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Histoire de la philosophie
Histoire de la philosophie
La philosophie anglaise
jusqu'en 1900
[La philosophie]
La philosophie anglaise médiévale

La scolastique, c.-à-d. la philosophie mise au service de l'Eglise, a fleuri en Angleterre, et peut-être plus tôt que partout ailleurs. Jean Scot Erigène, le premier scolastique de grand renom, est un Ecossais né en Irlande (IXe siècle). Mais on ne peut pas dire pour cela qu'il y ait une scolastique anglaise d'un caractère original, ayant son unité et son indépendance. Comme l'Eglise, dont ils font tous partie, comme les ordres religieux dont ils sont, les scolastiques anglais, à proprement parler, n'ont pas de nationalité. La question des ordres, au Moyen âge, a plus d'importance. 

La plupart, nés en Angleterre, étudient ou enseignent sur le continent; tels sont : Alcuin  appelé par Charlemagne,  Scot Erigène par Charles le Chauve, Jean de Salisbury, qui fut évêque de Chartres, Duns Scot, Roger Bacon, Guillaume d'Occam; d'autres comme Lanfranc et saint Anselme, tous deux archevêques de Canterbury, sont Italiens de naissance et Français autant qu'Anglais d'adoption. On ne citera que pour mémoire, après ces grands noms, Adelard de Bath, Robert Greathead (Grosseteste), Michel Scott, Thomas Bradwardine, Walther Burleigh, Richard de Middletown, Robert Holcot, dont les noms seuls disent assez l'origine. 

Alcuin.
Alcuin (735-804), disciple de Bède le vénérable, est un moine érudit, curieux de l'Antiquité classique, qui travaille de concert avec Charlemagne à un renouveau de l'enseignement. Les cours dispensés concernent les sept arts libéraux (quadrivium et trivium) et la Bible. A une époque où le savoir n'a jamais été aussi disloqué en Europe, Alcuin fait de nombreux voyages à la recherches d'ouvrages à copier, favorisant ainsi la propagation et la consolidation de ce qui reste des oeuvres de l'Antiquité et des Pères de l'Église.

Scot Érigène.
Scot Erigène (IXe s.) est un disciple plus enthousiaste qu'intelligent des Alexandrins. On a de lui  un traité de la Prédestination, qu'il composa contre Gotescalc à la prière d'Hincmar, une traduction latine de S. Denys l'Aréopagite, et quelques traités philosophiques, un entre autres De divisione naturae, où il expose un système voisin du néoplatonisme et du panthéisme.

Jean de Salisbury.
Jean de Salisbury est un élève d'Abélard un esprit orné par les études classiques, qui manque également de profondeur et d'originalité. Selon lui, Dieu est le principe et la fin de tout ce qui existe. Toute perfection vient de Dieu. La nature est l'épanouissement de la divinité; et toute créature doit retourner vers son principe.

Duns Scot.
Duns Scot (1274-1308), moine franciscain, est un adversaire de saint Thomas, et le chef d'une école qui se distingua surtout par son esprit de subtilité. On constate, sans attacher à cette remarque plus d'importance qu'il ne convient, le caractère dynamiste, par conséquent relativement positif et concret, de sa doctrine. Déjà la philosophie se séparait de la théologie. Duns Scot prit entre les deux camps une position intermédiaire. Il admet avec les théologiens la nécessité d'une révélation et il accorde aux philosophes que l'homme est capable par l'usage de la raison de s'élever jusqu'à la connaissance de Dieu. La raison est l'autorité suprême; les textes sacrés n'ont qu'une autorité dérivée. Il est réaliste, sans aboutir au panthéisme. Il accorde à Dieu une liberté illimitée. Il exalté aussi la liberté dans l'individu, auquel il donne le libre arbitre aux dépens de la grâce.

R. Bacon.
Roger Bacon (1214-1294), également de l'ordre de Saint-François, est, au contraire, un esprit si hardi et original,  en plein XIIIe siècle, pour substituer l'étude directe de la nature aux arguties de l'école, pour détourner l'attention de ses contemporains de la métaphysique sur les mathématiques, la mécanique, l'astronomie, la physique, la chimie, la linguistique, en un mot, sur les sciences positives. On a pu dire qu'il devina lessciences physiques deux siècles avant leur naissance. Observateur de la nature dans un siècle de subtiles controverses, c'était un érudit véritable non moins que vrai savant, qui joignait à l'étude de la nature celle des langues. On lui attribue plusieurs inventions, entre autres la découverte de la poudre à canon. Mais son génie fut arrêté dans ses recherches par les tracasseries et l'esprit jaloux de son ordre. 

Occam.
Guillaume d'Occam (mort en 1347) est célèbre dans la querelle du réalisme et du nominalisme. Il se signale par son l'attitude indépendante vis-à-vis de l'Eglise, son sentiment des droits de l'Etat dans l'ordre temporel : Defendas me gladio, ego te defendam calamo, écrivait-il à Louis de Bavière. Sa doctrine est contenue dans son Commentaire sur le Livre des sentences. Il  il opte pour le nominalisme, le système qui, au Moyen âge, représente la forme de pensée la plus innovante. Il lui donne une couleur nettement empiriste et senualiste. Pour Occam, iln'existe que des substances individuelles. L'universel ou l'idée générale n'a pas d'existence substantielle. Il combat aussi l'explication de la perception par l'intervention des espèces ou idées-images, qui ne sont que de vaines entités.

