrait d'une passion naissante, le baron se décide tout à coup à suivre les comédiens et à profiter de leur offre et de leur chariot pour aller jusqu'à Paris, Nous voilà lancés, dès ce moment, en compagnie de la bande joyeuse, sur les grands chemins de l'ancienne France et dans une série d'aventures chevaleresques ou picaresques, selon l'humeur du romancier. Ce sont les détails de ces journées de marche qu'il faut lire, où le pittoresque des choses l'emporte sur les actions des personnages. Il suffit de savoir, pour l'intelligence de la fable et du titre, que le tranche-montagne de la troupe, le pauvre Matamore, ayant péri dans une tempête de neige, Sigognac, honteux d'être à charge à ses compagnons, s'offre à le remplacer lui-même sous nom grotesque de Capitaine Fracasse, et que sous ce nom de guerre il accomplit des prouesses merveilleuses, tant comme acteur que dans ses colères de gentilhomme, et la rapière en main. En se faisant comédien, il déroge, mais il ne se dégrade pas; il s'honore plutôt aux yeux du lecteur comme aux siens, et d'ailleurs il soutient vigoureusement l'honneur de son nom dans la suite des tableaux qui se déroulent sous nos yeux. On joue la comédie dans les châteaux, dans les auberges, en plein air, dans les granges, et on arrive à Paris après toutes sortes d'aventures de grand chemin. La jeune première rend au baron amour pour amour; mais tout s'arrête au sentiment platonique. Elle est trop fière pour être sa maîtresse et estime trop le nom de Sigognac pour l'humilier par une mésalliance. Beaucoup de traverses, beaucoup d'incidents viennent troubler leurs amours. Il se donne des coups de bâton, de grands coups d'épée; on risque des enlèvements, il faut soutenir des luttes contre des brigands et des séducteurs. Sigognac fait merveille; il dispute sa maîtresse à des grands seigneurs, au puissant et superbe rival le duc de Vallombreuse. Un prince illustre et mystérieux, le père même de Vallombreuse, arrive au moment le plus terrible, comme le Deus ex machina, et reconnaît la virginale Isabelle pour sa fille. Sigognac, après avoir été haï et persécuté par le duc, après avoir blessé grièvement ce ravisseur de femmes, au moment où il allait faire violence à Isabelle, épouse la soeur de ce mauvais sujet, qui vient d'être légitimée fille d'un prince du sang. En un tour de main, il devient capitaine de mousquetaires, gouverneur de province, et le capitaine Fracasse disparaît à jamais, tandis que le château de la Misère, devenu le château du Bonheur, se relève de ses ruines. Ce n'est pas tout : Sigognac, en enterrant au fond de son jardin le chat Béelzébuth, qui est l'Argus de ce nouvel Ulysse trouve un trésor. C'est finir comme un conte de fée une histoire de cape et d'épée. Ce roman, constatons-le d'abord, a obtenu le plus brillant succès. Il intéresse et amuse d'un bout à l'autre : c'est beaucoup, mais cela ne suffit pas. Le Capitaine Fracasse, et c'est là un défaut, n'est qu'un roman d'art dégagé de toute préoccupation morale. Il ne prouve rien que le besoin de peindre et de conter; il est vrai que l'auteur est artiste jusqu'au bout de la plume. II ne trace pas un trait qui ne donne du relief à l'idée; il n'écrit pas un mot qui ne fasse image, pas une phrase qui ne laisse dans l'esprit ou même dans les yeux une impression aussi vive, aussi nette que pourrait la faire une gravure au burin. Le Capitaine Fracasse est moins un pastiche de Rabelais qu'une mosaïque littéraire, où l'auteur a réuni avec plus de zèle que de bonheur des fragments disparates pris de côté et d'autre, et où il y a moins d'or que de clinquant, témoin « ces vantaux de portes qui offrent quelques restes de teintures sang de boeuf et rougissent de leur délabrement. » Les personnages eux-mêmes ne sont pas de leur époque, et le duc de Vallombreuse, aux allures sataniques, s'est inspiré de Lara et de Manfred. Malgré tous ces défauts, le livre plaît, parce que l'auteur joint à une humour charmante un heureux filon de poésie et un talent consommé de metteur en scène, et ce que, pour embrasser jusque dans leurs détails les plus déliés, pour reproduire jusque dans leurs couleurs les plus vives les choses du monde