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Les Ornithorhynques
Les Monotrèmes Les Ornithorhynques Les Echidnés
Les Ornithorhynques (on trouve aussi l'orthographe Ornithorynques) sont des mammifères monotrèmes de la familles de ornithorhynchidés, comprenant à l'heure actuelle une seule espèce, qui habite l'Australie (Ornithorhynchus anatinus), on a également découvert une espèce fossile (Ornithorhynchus maximus). Les ornithorhynchidés n'ont pas de piquants; leur queue est large et déprimée; leurs pieds de devant sont palmés jusqu'à l'extrémité des ongles.

L'Ornithorhynchus anatinus a le corps aplati, assez semblable à celui des castors et des loutres; les jambes très courtes, terminées par cinq doigts réunis dans une membrane palmaire; les pattes de devant très fortes, très musculeuses, propres à nager et à fouir, la membrane qui réunit les doigts, et qui dépasse les ongles, étant très flexible, très extensible et pouvant se replier en arrière quand l'animal creuse; les pattes postérieures recourbées en arrière et en dehors comme celles des phoques, à palmure plus étroite que celle des pieds de devant et ne dépassant pas la racine des ongles, qui sont longs et aigus. Chez les individus vieux, la face inférieure des pieds est nue ou parsemée de quelques poils grossiers; chez les jeunes, elle est velue.

La tête des Ornithorhynques a une conformation particulière. Elle est petite, aplatie, terminée par un large bec de canard, à l'extrémité duquel s'ouvrent les narines. La membrane cornée qui recouvre les deux maxillaires se prolonge en arrière en formant une sorte de bouclier, qui entoure la base du bec. Chaque mâchoire porte quatre dents cornées; à la mâchoire supérieure : la première, en avant, est longue, mince, aiguë; la dernière est large et plate en forme de molaire. Les yeux sont petits et situés à la partie supérieure de la tête. Près de leur angle, externe s'ouvre le conduit auditif, muni d'une opercule. La langue est charnue, recouverte de verrucosités cornées et porte à sa partie postérieure un renflement qui ferme complètement l'arrière-bouche.

Ce bec est ainsi un véritable filtre comme celui des canards. Il permet à l'animal de tamiser l'eau, de séparer les parcelles alimentaires, de les mettre dans des abajoues qui s'étendent sur les deux côtés de la tête et dans lesquelles il dépose ce qu'il trouve en plongeant.

Le mâle a de plus que la femelle un appareil particulier qui se compose d'une glande, d'un canal excréteur et d'un ergot.

La glande est située sous le peaucier, à la face externe du fémur; elle est grande, triangulaire, convexe en dessus, concave en dessous, lisse, composée  de plusieurs lobes, et revêtue d'une membrane mince, mais ferme; elle offre une couleur brune. Il en naît un petit canal à parois épaisses, d'abord assez large, qui descend derrière la cuisse et la jambe, en se rétrécissant, pour se terminer dans un petit sac situé dans l'excavation du pied. Cette poche, de 4 à 5 millimètres de diamètre, est un réservoir dans lequel s'accumule le produit sécrété. De sa partie moyenne part un autre canal très petit et membraneux, qui communique avec l'organe d'inoculation.

Celui-ci n'est autre chose que l'éperon ou ergot de l'animal. Cet ergot, attaché au tarse, est gros, conique, pointu et canaliculé. Il se compose d'une lame de substance cornée, et d'un os de même forme, placé dans cette dernière (Van der Hoeven). Son orifice paraît vers le sommet, sur la face convexe. Il est petit et ovale (Blainville, Meckel). Le produit sécrété par la glande, d'après Van der Hoeven, n'exerce aucune action funeste sur les humains. Suivant J. Verreaux, l'ergot de l'Ornithorhynque aurait simplement pour usage de faciliter l'accouplement.

Ornithorhynque.
Un Ornithorhynque.