La philosophie anglaise pendant la Renaissance

Le passage du Moyen âge aux Temps modernes (XVe et XVIe siècles), est caractérisé avant tout par la renaissance des lettres anciennes en général et, au point de vue qui nous occupe, par la renaissance des anciennes doctrines philosophiques (platonisme et néo-platonisme, aristotélisme, scepticisme, etc.). L'Angleterre ne prend aucune part appréciable à ce mouvement, l'oeuvre à peu près exclusive de l'Italie et de la France

De même la Réforme est essentiellement l'oeuvre de l'Allemagne, puis de la France; l'Angleterre qui devait l'épouser si complètement n'y eut d'abord pas d'initiative. Et quand, non contents de choisir l'autorité à laquelle ils entendent se soumettre, les esprits secouent de plus en plus le joug de toute autorité, quand éclate le grand mouvement de libre curiosité qui, se portant sur toutes choses à la fois, produit la théosophie allemande, le naturalisme italien, des découvertes décisives dans les sciences, des ouvrages immortels de philosophie politique et de philosophie du droit, à peine l'Angleterre a-t-elle un nom un peu considérable à mettre en ligne, Thomas More, son seul penseur original en ce temps-là.

Th. More.
Thomas More (1480-1535) a le mérite d'avoir précédé de beaucoup Campanella. Sous une forme humoristique, dans son écrit De optima reipublicae statu deque nova insula Utopia, 1533, il émet des pensées d'une réelle valeur philosophique sur l'origine et la fonction de l'Etat. Au premier abord il peut sembler qu'un si célèbre utopiste représente assez mal l'esprit d'un peuple qui ne passe pas pour utopiste; mais qui pourrait méconnaître, sous le fantastique de la forme, des pensées d'une hardiesse très positive et toute pratique, l'idée de l'égalité des droits et celle de la tolérance religieuse? On ne peut dire encore cependant qu'avec lui soit née la philosophie anglaise.
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Thomas More.
Thomas More (1478-1535).

L'Utopie de More, comme, plus tard, l'Oceana d'Harrington, sont des réminiscences de la  République de Platon dans des esprits anglais; elles ont servi de type ou d'antécédent aux théories socialistes écloses au XIXe siècle.

La philosophie anglaise des  temps modernes

Le XVIIe siècle.
F. Bacon.
Ce n'est qu'avec Francis Bacon (1561-1626) que la pensée anglaise prend conscience d'elle-même et commence à jeter un véritable éclat. Par une idée de génie? non. Par une découverte capitale? pas davantage. Bacon a lui-même caractérisé son rôle à merveille en se donnant, non pour l'inventeur, mais pour l'apôtre, le héraut « buccinator » de la méthode expérimentale. Bien qu'il ait tenté quelques expériences, la science ne lui doit aucun progrès particulier; elle lui doit quelque chose de mieux, ce qui fut la condition même de son progrès ultérieur : la conscience claire des méthodes par lesquelles elle pénètre les lois de la nature et de la puissance toujours croissante qu'elle puisera dans la connaissance de ces lois. L'oeuvre de Bacon, c'est l'annonce d'une révolution et d'une méthode nouvelle, l'opposé de la méthode d'Aristote qui avait régné au Moyen âge. Cette méthode substitue l'observation, l'expérience au raisonnement et à l'autorité, l'induction au syllogisme et à la dialectique usités jusque-là dans les écoles. 

Bacon est donc un réformateur. Malgré les attaques dirigées contre lui par J. De Maistre, Bacon est une haute et vaste intelligence; esprit à la fois théorique et pratique, homme d'État, jurisconsulte, moraliste et philosophe, il avait cette hauteur de vues et ce coup d'oeil si spécial qui, sans posséder les détails des choses, embrasse et domine l'ensemble, juge le passé, comprend le présent et devine l'avenir. On lui attribue une part presque égale à celle de Descartes dans la révolution intellectuelle qui a changé la face des sciences et de la philosophie au XVIIe siècle. II a, dit-on, fondé la méthode des sciences physiques et naturelles, comme Descartes a fondé celle des sciences métaphysiques et morales. Nous ne pouvons discuter ici cette opinion qui a été souvent reproduite à la légère; mais nous tâcherons de fixer avec impartialité la place et le rôle de Bacon dans la philosophie moderne. 

Si déjà des expériences et des découvertes importantes avaient été faites, si Copernic, Galilée, Kepler avaient paru, si Campanella avait parlé d'une direction nouvelle à imprimer aux esprits, il restait à formuler cette méthode, à rallier d'une voix puissante les intelligences égarées dans d'autres routes, à les convier à cette grande oeuvre, à empêcher que l'esprit moderne encore jeune ne s'éprit des hypothèses brillantes qui pullulaient de toutes parts ou ne se confiât trop à la puissance du raisonnement qui avait perdu la science des Anciens. Il fallait montrer que le succès de l'entreprise dépendait de l'observation des phénomènes du monde physique, que de là devaient sortir les merveilles des arts et de l'industrie, qu'à cette seule condition l'humain pouvait établir sa domination sur la nature

Emerveillé des progrès soudains de la physique, Bacon ainsi se donne pour tâche de décrire exactement les procédés par lesquels l'esprit découvre, vérifie et démontre les rapports des faits, la méthode à suivre pour établir dans l'ordre expérimental des vérités générales susceptibles d'applications pratiques. Un programme accompli avec une supériorité telle, qu'il efface ses prédécesseurs ou ses contemporains. Sous ce rapport, Bacon a tout vu et tout prévu avec une fermeté de coup d'oeil et une foi dans la fécondité de la méthode nouvelle qui laissent bien loin dans l'ombre les faibles et timides essais du même genre. Il a été la grande voix, la voix éloquente qui a annoncé au monde moderne les conquêtes de la science et de l'industrie dans leur indissoluble alliance. La philosophie particulière de Bacon, distincte de sa méthode, mais qui y tient de près, est conforme à son caractère, qui est l'empirisme

Complétant pour ainsi dire l'Organon d'Aristote, il écrit la Logique de l'instruction. Codifier les règles de l'observation et de l'expérience, démasquer les préjugés, dénoncer les causes d'erreur qui empêchent l'homme d'avancer dans la connaissance de la nature, voilà son but; et cette tâche il l'a accomplie. A vrai dire, cette logique des sciences expérimentales devait nécessairement être dépassée : quelque valeur qu'elle eût on plusieurs de ses parties, comment eût-elle été définitive, quand les sciences en question ne faisaient encore que bégayer, et quand l'auteur n'avait pas lui-même la maniement des méthodes qu'il décrivait, spectateur enthousiaste mais non acteur dans le mouvement scientifique de son temps.

