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Les signes

Le signe est un phénomène apparent qui nous révèle l'existence d'un phénomène caché : par exemple la fumée que je vois est le signe du feu que je ne vois pas; la rougeur que je vois est le signe de l'émotion que je ne vois pas. 

Le signe n'existe donc que pour une intelligence. Le mécanisme psychologique des signes est assez simple. Pour interpréter un signe nous n'avons besoin d'aucune de ces facultés spéciales qu'aimaient à invoquer les Ecossais; il n'y a pas une faculté d'interprétation des signes, comme le disaient Th. Reid, Dugald-Steward, et même Jouffroy. Tout le mystère peut s'expliquer, ont dit certains philosophes, par deux phénomènes connus : l'association et le ,jugement. II y a un premier temps c'est une association d'idées ; par exemple, voyant la fumée, ,je pense au feu. Mais il ne faut pas s'arrêter là, car penser au feu, ce n'est pas croire qu'il y a réellement du feu; souvent il y a association sans qu'il y ait signe : par exemple, voyant une étoffe rouge, je pense au sang, mais sans croire pour cela que l'étoffe a réellement été teinte de sang. Il y a donc un deuxième temps : nous jugeons, nous affirmons l'existence réelle de l'objet auquel nous pensons. J'affirme qu'il y a vraiment du feu, qui produit la fumée que je vois. Si l'étoffe est d'un certain rouge, je juge qu'il y a vraiment du sang qui l'a rougie.  Bref, deux actes dans l'inter-prétation d'un signe : un acte mécanique, évocation d'idées; un acte de la raison, affirmation réfléchie (qui le plus souvent est elle-même la conclusion d'un raisonnement).

Le signe est un intermédiaire entre l'esprit et la chose signifiée. Il ne peut révéler cette chose qu'à la condition d'un rapport entre elle et lui; de plus, il faut que l'esprit conçoive ce rapport lorsque le signe paraît. Ce rapport étant naturel ou de convention, il suit qu'il y a, en général, deux sortes de signes : naturels et artificiels (ou conventionnels). Le signe conventionnel est celui qui est attaché à la chose signifiée par une convention humaine : par exemple les signaux maritimes, les notations de la musique. Le signe naturel est celui qui est lié à la chose signifiée par une lui de la nature; par exemple la fumée, signe du feu; les gestes et les cris, signes d'émotions. Règle générale : la cause est le signe naturel de l'effet, et l'effet signe naturel de la cause. Le groupe le plus important de beaucoup est le langage. Ici la «chose signifiée » est un état de conscience, et, plus spécialement, une idée abstraite; et le signe est produit volontairement par l'humain pour exprimer cette idée ; c'est, soit un geste, soit un caractère tracé à la main, soit un son. Nous n'avons pas à étudier ici ce groupe de signes.

Ce qu'il importe de bien voir, quand on réfléchit, non pas spécialement sur le langage, mais sur les signes en général, c'est à quel point ils sont nécessaires à toute pensée. Penser, c'est presque toujours interpréter des signes. Toutes nos connaissances, depuis la simple perception des corps et le simple souvenir, jusqu'aux conceptions de la science, sont des interprétations de signes. Soit d'abord la perception sensible : j'entends une voiture rouler dans la rue; en réalité que se passe-t-il ? J'entends un son, et j'interprète cette sensation sonore comme étant le signe d'une voiture qui passe. De même quand je dis que je vois un arbre à dix pas de moi, le phénomène réel est le suivant: je vois certaines taches vertes et je les interprète comme signes d'un feuillage d'arbre situé à dix pas. Toute perception s'explique par le même mécanisme. Le souvenir, lui aussi, est une interprétation de signes : quand je me souviens d'un événement passé, il y a en moi une image actuelle ; et j'interprète cette image comme signe d'un événement réel et passé.

La connaissance scientifique ne diffère pas sur ce point de la simple connaissance sensible et de la simple mémoire; la physique cherche la cause des phénomènes : or, pour savoir qu'un antécédent est une cause réelle, il n'y a qu'un moyen : s'en rapporter à certains signes, comme la constance de la succession, ou mieux l'impossibilité de modifier la cause présumée sans modifier du même coup l'effet présumé. L'histoire naturelle classe les êtres ; or, qu'est-ce que classer, sinon se fier à certains signes pour ranger dans le même groupe deux êtres en apparence différents? L'histoire affirme l'existence de certains événements passés : or quel moyen a-t-elle, si ce n'est de consulter certains documents, c.-à-d. certaines traces on certains signes de son passage qu'a laissés le fait qui n'est plus? 

Plus généralement, toute science travaille sur des concepts ou idées générales : or qu'est-ce qu'un concept si ce n'est un symbole qui nous représente une multitude de cas particuliers, que l'esprit ne pourrait embrasser? Nous manions ces symboles au lieu de manier les cas particuliers, comme on manie le papier-monnaie au lieu de manier le numéraire (Brochard). Bref, connaître, c'est presque toujours interpréter des signes l'univers devant lequel nous sommes placés est comme un immense système de signes : il faut le déchiffrer. La métaphysique elle-même n'est qu'un effort pour dégager le sens unique et profond de ce système de signes, pour découvrir la chose signifiée : matière, esprit ou Dieu.

Il suit de là que le signe est une cause fréquente, la vraie cause de l'erreur. Toute erreur consiste dans une interprétation inexacte : un ventriloque est près de moi ; il émet un certain son : j'interprète ce son comme étant le signe d'une voix qui m'appelle de l'étage supérieur voilà une « erreur des sens ». Deux faits A, B, se suivent plusieurs fois de suite : j'interprète cette succession fréquente comme signe de la causalité : voilà une erreur de raisonnement. En somme, toute erreur vient de ce que nous ramenons, de gré ou de force, les cas nouveaux qui se présentent à nous à des cas déjà connus : or, pour opérer cette réduction, c'est à certains signes que nous nous fions. Se tromper, c'est donc toujours mal comprendre un signe. (Camille Mélinand). 

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