Quelques naturalistes ont cru à l'existence de plusieurs espèces d'ornithorhynques, mais ces prétendues espèces n'ont pu résister à un examen minutieux, et l'on s'accorde aujourd'hui, comme on l'a dit  à n'en reconnaître qu'une seule : (Ornithorhynchus anatinus, que Shaw appelait Platypus anatinus et Blumenbach Ornthorhynchus paradoxus.

Ornithorhynchus anatinus

L'Ornithorhynque à bec de canard, le plus extraordinaire de tous les Mammifères vivants, a longtemps occupé et profanes et naturalistes. Son port, ses moeurs paraissaient si singulières, que G. Bennett fit tout exprès le voyage d'Australie pour l'observer. Jusque-là, ce que l'on en disait manquait de précision. Ses moeurs, surtout, étaient à peine connues. On savait que l'ornithorhynque vivait dans l'eau, que les Aborigènes le chassaient avec ardeur, le mangeaient avec plaisir. 

« Les Australiens, dit un des premiers observateurs, sont assis aux bords des rivières, armés de petits javelots, et attendent jusqu'à ce qu'un de ces animaux se montre. Puis ils lui lancent leurs traits et le tuent ainsi. Souvent un indigène restera une heure entière à l'affût avant de lancer son javelot : jamais il ne manque son but. »
A ces quelques données, s'ajoutaient des fables, nées pour la plupart des récits des populations locales. On disait que l'ornithorhynque pondait des oeufs et les couvait à la façon des oies; on parlait des propriétés venimeuses de son éperon, mais sans pouvoir citer d'exemple. Aussi le naturaliste anglais voulut-il voir les choses par lui-même. Il fit un premier voyage en 1832, un second en 1838, et publia le résultat de ses observations d'abord dans un journal anglais, puis, en 1860, il les exposa avec détail (G. Bennet, Gatherings of a naturalist, in australasia, London, 1860).  C'est là que l'on peut trouver les premiers renseignements assez complets sur les moeurs de l'ornithorhynque; aussi le prendrons-nous pour guide.
L'ornithorhynque porte différents noms en Australie. Les colons le nommaient taupe d'eau, par suite de sa faible ressemblance avec la taupe; les indigènes l'appellaient mallangong, tambreet, tohumbuck, muffflengong. Son nom variait probablement suivant les localités.

Caractères. 
L'ornithorhynque est plus petit que le fourmilier; il a de 50 à 55 cent. de long. sur lesquels 14 cm appartiennent à la queue. Le mâle est plus grand que la femelle. Il est recouvert de soies épaisses, grossières, d'un brun foncé, à reflets blanc d'argent. Au-dessous est un duvet très mou, gris, semblable au duvet du phoque et de la loutre de mer. Les poils de la gorge, de la poitrine et du ventre sont plus fins et soyeux; ils sont courts, mais mous et épais. Les soies sont dures, larges, en fer de lance, et inclinées relativement aux poils duveteux. Ce pelage convient parfaitement aux deux genres de vie de l'ornithorhynque. Les longs poils, même inclinés d'avant en arrière, le gêneraient lorsqu'il creuse le sol, l'empêcheraient notamment de marcher à reculons dans son terrier, tandis que comprimés comme ils le sont, minces à la racine, larges du bout, ils peuvent se courber en tous sens; et en même temps, comme ils sont très épais, ils empêchent l'eau de pénétrer. Les soies sont rousses ou d'un brun foncé au dos, au ventre, d'un roux rosé ou couleur de rouille aux flancs, au cou, à la partie postérieure du ventre. Une petite tache de même couleur existe au-dessous de l'angle interne de l'oeil, et les oreilles sont aussi faiblement bordées de roux de rouille. Le dos est tantôt plus clair, tantôt plus foncé, ce qui a fait croire à l'existence de plusieurs espèces. Les pattes sont d'un brun roux. La base du bec est d'un gris noir pâle en dessus et en dessous, avec des points plus clairs très nombreux; l'extrémité de la mandibule supérieure est couleur de chair ou roux pâle; celle de la mandibule inférieure est blanche ou tachetée. Il en est de même du bouclier qui entoure la base du bec.