Cet esprit, le moins naïf qui fût, a des naïvetés singulières. Il n'est pas éloigné de croire encore à la pierre philosophale; il semble ne concevoir aucune limite aux transmutations possibles des corps, persuadé par exemple qu'en extrayant la couleur jaune, la dureté, la pesanteur des corps qui offrent ces qualités et en les unissant ensemble on fera de l'or (L'Alchimie). II y a loin de là à la circonspection, à la rigueur des méthodes exposées par un Claude Bernard dans son Introduction à la médecine expérimentale. mais ce qui ne peut être dépassé, c'est la foi de Bacon dans la science, l'éloquence sincère et passionnée avec laquelle il en célèbre la dignité et la puissance. Le titre même de la première partie de son oeuvre, De dignitate et augmentis scientiarum, est caractéristique à cet égard, et celui qu'il donne à l'ensemble, Instauratio magna, montre qu'il avait compris la portée de la révolution qui venait de substituer au règne du syllogisme celui de l'observation et de l'expérience. Dans sa pensée, ces méthodes nouvelles convenaient également aux sciences morales et politiques. Mais il n'a donné sur ce point que des indications insuffisantes.

Sa méthode, qui est l'observation des sens, engendre le sensualisme, en attendant que Locke vienne la constituer sur sa base métaphysique. Dans ses écrits consacrés à la morale ou à la philosophie pratique, au droit civil, etc., Bacon a émis des pensées remarquables, des maximes pleines de sens et de sagesse; mais il manque à ses conseils et à ses préceptes d'être vivifiés et soutenus par des principes de haute théorie, et d'être coordonnés en système. Il faut avouer que ses prescriptions sont dépourvues d'élévation, et manquent de la véritable grandeur qui caractérise toute morale désintéressée, fondée sur les idées de devoir, non de l'utile et du bonheur. De toute façon, la médiocrité de son caractère n'en eût d'ailleurs jamais fait qu'un médiocre moraliste. Ses successeurs, au contraire, allaient de plus en plus s'attacher à l'étude des phénomènes sociaux et de la vie mentale, faire de cette étude, en quelque sorte, le domaine propre de la philosophie anglaise.

A l'école de Bacon se rattachent Hobbes, plus tard Locke, puis les penseurs qui, dans diverses directions de la science ou de la philosophie, appartiennent à l'école sensualiste.

Hobbes.
Thomas Hobbes (1588-1679) est surtout connu par la politique exposée dans son De cive et dans son Leviathan, mais on a de lui aussi une Philosophia prima, une Physique, une Anthropologie. Hobbes est un esprit beaucoup moins élevé, mais plus positif que Bacon; c'est un des penseurs les plus vigoureux de l'Angleterre; sa doctrine philosophique a un caractère plus net et plus décidé. Cette doctrine, c'est le matérialisme avec toutes ses conséquences appliquées sans restriction à la morale et à la politique. 

Sa situation est fort curieuse entre récole, dont il procède encore, et les nouveautés baconiennes. II a de commun toutefois avec Bacon le sentiment très vif des services à attendre de la science. Tout ce qu'il donne de soins à la théorie pure est en vue des applications. Sa politique même, si étrange en quelques points, n'est que l'expression de ce qu'il regarde comme les nécessités pratiques d'un état social régulier. Pour le comprendre il ne faut pas oublier que, si l'Angleterre est devenue la terre classique de la liberté, elle ne l'était pas encore. Les temps troublés qu'on traversait faisaient sentir surtout le besoin de l'ordre, et un esprit plus ferme qu'étendu a pu croire alors que la garantie de l'ordre était dans le pouvoir absolu poussé à ses dernières limites. On ne comprit que plus tard qu'elle est, tout au contraire, dans la liberté s'imposant à elle-même sa règle, mais tempérant pour le moins et limitant le pouvoir traditionnel. 

La métaphysique de Hobbes, c'est l'atomisme de Démocrite et de Lucrèce; l'homme, c'est le corps, et la science de l'homme est la science du corps; l'âme est le résultat de l'organisation. La connaissance se réduit à la sensation; celle-ci est produite par les images sensibles, et représentée par des mots. Toute la science de l'esprit humain se réduit ainsi à la science des mots, ou à une sorte de calcul; c'est le nominalisme. En morale, le principe de nos actions est l'intérêt personnel ou l'égoïsme. Hobbes a surtout appliqué sa théorie au droit et à la politique : c'est là la partie originale de ses écrits et qui l'a rendu célèbre.

Le De Cive et le Léviathan, traitent de la constitution du corps social. Rien de plus simple et de plus clair que cette théorie : Hobbes admet un état antérieur à la société, et qu'il appelle l'état de nature, état où l'homme, essentiellement égoïste, est l'ennemi naturel de l'homme, homo homini lupus. Cet état de guerre de tous contre tous ne peut durer. La paix et l'ordre s'établissent par la création du pouvoir social ou du gouvernement : c'est la force qui fonde ce pouvoir. Il ne faut chercher aucun autre principe à sa légitimité que le fait lui-même; nulle idée de droit ou d'équité. La force et le droit  sont synonymes; la force fonde et renverse le pouvoir; tout gouvernement fort est par la même légitime. Tel est le fondement de la politique de Hobbes le fait ou la force faisant équation avec le droit. Hobbes poursuit son principe dans toutes ses conséquences, sans reculer devant aucune. C'est le mérite de son sytème en général, oeuvre de logique, parfaitement liée, qui met à nu ses faiblesses, et condamne le sensualisme qui lui a donné naissance.

