Le sublime selon Kant « Le sublime est ce en comparaison de quoi toute autre chose est petite. Il est aisé de voir ici qu'on ne peut rien trouver dans la nature, si grand que nous le jugions, qui, considéré sous un autre point de vue, ne puisse descendre jusqu'à l'infiniment petit, et que réciproquement il n'y a rien de petit qui, relativement à des mesures plus petites encore, ne puisse s'élever aux yeux de notre imagination jusqu'à la grandeur d'un monde. Les télescopes ont fourni une riche matière à la première observation, les microscopes à la seconde. Il n'y a donc pas d'objet des sens qui, considéré sur ce pied, puisse être appelé sublime. Mais précisément parce qu'il y a dans notre imagination effort vers un progrès à l'infini, et dans notre raison une prétention à saisir l'absolue totalité des choses comme une idée réelle, cette disconvenance même qui se manifeste entre cette idée et notre faculté d'estimer la grandeur des choses du monde sensible éveille en nous le sentiment d'une faculté supra-sensible. C'est l'usage que le jugement fait naturellement de certains objets en faveur de ce sentiment, non l'objet même saisi par les sens, qui est absolument grand [c'est-à-dire que nous faisons servir, par exemple, la vue de la mer à nous donner le sentiment de notre puissance infinie de mesurer ici choses], tandis qu'en comparaison tout autre usage est petit; par conséquent, ce que nous nommons sublime, ce n'est pas l'objet, mais la disposition d'esprit. Nous pouvons donc encore ajouter cette formule aux précédentes définitions du sublime : le sublime est ce qui ne peut être conçu sans révéler une faculté de l'esprit qui surpasse toute me sure des sens. » Le sublime n'est que dans notre esprit « ... On sait aussi par là que la véritable sublimité ne doit être cherchée que dans l'esprit de celui qui juge, non dans l'objet de la nature, dont le jugement occasionne cet état. Qui voudrait appeler sublime des montagnes informes, entassées les unes sur les autres dans un désordre sauvage, avec leurs pyramides de glace, ou une mer sombre et orageuse, ou d'autres choses de cette espèce? Mais l'esprit se sent élevé dans sa propre estime, lorsque, contemplant ces choses sans avoir égard à leur forme, il s'abandonne à l'imagination et à la raison, laquelle, tout en s'unissant à la première sans but déterminé, a pour effet de l'étendre, et qu'il sent combien toute la puissance de son imagination est inférieure aux idées de la raison. [...] C'est ainsi que toute la nature nous paraît petite à son tour, et que notre imagination, malgré toute son infinité, et la nature avec elle s'évanouissent devant les idées de la raison, quand on veut trouver une représentation sensible qui leur convienne. » L'émotion du sublime « Dans la représentation du sublime de la nature l'esprit se sent ému, tandis que dans ses jugements esthétiques sur le beau de la nature il reste dans une calme contemplation. Cette émotion (surtout à son début) est comme un ébranlement dans lequel nous tous sentons alternativement et rapidement attirés et repoussés par le même objet. Le transcendant est pour l'imagination comme un abîme où elle craint de se perdre; mais, pour l'idée rationnelle du supra-sensible, il n'y a rien de transcendant, il n'y a rien que de légitime à tenter un pareil effort d'imagination : par conséquent il y a ici une attraction précisément égale à la répulsion qui agit sur la pure sensibilité. » Le sublime nous donne la conscience de notre supériorité sur la nature « Des rochers audacieux suspendus dans l'air et comme menaçants, des nuages orageux se rassemblant au ciel au milieu des éclairs et du tonnerre, des volcans, déchaînant toute leur puissance de destruction, des ouragans semant après eux la dévastation, l'immense océan soulevé par la tempête, la cataracte d'un grand fleuve; ce sont là des choses qui réduisent à une insignifiante petitesse notre pouvoir de résistance, comparé avec de telles puissances. Mais l'aspect en est d'autant plus attrayant qu'il est terrible, pourvu que nous soyons en sûreté; et nous nommons volontiers ces choses sublimes, parce qu'elles élèvent les forces de l'âme au-dessus de leur médiocrité ordinaire, et qu'elles nous font découvrir en nous-mêmes un pouvoir de résistai ce d'une tout autre espèce, qui nous donne le courage de nous mesurer avec la toute-puissance apparente de la nature. En effet, de même plue l'immensité de la nature et notre incapacité à trouver une mesure propre à l'estimation de sa grandeur nous ont révélé notre propre limitation, mais nous ont fait découvrir en même temps, dans notre faculté de raison, une autre mesure non sensible qui comprend en elle cette infinité même comme une unité, et devant laquelle tout est petit dans la nature, et nous ont montré par là, dans notre esprit, une supériorité sur la nature considérée dans son immensité; de même, l'impossibilité de résister à sa puissance nous fait reconnaître notre faiblesse en tant qu'êtres de la nature, mais elle nous découvre en même temps une faculté par laquelle nous nous jugeons indépendants de la nature, et elle nous révèle ainsi une nouvelle supériorité sur elle : cette supériorité est le principe d'une espèce de conservation de soi-même bien différente de celle qui peut être attaquée et mise en danger par la nature extérieure, car l'humanité de notre personne reste ferme, alors même que l'homme cède à cette puissance. Ainsi, dans nos jugements esthétiques, la nature n'est pas jugée sublime en tant qu'elle est terrible, mais parce qu'elle engage la force que nous sommes (qui n'est pas la nature) à regarder comme rien les choses dont nous nous inquiétons (les biens, la santé et la vie), et à considérer cette puissance de la nature (à laquelle, il est vrai, nous sommes soumis relativement à ces choses) comme n'ayant aucun empire sur nous-mêmes, sur notre personnalité, dès qu'il s'agit de nos principes suprêmes, de l'accomplissement ou de la violation de ces principes. La nature n'est donc ici nommée sublime que par l'imagination qui l'élève jusqu'à en faire une expression de ces cas où l'esprit peut se rendre sensible sa propre sublimité ou la supériorité de sa propre destination sur la nature. [...] La sublimité ne réside donc en aucun objet de la nature, mais seulement dans notre esprit, en tant que nous pouvons avoir conscience d'être supérieurs à la nature qui est en nous, et par là aussi à la nature qui est hors de nous (en tant qu'elle a de l'influence sur nous). Toutes les choses qui excitent ce sentiment, et de ce nombre est la puissance de la nature qui provoque nos forces, s'appellent alors (quoique improprement) sublimes; ce n'est qu'en supposant cette idée en nous, et relativement à elle, que nous sommes capables d'arriver à l'idée de la sublimité de cet être qui ne produit pas seulement en nous un respect intérieur par la puissance qu'il révèle dans la nature, mais bien plutôt par le pouvoir qui est en nous de regarder celle-ci sans crainte, et de concevoir la supériorité de notre destination. » (Kant, extraits de la Critique du jugement). |