Les jeunes animaux se distinguent par les beaux poils fins, argentés, de la face inférieure de la queue et des membres. Par le frottement, ces poils tombent, et on ne les retrouve plus chez les individus âgés.

Distribution géographique.
L'aire de dispersion de cet animal est restreinte. On ne le trouve que sur la côte orientale de l'Australie, dans les rivières et les eaux tranquilles de la Nouvelle-Galles du Sud et de l'intérieur des terres. Il est commun près de Nepean, Newcastle, Campbell et Macquarie, sur les bords de la rivière des Poissons et du Wollundilly. Il n'est pas rare dans les plaines de Bathurst-Goulborn, aux bords de l'Yas ou Morumbidgen; il paraît manquer dans le nord, le sud et l'ouest de l'Australie.

Bennett et les Ornithorhynques 

L'Ornithorhynque habite de préférence les bords des fleuves où l'eau est tranquille, où poussent de nombreuses plantes aquatiques; et qu'ombragent des arbres touffus. C'est là qu'il établit sa demeure. Le premier terrier que vit Bennett était sur une rive escarpée, au milieu des herbes, tout auprès du niveau de l'eau. Un couloir sinueux, de 6 mètres de long, aboutissait à un vaste donjon; tous deux étaient tapissés de plantes aquatiques desséchées. Ordinairement, chaque terrier a deux ouvertures, l'une au-dessus, l'autre au-dessous du niveau de l'eau; celle-ci peut même en être éloignée de près de 2 mètres. Les couloirs se dirigent obliquement en montant, de telle sorte que le donjon soit au-dessus du niveau des fortes crues. L'animal paraît se guider d'après cela, et suivant que l'eau est plus ou moins haute, il donne à ses couloirs une étendue de 6 à 12 et même 17 mètres. On voit pendant toutes les saisons les ornithorhynques dans les eaux de l'Australie; ils sont cependant plus abondants au printemps et en automne.

Leurs habitudes sont nocturnes, toutefois, ils quittent par instants leur retraite pendant le jour, pour chercher leur nourriture.

Quand l'eau est très claire, on peut les suivre de l'oeil, tantôt plongeant, tantôt reparaissant à la surface. Mais ils sont rares dans un pareil milieu; leur instinct semble leur dire qu'ils n'y seraient pas en sûreté. Quand on se tient bien tranquille, et dans un endroit convenable, on ne tarde pas à voir une petite tête apparaître et glisser rapidement à la surface de l'eau. L'essentiel pour observer l'ornithorhynque est donc de rester immobile; le plus léger mouvement n'échappe pas à son oeil perçant, le moindre bruit frappe son oreille, et une fois qu'il a été effrayé, il ne se montre plus. Lorsqu'on prend ces précautions, on peut le voir longtemps jouer devant soi. Rarement il reste plus d'une ou de deux minutes à la surface, il plonge pour reparaître à quelque distance. Comme Bennett l'a observé sur des ornithorhynques captifs, il se tient de préférence près du bord, sur la vase, et cherche sa nourriture entre les racines et les feuilles. Il nage à merveille, en remontant aussi bien qu'en descendant le courant. Dans le premier cas, il fait quelques efforts; dans le second, il se laisse aller à la dérive. Il se nourrit principalement de mollusques et de petits insectes aquatiques; il en remplit ses abajoues, puis, sa chasse finie, il les mange tranquillement.