extérieur, il possède des ressources infinies. L'éclat des couleurs fait excuser la faiblesse du dessin. Théophile Gautier est poète, et c'est assez d'une lueur de sentiment, d'un jet de pensée brillant pour gagner la sympathie du lecteur. Le départ du jeune baron de Sigognac, ses adieux au manoir paternel et aux compagnons de sa vie, le brave Pierre, et le chien blanc Miraut, et le chat noir Béelzébuth, et le vieux cheval Bayard, ont quelque chose d'attendrissant. L'endroit on le baron trouve tout à point, dans le jardin dévasté, «-deux petites roses sauvages ouvrant à demi leurs pétales », qu'il offre aux deux comédiennes qui l'éblouissent de leur jeunesse et de leur beauté, est empreint d'une grâce délicate. Plus loin, quand Isabelle, dans le trouble où la jettent les périls que le jeune baron vient de courir pour elle, lui avoue quelle l'aime, la scène est aussi très jolie, bien que la jeune femme parle comme une héroïne du XIXe siècle. La mort du pauvre Matamore nous toucherait aussi, si l'auteur ne l'ensevelissait dans un effet de neige qui lui fait tort. « Théophile Gautier, a dit Sainte-Beuve, a refait à un certain point de vue le Roman comique de Scarron mais après lui avoir fait prendre un bain de jeunesse et d'art dans la fontaine de Castalie, comme dirait le pédant de son livre, cet excellent Blazius. Ses personnages principaux sont des comédiens de campagne, une troupe ambulante, les prédécesseurs immédiats de la jeunesse de Molière. Par un effet de ce grand goût qu'il a pour l'art, et un certain art de convention, il a mieux aimé étudier la vie dans la comédie que de retrouver la comédie dans la vie. Cela lui imposait tout un langage et un style continu, une sorte de gamme et d'échelle harmonique où, la clef une fois donnée, rien ne fît fausse note et ne détonât. Il s'en est acquitté à merveille. La première partie du roman, surtout, est en ce genre un chef-d'oeuvre, c'est le classique du romantique... Encore une fois, l'action n'est que secondaire; c'est le détail tout spirituel et pittoresque qui est tout. Il paraît assez clairement que le romancier n'est pas pressé, qu'il ne tend pas au but, qu'il tourne le dos à cette forme de récit courante et naturelle qui n'intéresse que par le fond et qui se fait oublier... Mais ce qu'il faut dire, pour juger ce roman à son vrai point de vue, c'est que c'est le chef-d'oeuvre de la littérature Louis XIII qui sort de terre, après plus de deux siècles, avec tout un vernis de nouveauté. C'est la plus grande impertinence qu'on se soit permise en faveur des genres foudroyés par Boileau. Elle est un peu longue, dira-t- on, cette impertinence; mais la longueur même fait partie de la revanche et le descriptif, en reparaissant, se devait à lui-même une réhabilitation complète et sur toutes les coutures. » « Théophile Gautier, dit encore Frank, va un peu au hasard, faisant la chasse aux descriptions comme un antiquaire fait la chasse aux vieilleries. Il conte pour conter, et abuse d'un archaïsme hérissé de mots saugrenus, tels que : « Un ciel passé de couleur et géographié d'îles inconnues par l'infiltration des eaux de pluie sur la peinture.., un paysage livide et ponctué de corbeaux s'abattant sur une rosse crevée et commençant un festin charogneux. » « Ce roman , dit de son côté Vapereau , le plus long de ceux de M. Théophile Gautier, n'en est pas le meilleur. Son infériorité tient surtout à ce qu'il n'a été écrit que longtemps après avoir été conçu. L'inspiration première s'était évanouie; il en est résulté d'étranges disparates : ici, les ciselures savantes d'une forme travaillée avec amour; là, le laisser-aller et les molles négligences d'une narration improvisée; tantôt de l'éclat, de la vigueur, de la couleur locale à profusion, l'abus de l'archaïsme, un pittoresque effréné; tantôt nulle trace de cette sorte de poésie en prose qui fut un des caractères du romantisme. » En un mot, le Capitaine Fracasse est une de ces oeuvres inégales, où le voisinage et le contraste d'une simplicité relative donnent à l'originalité un air de bizarrerie, mais dont la lecture attache par elle-même, sans avoir besoin des sympathies qu'inspire l'auteur. (PL). | |