Les contemporains (et contradicteurs) de Hobbes, Herbert de Cherbury, Joseph Glanville, Cudworth, Samuel Parker, Richard Cumberland, Wollaston, Henry More, Cudworth, Th. Burnet, les deux Gale, Pordage, Bromley, offrent un spectacle bien confus; on est forcé d'avouer que, s'il ne manque pas de philosophes en Angleterre - à la vérité, ce sont plutôt des théologiens, des jurisconsultes ou des érudits que des penseurs originaux, il n'existe pas encore vraiment une philosophie anglaise. 

Cumberland.
Richard Cumberland (1632-1718) est un pasteur anglican, versé à la fois dans la théologie et dans les lettres anciennes. Aux principes et aux conséquences du système de Hobbes il oppose ceux du droit naturel et les antiques maximes de la jurisprudence romaine puisées aux sources du stoïcisme ou de la philosophie platonicienne. Il inaugure ainsi la morale du sentiment, qui se développera pendant le XVIIIe siècle, notamment dans l'école écossaise. Il chercha le fondement des lois morales dans la nature humaine, et trouva dans la bienveillance la raison et la forme de tous nos devoirs publics et privés. Son principal ouvrage est un traité sur les Lois de la nature.

Wollaston.
William Wollaston (1659-1724) est un pasteur presbytérien et un théologien philosophe. Dans son Esquisse d'une religion naturelle, il essaye de rétablir la morale sur la base immuable de la raison et du devoir contre Épicure et Hobbes. Toute l'originalité de sa doctrine consiste à vouloir ramener l'idée du bien à celle du vrai, ce qui ne peut être admis qu'en partie et avec réserve, sans quoi, en effaçant la distinction, on compromet l'obligation morale

Cherbury.
Herbert de Cherbury (1581-1648) est en politique du côté de l'opposition parlementaire; il en appelle, en religion, à passer du fanatisme au sens commun et prélude en quelque sorte dans ses traités De veritate prout distinguitur a revelatione, 1624, De religione gentilium, De religione laïci, à ce que Locke appellera le «-christianisme raisonnable ». 

Glanville.
Joseph Glanville (1636-1680), chapelain de Charles Il, dans un écrit en anglais dont le titre même dit la portée, professe une sorte de scepticisme, qu'on peut regarder à la fois comme un acheminement à celui de Hume et comme une suite de l'empirisme de Bacon : Scepsis scientifaca or confest ignorance, the way to science, an Essay of the Vanity of dogmatizing and confident opinion; Londres, 1655. 

Beaucoup plus réservé, moins absolu dans sa doctrine que Hume, Glanville ne veut que rabaisser la raison, non la détruire, la rendre défiante et modeste. Il démontre sa faiblesse par rapport aux objets principaux qu'elle veut connaître; il soumet a une critique ingénieuse et intelligente les principaux systèmes dont il relève les contradictions. Théologien, il emprunte à la révélation un argument tiré du péché originel, qui a dû, selon lui, obscurcir et affaiblir la raison. 

Philosophe, et c'est ici que se dévoile l'origine véritable de ce scepticisme, il attaque, avant Hume, l'idée de cause comme base de nos connaissances, soutenant que nous ne connaissons en réalité aucune cause d'une manière immédiate, ni l'enchaînement des causes et des effets dans la nature; ce qui rend toutes nos connaissances incertaines. Mais, n'osant aller jusqu'au bout, il s'arrête ou recule, il tombe même dans la plus extrême crédulité comme beaucoup de sceptiques. 

C'est un bel esprit, un sceptique érudit, religieux, surtout inconséquent; en lui se révèle l'affinité du scepticisme avec le sensualisme, qui lui fournit ses arguments sérieux. Ailleurs il ne fait que répéter ce qu'avaient dit ses maîtres, Montaigne et Charron.

Cudworth.
Ralph Cudworth (1617-1688), un des esprits les plus éminents du XVIIe siècle, est encore plutôt un érudit formé par l'étude et à la comparaison des doctrines de l'Antiquité que par la réflexion et la méditation personnelle. Platonicien, il se montre grand partisan en physique de ces mêmes causes finales que Bacon avait bannies du domaine de la science, où elles sont, disait-il, stériles, « comme les vierges consacrées au Seigneur ». La nature plastique, par laquelle Cudworth explique la formation et la vie des organismes, tient à la fois de l'idée platonicienne, de l'entéléchie d'Aristote et du logos spermatikos des Stoïciens. Dans son grand ouvrage intititulé : The true intellectual system of the universe, wherein all the reason and the philosophy of Atheism is confuted, Londres, 1678, il prétend concilier les deux points de vue sans cesse opposés de la philosophie, l'empirisme et l'idéalisme, la matière et l'esprit, le monde de l'esprit et celui du corps. II établit la communication au moyen d'une nature intermédiaire, qu'il appelle nature plustique, force instinctive et vivante, mais inférieure à l'âme, et qui sert de lien entre l'âme et le corps. Cet un essai, qui trouve une sorte d'écho dans les Tentamina physico-theologica de Samuel Parker, devance  aussi le système des monades de Leibniz. 