« Par un beau soir d'été, raconte Bennett, je m'approchai d'une petite rivière; connaissant les habitudes nocturnes des ornithorhynques, j'espérais bien en voir un. Le fusil à l'épaule, je restai tranquille sur la rive. J'aperçus bientôt, assez près, un corps noir, et une tête qui s'élevait. un peu au-dessus de la surface de l'eau. Immobile, pour ne pas effrayer l'animal, je l'observai et cherchai à suivre ses mouvements. Il faut se tenir prêt à tirer au moment où l'ornithorhynque plonge, et lui envoyer la charge lorsqu'il reparaît à la surface. Il faut surtout l'atteindre à la tête, car le plomb ne pénètre pas facilement à travers ses poils épais. J'en ai vu, qui avaient le crâne fracassé, tandis que la peau était à peine entamée.
« Le premier jour, je rentrai bredouille, le lendemain, la rivière avait été gonflée par les pluies; je ne vis de toute la matinée qu'un seul ornithorhynque; mais il était trop sur ses gardes pour qu'on pût le tuer. Je fus plus heureux à mon retour, dans l'après-midi. J'en tirai un qui fut gravement atteint, il plongea aussitôt, reparut peu après, pour replonger encore, mais toujours pour quelques instants seulement, et en s'efforçant de gagner la rive; il ne se mouvait plus dans l'eau qu'avec difficulté, et cherchait à se réfugier dans son terrier. Il nageait plus à la surface que d'habitude; il essuya cependant deux coups de feu avant de rester sur l'eau. Quand le chien me l'apporta, je vis que c'était un beau mâle. Il n'était pas tout à fait mort, se mouvait encore un peu, mais on n'entendait d'autre son que celui que faisait l'air en passant à travers ses narines. Au bout de quelques minutes, il se releva et courut à la rivière en chancelant; ce ne fut que vingt-cinq minutes après qu'il tomba et mourut. J'avais souvent entendu parler du danger des blessures faites par son éperon; je le saisis tout d'abord près de cet organe. Dans les efforts qu'il faisait pour fuir, il me gratta un peu la main avec ses ongles et avec son éperon, mais je ne me sentis pas piqué. On dit que l'animal se couche sur le dos lorsqu'il veut faire usage de cette arme, c'est peu probable. Je le mis dans cette position, et loin, de chercher à se défendre, il ne chercha qu'à se remettre sur ses pattes. Je répétai mon expérience de toutes les façons, toujours inutilement, et je me suis convaincu que cet éperon devait avoir une destination tout autre que celle de servir d'arme défensive. Les indigènes l'appellent bien suffisant (nom par lequel ils désignent toute chose dangereuse ou vénéneuse), mais ils donnent cette même dénomination à ses griffes; d'ailleurs, ils ne craignent nullement de prendre un ornithorhynque mâle vivant. Lorsque l'ornithorhynque court sur le sol, on dirait une apparition surnaturelle, et l'on conçoit que son aspect singulier puisse effrayer. Les chats s'enfuient aussitôt devant lui, et même les chiens, qui n'ont pas été dressés à le chasser, restent immobiles, les oreilles dressées, aboient et n'osent le toucher.
« Le même soir où-je tirai le premier mâle, je tirai une femelle, au moment où elle sortait de l'eau pour la troisième fois. Je l'atteignis au bec, elle mourut presque aussitôt. Elle respira seulement encore quelquefois, et agita ses pattes de derrière convulsivement. On nous a assuré que, lorsqu'on ne tue pas un ornithorhynque sur le coup, il plonge et ne réparait plus. Mes observations ne confirment pas ces assertions. Ces animaux disparaissent, il est vrai, quand on les manque; blessés, ils plongent aussi, mais ne tardent pas à revenir à la surface pour respirer. Ils échappent souvent aux chiens en plongeant rapidement, et en se réfugiant dans les joncs et les roseaux. Il faut souvent deux ou trois décharges pour en tuer un, ou le blesser assez grièvement pour qu'on puisse le prendre. »
Bennett s'est surtout efforcé d'étudier le mode de reproduction de l'ornithorhynque. Il fit découvrir plusieurs terriers pour y trouver une femelle pleine ou allaitant ses petits: il put, en outre, observer plusieurs de ces animaux en captivité.

Les opinions des Aborigènes étaient partagées au sujet de la reproduction de l'ornithorhynque. Les uns disaient qu'il pond des oeufs, les autres qu'il met bas des petits vivants.

