P.
Fauconnet
M.
Mauss
c.
1900 |
Les
divisions de la sociologie
La sociologie
prétend être une science et se rattacher à la tradition
scientifique établie. Mais elle n'en est pas moins libre vis-à-vis
des classifications existantes. Elle peut répartir le travail autrement
qu'il ne l'a été jusqu'ici.
En premier lieu, la sociologie considère
comme siens un certain nombre de problèmes qui, jusqu'ici, ressortaient
à des sciences qui ne sont pas des «sciences sociales».
Elle décompose ces sciences, leur abandonne ce qui est leur objet
propre et retient pour elles tous les faits d'ordre exclusivement social.
C'est ainsi que la géographie traitait jusqu'ici des questions de
frontière, de voies de communication, de densité sociale,
etc. Or ce ne sont pas là des questions de géographie, mais
des questions de sociologie, puisqu'il ne s'agit pas de phénomènes
cosmiques, mais de phénomènes qui tiennent à la nature
des sociétés. De même, la sociologie s'approprie les
résultats déjà. acquis par l'anthropologie criminelle
touchant un certain nombre de phénomènes qui sont, non pas
des phénomènes somatiques; mais des faits sociaux.
En second lien, parmi les sciences auxquelles
on donne ordinairement le nom de «sciences sociales», il y
en a qui ne sont pas à proprement parler des sciences. Elles n'ont
qu'une unité factice, et la sociologie doit les dissocier.
Telles sont la statistique et l'ethnographie
qui, toutes deux, sont considérées comme formant des sciences
à part, alors qu'elles ne font qu'étudier, suivant leurs
procédés respectifs, les phénomènes les plus
divers, ressortissant en réalité à des parties différentes
de la sociologie. La statistique, nous l'avons vu, n'est qu'une méthode
pour observer des phénomènes variés de la vie sociale
moderne. Phénomènes démographiques, phénomènes
moraux, phénomènes économiques, la statistique, aujourd'hui,
étudie tout indifféremment. Selon nous, il ne doit pas y
avoir des statisticiens, mais des sociologues qui, pour étudier
les phénomènes moraux, économiques, pour étudier
les groupes, font de la statistique morale, économique, démographique,
etc. Il en est de même pour l'ethnographie. Celle-ci a pour seule
raison d'être de se consacrer a l'étude des phénomènes
qui se passent dans les nations dites sauvages. Elle étudie indifféremment
les phénomènes moraux, juridiques, religieux, les techniques,
les arts, etc. La sociologie, au contraire, ne distingue naturellement
pas entre les institutions des peuplades «sauvages» et celle
des nations «barbares» ou «civilisées».
Elle fait entrer dans ses définitions les faits les plus élémentaires
et les faits les plus évolués. Et, par exemple, dans une
étude de la famille ou de la peine, elle s'obligera à considérés
aussi bien les faits «ethnographiques» que les faits «historiques»,
qui sont tous au même titre des faits sociaux et qui ne diffèrent
que par la façon dont on les observe.
Par contre, la sociologie adopte et fait
siennes les grandes divisions, déjà aperçues par les
diverses sciences comparées des institutions dont elle prétend
être l'héritière : sciences
du droit, des religions, économie politique, etc. De
ce point de vue, elle se divise assez aisément en sociologies spéciales.
Mais en adoptant cette répartition, elle ne suit pas servilement
les classifications usuelles qui sont pour la plupart d'origine empirique
ou pratique, comme par exemple celles de la science du droit. Surtout elle
n'établit pas entre les faits de ces cloisons étanches qui
existent d'ordinaire entre les diverses sciences spéciales. Le sociologue
qui étudie les faits juridiques et moraux doit, souvent, pour les
comprendre, se rattacher aux phénomènes religieux. Celui
qui étudie la propriété doit considérer ce
phénomène sous son double aspect juridique et économique,
alors que ces deux côtés d'un même fait sont d'ordinaire
étudiés par des savants différents.
Ainsi, tout en se ralliant étroitement
aux sciences qui l'ont précédée, tout en s'appropriant
leurs résultats, la sociologie transforme leurs classifications.
Il est à remarquer d'ailleurs que les diverses sciences sociales
ont toutes tendu, dans les dernières années, à se
rapprocher progressivement de la sociologie; de plus en plus elles deviennent
des parties spéciales d'une science unique. Seulement, comme celle-ci
se constitue à l'état de véritable science, avec une
méthode consciente, elle change profondément l'esprit même
de la recherche, et peut conduire à des résultats nouveaux.
Aussi, bien que de nombreux résultats puissent être conservés,
chaque partie de la sociologie ne peut pas coïncider exactement avec
les diverses sciences sociales existantes. D'elles-mêmes, elles se
transforment, et l'introduction de la méthode sociologique a déjà
changé et changera la manière d'étudier les phénomènes
sociaux.
Les phénomènes sociaux se
divisent en deux grands ordres. D'une part, il y a les groupes et leurs
structures. Il y a donc une partie spéciale de la sociologie qui
peut étudier les groupes, le nombre des individus qui les composent
et les diverses façons dont ils sont disposés dans l'espace
: c'est la morphologie sociale. D'autre part, il y a les faits sociaux
qui se passent dans ces groupes les institutions ou les représentations
collectives. Celles-ci constituent, à véritablement parler,
les grandes fonctions de la vie sociale. Chacune de ces fonctions, religieuse,
juridique, économique, esthétique,
etc., doit être d'abord étudiée à part et faire
l'objet d'une série de recherches relativement indépendantes.
De ce point de vue, il y a donc une sociologie religieuse; une sociologie
morale et juridique, une sociologie technologique, etc. Ensuite, étant
données toutes ces études spéciales, il serait possible
de constituer une dernière partie de la sociologie, la sociologie
générale, qui aurait pour objet de rechercher ce qui fait
l'unité de tous les phénomènes sociaux.
(Paul Fauconnet et Marcel Mauss). |
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