H. More.
Un esprit plus profond et plus élevé, véritable métaphysicien, dont les conceptions frappent d'abord par une certaine originalité, est Henry More (1614-1687); mais on reconnaît bientôt en lui un disciple de la philosophie antique, un platonicien formé par la controverse religieuse et le contact du néoplatonisme du la Renaissance. Dans son Système intellectuel de l'univers, il développe des idées qui ont de l'analogie avec celles de Cudworth, autre penseur formé à la même école. Mais H. More est si peu un vrai mystique, qu'il a écrit un livre (Conjectura cabbalistica ) où il décrit les causes, les formes et les remèdes de l'enthousiasme  comme une véritable maladie de l'esprit, les visions, l'extase et même l'amour divin comme des effets d'une imagination en délire.

Gale & Gale.
Théophile Gale (1628-1677), auteur d'une Philosophia universalis, et son homonyme Thomas sont des théologiens autant que des philosophes. Le premier est auteur d'un ouvrage singulier intitulé : la Cour des païens (the Court of the Gentiles), où il veut prouver que les sages du paganisme ont emprunté des Ecritures saintes non seulement leur théologie, mais même leur philosophie. 

Pordage.
John Pordage (1625-1698) est un véritable théosophe. Il tenta de rédiger en système les idées de Boehme, et composa dans ce but la Métaphysique divine et la Théologie mystique, 1698. Il prétendit avoir des révélations et eut des disciples - tels Thomas Bromley, mort en 1691 -, qui se dirent inspirés.

Glisson.
Mais l'homme qui donne peut-être l'idée la plus nette de l'atude la philosophie en Angleterre au XVIIe siècle, entre Hobbes et Locke, c'est Francis Glisson (1596-1677), auteur d'un Tractatus de Natura substanciae energetica, seu vita naturae, etc., Londres, 1672. Médecin, anatomiste de grande valeur (on lui doit la découverte de la capsule de Glisson), c'est, en philosophie, un disciple de Suarez; sous la forme la plus horriblement scolastique, au milieu d'arguties sans nombre, il expose une métaphysique étrange, mélange d'idéalisme et de naturalisme, qui d'un côté rappelle les Italiens du XVIe siècle et de l'autre fait pressentir Leibniz. Rien de moins anglais que ce traité, ou du moins il est clair à qui le lit que la philosophie est encore alors en Angleterre dans une phase bizarrement indécise entre l'autorité et la liberté, la tradition et l'expérience.

Locke.
John Locke (1632-1704) est un disciple de Descartes, mais un disciple qui n'a guère pris de lui que la distinction radicale de l'objet étendu et du sujet pensant, au demeurant, le plus indépendant des disciples. L'idéalisme des Méditations forme, il est vrai, un singulier contraste avec le « sensualisme » de l'Essai sur l'entendement. Toutefois, qu'est-ce que cette méthode qui consiste à tout expliquer de l'âme par la sensation, si ce n'est celle-là même qui, dans les Principes de la philosophie, s'efforçait de tout expliquer du monde par l'étendue et le mouvement? Locke est  cartésien, mais bien plus selon la méthode que selon la doctrine. Et encore! On pourrait aussi bien dire que c'est de Bacon pluôt que de Descartes que Locke procède pour la méthode. 

Quoi qu'il en soit, il applique à l'étude de l'esprit l'observation et l'expérience, et professe un franc empirisme. Niant l'existence des idées innées, des principes a priori, il ne voit dans l'esprit, à l'origine, qu'une table rase sur laquelle rien n'est écrit que par la sensation ou la réflexion, l'expérience extérieure ou l'expérience interne. Sans être un métaphysicien de haut vol, Locke est sans contredit un des principaux philosophes des temps modernes, le père de l'idéologie et de la psychologie analytique. Sur la question de l'origine des idées, sur celle des rapports des idées avec les mots, il fut le grand initiateur. Le premier peut-être, il s'efforça de distinguer rigoureusement les vérités certaines et démontrables des choses qui peuvent être objet de foi et de celles qu'on ne saurait croire sans absurdité. L'existence de Dieu lui paraît certaine, nécessaire; la spiritualité de l'âme et la vie future seulement vraisemblables. En morale son principe est la recherche du bonheur; et sa politique est tout inspirée de ce principe à la fois élevé et utilitaire. II fut un des promoteurs, un des acteurs et le grand théoricien de la révolution de 1688. Son Essai sur le gouvernement, 1689, en est l'apologie et l'éclatante justification : là est contenue toute la philosophie de ce gouvernement représentatif qui a fait la grandeur de l'Angleterre, et par lequel elle a initié l'Europe à la liberté. 

Locke est encore de son temps, à la vérité, autoritaire jusque dans sa théorie des libertés publiques. On ne le voit pas sans surprise, dans un petit Projet de constitution pour la Caroline, déclarer que la croyance en Dieu est politiquement exigible, et que sans elle on devrait être mis hors la loi, parce que rien ne répond plus que l'on sera un bon citoyen. Qu'on ne lui demande pas, après cela, de préconiser dans ses Essais sur la tolérance, qui lui font d'ailleurs tant d'honneur, un libéralisme sans réserve. Il ne demande la tolérance que pour ceux de qui on peut l'attendre; il est d'avis par exemple qu'on doit la refuser absolument aux « papistes », qui n'en admettent pas le principe et la demandent pour eux sans l'accorder aux autres. 

Si l'on songe avec cela que Locke était médecin, économiste, toujours soucieux de l'intérêt public, et que dans ses Pensées sur l'éducation, écrites pour un gentilhomme, il a jeté à pleines mains des idées universellement applicables, dont beaucoup ont fait fortune dans son pays, on avouera qu'en lui l'esprit anglais a trouvé son incarnation la plus parfaite et par lui son expression excellente. A la modération près, et à la finesse, que ses compatriotes n'ont pas toujours au même litre, à la puissance près, qu'ils ont souvent plus remarquable et qui lui manqua avec la santé, on peut dire qu'il réfléta dans ses ouvrages toutes les meilleures tendances de la philosophie anglaise. 