Avant d'être fixé sur ce point, Bennett se procura plusieurs femelles, et cela avec difficulté, les naturels n'étant nullement disposés à l'aider.

« Je fis, dit-il, découvrir un terrier, malgré l'avis d'un indigène paresseux, qui m'assurait que la femelle n'avait pas encore mis bas, et qui ne comprenait pas, qu'ayant des boeufs et des moutons en abondance, j'éprouvasse le besoin d'avoir un ornithorhynque. L'ouverture du terrier était très large, relativement au diamètre du couloir; celui-ci allait en se rétrécissant et n'avait plus finalement que le diamètre de l'animal. Nous le suivîmes pendant 3 mètres et demi. Tout à coup apparut la tête d'un ornithorhynque; il paraissait avoir été dérangé dans son sommeil et être venu voir ce qu'on voulait de lui. Il sembla convaincu que tout n'était pas pour son plus grand bonheur, et chercha à fuir; mais on le saisit par une patte de derrière et on s'en empara. La peur lui fit évacuer ses excréments, qui exhalaient une odeur des plus fétides. Il ne fit entendre aucun son, et ne chercha pas à se défendre; au plus, me griffa-t-il un peu la main, en cherchant à se sauver. C'était une femelle adulte. Ses petits yeux vifs étincelaient; il ouvrait et fermait alternativement ses oreilles; son coeur battait précipitamment. Il sembla bientôt s'habituer un peu à son sort, quoiqu'il cherchât encore à s'échapper. Je ne pouvais le prendre par son pelage, ce pelage étant trop lâche. Je le mis dans un tonneau rempli de vase, d'herbes et d'eau : il essaya d'en sortir; mais voyant que ses peines étaient inutiles, il se résigna, devint tranquille, se coucha et parut s'endormir. Toute la nuit il fut fort agité et grattait avec ses pattes de devant, comme pour se creuser un terrier. Le lendemain matin, je le vis profondément endormi, enroulé sur lui-même, la tête contre la poitrine. Lorsqu'on le réveilla, il grogna comme un jeune chien. Tout le jour, il resta tranquille; la nuit, il chercha encore à se sauver, et grogna continuellement. 
« Tous les Européens du voisinage, qui avaient si souvent vu cet animal mort, étaient enchantés de pouvoir enfin en observer un vivant; c'était, je crois, la première fois qu'un Européen en possédait un, et qu'il avait examiné un terrier.
« Lors de mon départ, je mis mon mallangong dans une petite caisse avec de l'herbe, et je l'emportai. Pour le distraire, je lui attachai une longue laisse à la patte et le mis au bord de l'eau. Il ne tarda pas à y entrer, à nager en remontant le courant, et recherchant les endroits où croissaient le plus de plantes aquatiques. Après avoir assez plongé, il revint sur la rive, se coucha dans l'herbe, se gratta et se peigna avec volupté. Il se servait, à cet effet, de ses pattes de derrière, et ployait son corps flexible. Cela dura une heure. Après cette toilette, il paraissait plus beau, plus brillant qu'auparavant. Je mis ma main à un endroit où il se grattait, et lorsqu'il y passa sa patte, je sentis qu'il le faisait avec douceur. Je voulus le gratter, mais il s'éloigna de quelques pas, et recommença sa toilette. Il finit par se laisser caresser.

« Quelques jours après, je lui fis prendre un second bain, mais cette fois dans une eau limpide, où je pouvais suivre ses mouvements. Il plongea rapidement jusqu'au fond de l'eau, y resta quelques instants, puis remonta. Il nageait le long du bord, se servant de son bec comme d'un organe de toucher très délicat. Il paraissait trouver de quoi se nourrir, car chaque fois qu'il retirait son bec, il y avait quelque aliment, et remuait ses mâchoires latéralement, comme lorsqu'il mange. Il ne toucha pas aux insectes qui s'agitaient autour de lui, soit qu'il ne les vît pas, soit qu'il préférât la nourriture qu'il trouvait dans la vase. Après son repas, il se coucha sur l'herbe qui recouvrait la rive, le corps à demi hors de l'eau; il y nettoya et peigna son pelage. Il ne retourna qu'avec déplaisir dans sa prison, et ne voulut plus s'y tenir tranquille. Toute la nuit, je l'entendis gratter dans sa caisse, que je trouvai vide le lendemain matin. Il était parvenu à détacher une planche, et s'était enfui. Toute observation ultérieure devenait impossible. »

Dans son second voyage, Bennett se procura une nouvelle femelle, et put mieux l'observer. Il constata que les mamelles étaient presque invisibles, bien que l'animal eut dans son utérus gauche deux embryons assez développés. Plus tard, il eut une autre femelle qui venait de mettre bas. Elle avait les glandes mammaires très-grosses, mais il ne put en extraire de lait. Il n'y avait pas de mamelon, et les poils n'y paraissaient pas plus usés que sur le reste du corps. Enfin, ce naturaliste infatigable trouva un terrier, avec trois petits, qui avaient environ 5 cm long : on ne vit rien qui eût pu faire croire qu'ils étaient nés d'oeufs, et il n'y avait pas à douter que l'ornithorhynque ne mit au monde des petits vivants. Bennett ne croyait pas non plus que des indigènes aient jamais vu une femelle allaiter ses petits.

Dès qu'on se met à creuser le terrier, l'animal troublé quitte son nid pour venir reconnaître son ennemi.