Newton.
Isaac Newton (1643-1727), comme philosophe, n'a pas une originalité de premier ordre. On exagère, en général, le caractère théologique de la philosophie de Newton, il a fort bien séparé la physique de la métaphysique. S'il donne des preuves médiocres de l'existence de Dieu, il recommande expressément de rechercher toujours l'explication mathématique et mécanique des phénomènes, de les réduire à des mouvements dont on cherchera les causes naturelles, causes qui, une fois trouvées, rendront compte de bien d'autres phénomènes. Point de « formes substantielles », ni de qualités occultes; il ne veut pas même d'hypothèses. La méthode qu'il préconise est d'un esprit supérieur, qui a compris également Bacon et Descartes, contemporain et ami de Locke. II faut aussi rattacher plus ou moins directement à Locke, sans parler du mouvement philosophique français (qu'il inspira en grande partie, rendant à la philosophie française par Voltaire, Condillac et Rousseau, autant au moins qu'il avait reçu d'elle par Descartes), toute la philosophie anglaise du XVIIIe siècle. 

Clarke.
Samuel Clarke (1675-1729), théologien anglican, fut amené à la philosophie par la théologie. Il combattit les conclusions matérialistes de l'école de Locke, attaqua l'athéisme de Hobbes et le panthéisme de Spinoza. Il est surtout connu par sa théorie de l'espace et du temps, dont il fait des attributs de Dieu. Le temps et l'espace ne sont pas des substances; ce sont des propriétés qui ne sauraient exister sans un sujet. Il existe donc un être réel, sans limites comme l'espace, infini en durée comme le temps, dont l'espace et le temps ne sont que les attributs. Dieu est le substratum de l'espace. et du temps.

Le XVIIIe siècle.
Directement, on rattacherait à Locke : Cumberland, Butler, Shaftesbury, Hutcheson, Howe, Ferguson, Adam Smith, Paley, comme moralistes soucieux surtout de la pratique, et Peter Brown, Toland, Collins, Tindal, Hartley, Priestley, Price, comme psychologues et théoriciens rationalistes; moins directement, Berkeley et Hume d'une part, de l'autre l'Ecole écossaise, relèvent de lui sans aucun doute.

Shaftesbury.
Anthony  Cooper, 3e comte de Shaftesbury (1671-1743) a réuni lui-même ses oeuvres, sous ce titre Characteristics of men, manners, opinions and times (1711). Toland publia en 1721 ses Lettres à lord Molesworth. Shaftesbury développe dans ses écrits une philosophie du sens commun; il professe l'optimisme, place le fondement de la morale dans une intuition du bien et du mal, oppose le déisme à l'athéisme.

Berkeley.
Berkeley, 1685-1753 (Theory of vision, 1709, Treatise on the principles of human Knowledge, 1710, etc.), professe que les esprits seuls existent, avec leurs idées et leurs volitions : il inaugure ainsi un idéalisme ou phénoménisme fort différent de tout ce que Locke avait pu concevoir, tel cependant qu'il n'était possible qu'après Locke : idéalisme bien anglais, tout psychologique et tout positif, fort distinct, comme tel, de celui d'un Malebranche. Locke déjà (après d'autres, notamment après saint Augustin) avait regardé la réalité d'un monde physique existant en soi comme n'étant ni certaine a priori, ni susceptible de preuves rigoureuses. Berkeley la nie absolument. Au contraire, l'existence de notre pensée nous est immédiatement évidente. Ce qui ne pense pas n'existe que dans la perception d'un sujet pensant, n'a d'autre esse que le percipi. Seulement nos représentations s'offrent dans un ordre établi par Dieu, qui nous les donne; cet ordre est ce que nous appelons les lois de la nature. 

Collier.
Arthur Collier, 1680-1732 (Clavis universalis or a new inquiry after truth, being a demonstration of the non-existence or impossibility of an external World, 1713), arrive de son côté à la même conclusion, mais par une autre voie et sous l'influence de Malebranche. John Norris (Theory of the ideal or intelligible world, 1701) avait déjà combattu ce qu'il trouvait trop terre à terre dans Locke, et indiqué un développement possible de sa doctrine dans le sens de l'immatérialisme. 

Hume.
Avec David Hume (1711-1776)  (Treatise on human nature, 1739; Enquiry concerning human understanding, 1748), l'idéalisme anglais, ramené d'abord à l'empirisme de Locke, aboutit à un scepticisme analogue en partie à celui qui règne alors en France, mais beaucoup plus profond. Considérant comme fondamentale la notion de cause, Hume se demande quelle en est l'origine. Pour lui, cette origine est uniquement dans l'habitude ou association des idées, qui nous fait, en présence d'un certain événement, en attendre un certain autre que nous avons souvent trouvé lié au premier. L'idée de causalité n'est donc légitimement applicable qu'autant que nous concluons des faits donnés à d'autres faits selon les analogies de l'expérience antérieure. Nous ne pouvons rien savoir de l'enchaînement objectif des causes et des effets en-dehors de nous; et nous pouvons encore moins, à l'aide du principe de causalité, nous élever au-dessus du champ total de l'expérience, prouver l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme. Berkeley avait établi que rien ne prouve qu'il y ait des corps: rien ne prouve non plus, dit Hume, qu'il y ait des esprits. 

Burke.
Edmond Burke (1730-1797), l'orateur anglais ennemi de la Révolution française, est l'auteur de recherches sur le beau et le sublime, dont les observations de détail très justes et pleines de sagacité, se placent au point de vue de la philosophie sensualiste, parfaitement conforme à l'esprit général de la philosophie anglaise. Il a été effacé ou dépassé par les théories autrement profondes de Kant et de l'école allemande, et par les remarques judicieuses de l'école écossaise.

L'école écossaise.
Les conséquences métaphysiques et pratiques de la théorie de Hume provoquèrent une vive réaction de la part de l'Ecole écossaise, ayant à sa tête Thomas Reid. Les philosophes de cette école font surtout appel au sens commun, ce qui paraît une attitude modeste vis-à-vis de la subtilité et de la puissance dialectique de Hume, mais leur sincère amour de la vérité les guida dans les analyses d'une grande finesse et d'une valeur durable; la psychologie de l'observation et la morale fondée sur l'expérience leur doivent des recherches importantes. 

Citons surtout après Thomas Reid, 1710-1796 (Inquiry into the human mind, 1763; on the active powers of man, 1788); James Beattie, 1735-1803 (Essay on the nature and immutability of truth in opposition to sophistry and scepticism, 1770); James Oswald (Appeal to common sense in behalf of religion, 1766-1772); Dugald Stewart 1753-1828 (Elements of the philosophy of human mind, 1792-1827; Outlines of the moral philosophy, 1793); Thomas Brown, 1778-1820 (Lectures on the philosophy of human mind, 1820); James Mackintosh, 1764-1832 (Dissertation on the progress of ethical philosophy, chiefly during the 17 and 18 centuries, 1830).

La philosophie anglaise au XIXe siècle.
Au XIXe siècle, la philosophie est en Angleterre plus vivante que jamais si l'on considère le nombre et la diversité des écrits, aussi florissante que jamais à ne regarder que la puissance des esprits et la qualité des ouvrages. Il est vrai aussi que l'Angleterre, n'a jamais eu plus de rayonnement au dehors. La philosophie anglaise a-t-elle changé de caractère? Non. Elle est restée au XIXe siècle ce qu'elle a toujours été : positive et pratique, amie de l'expérience et des faits, dominée par le sentiment du relatif. Seulement, l'influence de la critique allemande, celle d'Auguste Comte, puis l'immense développement des sciences, des arts utiles, des communications, ont assoupli, élargi, stimulé diversement les esprits, de sorte que, si l'on a peut-être pensé avec plus de subtilité à telle autre époque en Angleterre, on n'a jamais pensé plus, ni avec plus de vigueur et d'ampleur. 

Bentham.
Jeremy Bentham (1748-1832) n'est pas un métaphysicien, mais un moraliste et un publiciste. Il a fait école, surtout parmi les jurisconsultes, et exercé une grande influence. Dans ce cercle, Bentham est un représentant de la philosophie anglaise, dont il continue l'esprit et la tradition dans toute sa pureté. Son système est celui de l'intérêt en morale et de l'utilité en législation et en politique. On ne pouvait, depuis Hobbes, formuler plus nettement le principe. Mais Bentham prétend en tirer d'autres conséquences; il est libéral et grand partisan de la tolérance et des réformes sociales qu'appelle l'esprit moderne. Un grand nombre de ses vues et des réformes qu'il indique ont une incontestable valeur, et ont passé dans la législation anglaise.

Sa doctrine c'est le sensualisme en morale et en politique avec toutes ses conséquences; c'est l'intérêt substitué à l'équité ou à la justice, bases de systèmes différents que Bentham qualifie dédaigneusement d'ascétiques. Le calcul de l'intérêt, voilà la vraie morale, la règle unique des actions humaines; en fait et en droit, aucune action n'est désintéressée. Cet intérêt se calcule comme tout intérêt; le grand point est de bien calculer. La morale, à ce titre, est une science. Bentham établit une sorte d'arithmétique du bonheur, pour laquelle il crée même des mots, comme le maximum du bonheur, la maximisation des jouissances. Dans la science sociale, son principe unique est l'utile; il a fondé ce qu'on a appelé l'utilitarisme. Sur ce principe repose tout son système de législation civile et pénale et toute sa politique. 

Bentham est le chef de toute une école, l'école utilitaire (ou utilitariste), opposée à celle du droit naturel fondé sur l'équité ou la justice. Ses écrits ont eu beaucoup de retentissement et exercé une grande influence; il a eu sa part dans les réformes du siècle. Il fut l'âme du groupe d'écrivains et de polémistes qui préparèrent la réforme politique, fondèrent la Westminster Review et l'université de Londres. A lui se rattachent les économistes, Malthus, Ricardo. etc., et, par un côté, les deux Mill.

J. Mill.
En philosophie pure, l'Analysis of human mind de James Mill, 1829, tout en continuant la série des travaux de l'Ecole écossaise, inaugura la psychologie dite associationniste, exclusivement fondée sur le phénomène de l'association des idées, dont Locke déjà, Hartley et Hume surtout avaient senti l'importance. Cet ouvrage fut suivi presque aussitôt de ceux d'Abercromby, de John Young, de Douglas, qui n'en eurent pas d'ailleurs le hardi parti pris et n'exercèrent pas une influence comparable. 

Hamilton.
Pendant que la psychologie anglaise cherchait encore sa voie, William Hamilton (1788-1856) renoua la tradition de Berkeley et de Hume et en même temps familiarisa l'Angleterre avec le point de vue kantien. Ses Discussions on philosophy etc., on Truth and error, ses Lectures on the Logic, contiennent une philosophie générale souvent profonde, que ses disciples Mansel, Weitch, Mac Cosh, ont développée et qui a gardé le nom de « philosophie du conditionnel ». 

L'influence de ce « relativisme » systématique s'est fait sentir indirectement sur toute la spéculation ultérieure, mais surtout sur ses contemporains qui ont recueilli l'héritage de l'idéalisme anglais du XVIIIe siècle et de la philosophie rationnelle : Collyns Simon, Ferrier, Fraser, l'éditeur de Berkeley.