« Lorsque nous trouvâmes les petits dans le terrier, dit encore Bennett, et que nous les mîmes sur le sol, ils coururent çà et là, mais sans faire trop de tentatives pour reconquérir leur liberté. Les indigènes, auxquels, à cette vue, l'eau venait à la bouche, disaient qu'ils étaient âgés de huit mois et ajoutaient que la femelle nourrit ses petits, d'abord de lait, puis d'insectes, de petits mollusques et-de vase.
« Les petits prenaient pour dormir les postures les plus variées. L'un s'enroulait comme un chien, en recouvrant son museau de sa queue; un autre se couchait sur le dos, les pattes écartées; un autre se roulait en boule, comme un Hérisson. Fatigués de garder une position, ils en prenaient une autre. Ils se roulaient en boule de préférence, les pattes de devant sur le bec, la tête penchée vers la queue, les pattes de derrière croisées au-dessus du bec, et la queue relevée. Quoique couverts d'un pelage épais, ils recherchaient cependant la chaleur. Je pouvais les toucher partout, sauf sur le bec, ce qui prouve combien cet organe est sensible.
« Je les laissais librement courir dans ma chambre sans nul inconvénient. Un vieil ornithorynque grattait sans relâche à la muraille, aussi dus-je l'enfermer. Il restait tranquille tout le jour, mais la nuit, il cherchait à s'échapper. Lorsque je réveillais mes animaux, ils se mettaient à murmurer.
« Ma petite famille d'ornithorhynques vécut quelque temps, et je pus observer ses moeurs. Souvent ils paraissaient rêver qu'ils nageaient et leurs pattes en faisaient les mouvements. Si je les mettais par terre de jour, ils cherchaient une place obscure pour s'y coucher et s'endormir; ils préféraient cependant l'endroit où ils se tenaient d'ordinaire. D'autres fois, ils quittaient par caprice leur ancienne couche, et allaient se loger dans un autre endroit obscur. Lorsqu'ils étaient profondément endormis, on pouvait les toucher sans les réveiller.
« Le soir, . mes deux petits favoris se montraient, mangeaient leur pâtée, et se mettaient à jouer comme de jeunes chiens, ils s'attaquaient avec leur bec, levaient leurs pattes de devant, grimpaient l'un sur l'autre, etc. Si l'un venait à tomber, loin de se relever et de continuer le combat, il restait tranquillement couché, se grattait, et son compagnon attendait patiemment qu'il reprit ses jeux. Ils étaient très vifs; leurs petits yeux étincelaient; leurs oreilles s'ouvraient et se fermaient rapidement, mais ils n'aimaient pas qu'on les prit dans la main.
« Leurs yeux étant placés très haut, ils ne pouvaient pas bien voir devant eux, venaient se butter à tous les objets qu'ils rencontraient, et les renversaient. Ils dressaient souvent la tête pour voir ce qui se passait autour d'eux. Parfois ils se mettaient à jouer avec moi; je les caressais, les grattais, et ils paraissaient se complaire à ces caresses. Ils mordaient mes doigts, et se comportaient comme de jeunes chiens. Lorsque leur pelage était mouillé, ils le peignaient, le nettoyaient, comme les canards leurs plumes. Ils étaient alors plus beaux et plus brillants. Si je les mettais dans un vase profond, plein d'eau, ils cherchaient bien vite à en sortir; si l'eau était basse, s'ils y rencontraient quelques herbes, ils s'y trouvaient très à l'aise. Ils recommençaient leurs jeux dans l'eau; puis, la fatigue arrivant, ils se couchaient sur l'herbe et se peignaient. Une fois propres, ils couraient un peu dans la chambre, et gagnaient enfin leur couche. Rarement ils restaient plus de dix à quinze minutes dans l'eau. Pendant la nuit, on les entendait murmurer : on aurait dit qu'ils se battaient ou jouaient ensemble; au matin, on les trouvait tranquillement endormis.
« J'étais tenté, au commencement, de les regarder comme des animaux nocturnes; mais je ne tardai pas à m'apercevoir qu'il n'y avait là rien de régulier; ils se reposaient le jour comme la nuit, et à des heures très diverses. Au coucher du soleil, ils paraissaient plus vifs et plus en train. Je dis donc qu'ils sont aussi bien diurnes que nocturnes, et qu'ils préfèrent les heures fraîches du soir à la chaleur et à la lumière éclatante du plein midi. Il en était de même pour les jeunes et les vieux animaux. Ils dormaient le jour et veillaient la nuit, ou inversement. Souvent l'un dormait pendant que l'autre courait. Le mâle quittait parfois son nid le premier, la femelle continuait à dormir. Quand celui-ci avait assez couru, qu'il s'était bien rassasié, il revenait se coucher, c'était alors à la femelle de sortir; d'autres fois, ils se montraient en même temps. Un soir, tandis qu'ils couraient tous deux, la femelle poussa un petit cri comme pour appeler son compagnon, qui était caché dans quelque coin; un cri pareil lui répondit, et la femelle courut aussitôt à l'endroit d'où partait cette réponse.

« Il était très amusant de voir ces animaux s'étendre et bâiller : ils étendaient leurs pattes en avant, écartaient leurs doigts, et cela avec une expression très comique. On est si peu habitué à voir bâiller un canard! Je me demandai souvent comment ils pouvaient grimper sur une bibliothèque. Je les vis enfin appuyer le dos contre le mur, les pattes contre le meuble et grimper ainsi rapidement, grâce à leurs vigoureux muscles dorsaux et à leurs ongles pointus.

« Je les nourrissais de pain trempé dans l'eau; d'oeufs durs, de viande finement hachée. Ils ne paraissaient pas préférer le lait à l'eau.

« Peu après mon arrivée à Sydney, je les vis maigrir; leur pelage perdit son brillant. Ils mangeaient moins, mais couraient encore gaiement dans la chambre; lorsqu'ils étaient mouillés, leurs poils ne se séchaient plus aussi rapidement. Tout témoignait de leur mauvaise santé, et leur aspect ne pouvait que produire un sentiment de pitié. Le 29 janvier mourut la femelle, et le 2 février le mâle. Je les avais eus pendant environ cinq semaines. »


Des autres observations de Bennett, il résulte que l'ornithorhynque ne peut vivre longtemps dans l'eau. Lorsqu'on en retient un seulement quinze ou vingt minutes dans une eau profonde, sans qu'il puisse prendre pied, on l'en retire tout épuisé, à demi mort. Les gens qui mettaient un
ornithorhynque vivant dans un tonneau à demi plein d'eau étaient étonnés de le trouver mort; ils n'étaient pas moins stupéfaits, lorsqu'ils avaient rempli le tonneau jusqu'au bord, devoir que l'animal s'était échappé; cela semblait leur faire croire que l'ornithorhynque n'est pas aquatique, comme on le suppose.

Les tentatives infructueuses de Bennett pour rapporter un ornithorhynque vivant en Europe n'effrayèrent pas cependant ce naturaliste distingué. Il fit faire une cage tout exprès, et repartit pour l'Australie. Cette fois encore son entreprise ne fut pas couronnée de succès; mais il put compléter ses observations. Il vit que, chez le mâle, les organes génitaux se tuméfient à l'époque du rut, et atteignent les dimensions d'un oeuf de pigeon, fait qui semble rapprocher l'ornithorhynque des oiseaux.

Bennett se procura de nouveaux ornithorhynques. 

« J'en reçus deux, dit-il, le 28 décembre 1858; ils étaient si craintifs qu'ils ne sortaient que le bout de leur bec hors de l'eau pour pouvoir un peu respirer ; puis ils plongeaient aussitôt, et paraissaient parfaitement savoir qu'on les observait. Le temps le plus long qu'ils restèrent sous l'eau, sans respirer, fut de 7 minutes et 15 secondes. On les guetta de loin; l'un d'eux sortit du tonneau et voulut s'échapper. Tant que j'étais près de leur tonneau, ils ne cherchèrent jamais à s'enfuir, et n'apparurent que rarement à la surface. Peu à peu ils s'apprivoisèrent, se montrèrent davantage au-dessus de l'eau, se laissèrent même toucher. .La femelle mangeait en nageant sur l'eau. Elle était plus apprivoisée que le mâle, qui se tenait de préférence au fond.

« Du 29 au 31 décembre, mes ornithorhynques restèrent en parfaite santé. Le matin et le soir, je les mettais une ou deux heures dans l'eau, je leur donnais de la viande finement hachée, pour les habituer à une nourriture qui me permît de les amener en Europe. Leurs moeurs s'accordaient parfaitement avec toutes mes observations antérieures. Lorsque quelques poussières tombaient sur leurs narines, ils les agitaient comme pour les éloigner; n'y réussissaient-ils pas, ils se lavaient le bec. Lorsque je dérangeais le mâle pendant la nuit, il grognait et poussait ensuite le même sifflement tremblotant, qui lui servait à appeler sa compagne.

« Le 2 janvier, mourut la femelle; le mâle vécut jusqu'au 4. Je l'avais mis dans une cage avec un réservoir d'eau; il semblait s'y trouver très bien. Mais le 5 janvier, au matin, je le trouvai mort au fond de l'eau; sa faiblesse ne lui avait probablement pas permis de regagner sa demeure. La personne qui m'apporta ces ornithorhynques m'assura en avoir nourri deux pendant quinze jours avec des mollusques fluviatiles qu'il leur jetait en morceaux, et que ces deux individus n'étaient morts que par accident. J'ai vu moi-même un jeune ornithorhynque; que l'on conserva trois semaines, en le nourrissant de vers.

« Peu avant leur mort, mes deux animaux négligèrent de se nettoyer, de s'essuyer, et le froid qu'ils ressentirent ainsi peut bien avoir hâté leur fin. Ils n'étaient pas tellement amaigris, le mâle surtout, qu'on doive attribuer leur mort à la faiblesse. Dans leurs intestins et leurs abajoues je ne trouvai ni sable ni nourriture ; je n'y vis rien que de l'eau sale. »

(A.E. Brehm).
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Dictionnaire Les mots du vivant
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