John Stuart Mill et l'école expérimentale anglaise.
Mais à côté de ce courant métaphysique et critique se forma, surtout par l'initiative de John Stuart Mill (le fils de James Mill), ce qu'on peut, semble-t-il, regarder comme le courant principal de la philosophie anglaise au XIXe siècle. C'est ce qu'on a appelé, d'une expression impropre, le positivisme anglais. Sans nier qu'il pût devoir quelque chose à Auguste Comte, Stuart Mill, s'est défendu à bon droit d'être son disciple. D'abord, en fait, les positivistes anglais, dont le nombre a été considérable du jour où Harriet Martineau (1802-1876) eut traduit en anglais le Cours de philosophie positive, forment un groupe entièrement distinct de l'école de Mill : leur représentant le plus connu est Congreve; ils semblent se rattacher à la seconde philosophie de Comte beaucoup plus qu'à la première. 

Mais il y a d'ailleurs des différences radicales entre le positivisme français et l'Ecole expérimentale anglaise. La principale est que les positivistes français refusent de reconnaître dans la psychologie une science à part, ayant son objet propre et ses modes d'investigation, et ne veulent voir en elle qu'une branche de la biologie, la physiologie cérébrale, tandis que Mill et ses disciples, initiés dès l'abord, formés notamment par Mill le père aux études que désignent si bien les noms si anglais de « philosophy of mind », « Analysis of mind », sont essentiellement une école de logiciens et de psychologues. 

Loin de regarder comme contraire à l'esprit scientifique la tentative de constituer sur ses bases propres la science de l'esprit, ils ont compris d'emblée, grâce à leur éducation critique et philosophique, que les phénomènes de l'esprit, les faits de conscience, quels qu'en puissent être d'ailleurs les rapports avec le reste de la nature, sont en un sens un monde à part, la première réalité qui nous soit donnée, l'objet le plus certain de l'observation et de l'expérience. 

William Whewell, l'auteur d'une excellente Histoire des sciences inductives (1837) qui eut tant d'influence sur Stuart Mill, est un kantien; l'archevêque Whately (1787-1863), avec lequel il eut à compter, est un logicien classique fortement nourri d'Aristote. Mill lui-même avait reçu de son père une forte culture philosophique, avait été rompu dès l'enfance à la dialectique la plus serrée. Cette éducation, ce milieu, joints à la nature de son esprit et aux traditions culturelles anglaises, rendent compte de sa doctrine bien mieux que l'influence de Comte, problématique, ou du moins très bornée. Il est déjà tout entier dans son System of Logic (1843), où il faut surtout remarquer les chapitres consacrés à la logique des sciences morales. Cependant son Examen de la philosophie de sir William Hamilton contient peut-être les pages les plus fortes qu'il ait écrites. 

Sur l'économie politique, sur les questions de droit public et de morale sociale, sur la religion, sur tout ce qui passionne son pays en général et notre temps en particulier, Surart Mill a pensé avec une vigueur et une personnalité, écrit avec une sincérité d'accent qui en font sans contredit un des plus grands esprits, comme un des caractères les plus respectés de son siècle. 

Samuel Bailey, Alexandre Bain, les philosophes qui ont fondé en 1876 et qui alimentèrent de leurs travaux la revue The Mind, se rattachent plus ou moins à Stuart Mill. Bain parmi eux mérite une attention particulière pour la variété et l'ampleur de ses écrits, qui portent sur la pédagogie et l'histoire aussi bien que sur la logique et la psychologie. Il a porté au plus haut point la conscience minutieuse dons la description et l'analyse des faits psychiques (The Senses and the intellect, 1855; The Emotions and the will, 1859). 

Herbert Spencer.
Il faut enfin donner une place à part à Herbert Spencer (1820-1903), un des esprits les plus compréhensifs qui furent jamais, auteur de la plus vaste synthèse philosophique du XIXe siècle : métaphysicien, physiologiste, psychologue, moraliste, non moins remarquable par sa puissance d'organisation systématique que par l'immensité et la variété de ses informations. 

Dans ses Premiers principes, il procède à la fois de Kant et de William Hamilton; son effort sincère pour séparer exactement le domaine du connaissable de celui de l'inconnaissable ne l'empêche pas, toutefois, d'user largement de l'hypothèse et d'étendre le champ du connaissable singulièrement au delà du connu. On s'en aperçoit dans ses Principes de biologie. Ses Principes de psychologie portent l'associationnisme au plus haut degré de rigueur et de hardiesse qu'il ait atteint. Tous ses autres ouvrages ne sont que l'application desdits principes à la politique, à la morale, à l'éducation.

Une des parties les plus neuves de son oeuvre est sa tentative pour constituer la sociologie à l'état de science. L'idée maîtresse de la doctrine entière est l'idée de l'évolution, non pas empruntée à Darwin (car  Spencer y est arrivé de son côté et l'a conçue d'une manière qui lui est propre), mais commune à lui, qui a cru pouvoir en tirer toute une rénovation philosophique, et à Darwin, qui en a régénéré entièrement les sciences naturelles. Ce n'est que justice de ne pas terminer sans faire une place au nom de cet incomparable naturaliste dans une revue générale de l'histoire de la philosophie anglaise. 

Tels savants, ses disciples, à la tête desquels est Huxley (auteur d'un excellent travail sur Descartes, et d'une étude profonde sur Hume), auraient droit aussi à une mention à la fin de cette rapide esquisse, pour avoir réalisé avec éclat le rêve du XIXe siècle, qui fut dès l'origine celui de l'esprit anglais, l'union de la science la plus authentique et la plus pratique, avec la philosophie la plus libre et la plus large. (Henri Marion /  B-D.).



Manuel Halais, Individualité et valeur dans la philosophie morale anglaise, PUF, 2006.
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