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L'ochlocratie
(du grec okhlos = populace, et cratos = pouvoir), ou pouvoir
de la foule, est le gouvernement du bas peuple. C'est une corruption du
gouvernement démocratique : une vile
multitude substitue ses caprices et ses fureurs au règne des lois,
et ce n'est plus la partie la mieux formée et préparée
de la population qui exerce le pouvoir.
On attribue à Polybe
l'invention de ce mot. Les bons gouvernements sont, selon lui, la royauté,
l'aristocratie et la démocratie;
les mauvais, la monarchie, l'oligarchie
et l'ochlocratie (liv. VI). Barthélélemy Saint-Hilaire ne
trouve pas cette définition très
juste. Elle ne l'est pas en ce qui concerne la royauté : ce n'est,
en effet, qu'une des formes de la monarchie; mais la dénomination
d'ochlocratie est parfaitement juste, bien plus juste que le mot démagogie,
qui n'indique qu'un moyen du gouvernement populaire, et non ce gouvernement
lui-même. Aristote appelle démocratie
ce que Polybe appelle ochlocratie.
«
Aristote, dit Barthélemy Saint-Hilaire, prend toujours le mot démos
pour la partie la plus nombreuse du corps politique. Toutes les fois donc
qu'on trouvera dans Aristote le mot peuple, il faut entendre, non pas la
totalité ou la majorité de la nation, ce qui comprendrait
aussi les esclaves, mais seulement la dernière classe du corps politique,
celle qui prévalut à Athènes, mais qui, dans la plupart
des républiques grecques, ne joua jamais qu'un rôle tout à
fait secondaire. »
Il semble, au contraire, que démos,
dans la langue politique grecque, ne signifie pas la dernière classe
du peuple, ni même la masse des habitants, y compris les esclaves
: démos (populus et non plebs) signifie la
commune, ou ce qui revenait au même pour les anciens Grecs,
la nation.
L'ochlocratie est le pouvoir de la partie
la plus pauvre et la moins éclairée de la nation, qui est
ordinairement la plus nombreuse. Mais, quoique supérieure en nombre,
comme elle ne saurait représenter la volonté générale,
elle n'est au fond qu'un gouvernement de minorité. Le despotisme
du grand nombre, comme le despotisme d'un seul, s'établit bien plus
par usurpation que par consentement. Quelles volontés
libres concluraient un pareil contrat? Il est inutile de dire que ces deux
gouvernements sont aussi souvent exploités par des conseillers (démagogues
ou vizirs) qu'exercés par ceux dont ils proclament la puissance.
L'ochlocratie n'est presque jamais écrite
dans les constitutions. Était-ce une ochlocratie que le gouvernement
établi à Rome, quand la loi
Hortensia donna force de loi aux plébiscites? Qui ne voit que les
patriciens avaient toujours le droit de siéger dans les comices
par tribus? Selon toute apparence, il est vrai, leurs voix devaient être
neutralisées par le nombre; mais il en est ainsi dans toute démocratie
pure.
A Florence,
en 1282, les seigneurs furent déclarés inadmissibles aux
fonctions publiques, à moins de se désanoblir en se faisant
inscrire sur les registres de quelque corps de métier.
Enfin, on connait la loi contre les ci-devant
nobles qui fut votée sous la Terreur.
À Athènes,
l'ochlocratie s'établit à la faveur des lois. On vit alors
des hommes de mérite exclus, par leur richesse ou leur naissance,
des affaires publiques, les villes alliées opprimées ou détruites,
les philosophes persécutés.
(Ces pauvres philosophes ne furent pas mieux traités par les rois
et les oligarques : le parti démocratique d'Athènes
parait leur avoir été le plus favorable). Mais au moins cette
ochlocratie athénienne eut un grand amour de la liberté,
un grand sens politique, du goût pour les arts, et même parfois
de la modération.
Athènes et Florence ont été
à peu près les deux seuls exemples du pouvoir direct du plus
grand nombre légalement institué. Mais on peut aussi voir
dans l'accession au pouvoir des régimes fasciste en Italie
(1922) hitlérien en Allemagne
(1933), des sédimentations ochlocratiques. De nos jours, une forme
inédite d'ochlocratie semble se constituer grâce aux réseaux
sociaux qui favorisent la formation de foules virtuelles. Elle est
devenue la nourriture dont se repaissent, à travers le monde, les
mouvements dits populistes (c'est-à-dire essentiellement national-démagogiques).
Le plus souvent ce despotisme de la foule
s'élève à la suite d'une révolution qui renverse
le pouvoir des rois ou des nobles, s'établit
sans règle et s'exerce sans aucun ménagement ni pour l'intérêt
général, dont il ne représente pas la volonté,
ni pour les intérêts particuliers, dont les plus fondamentaux
sont les droits humains, et que l'auteur du Contrat social
regarde avec raison comme indépendants de la volonté générale.
«
En effet, dit Rousseau (liv. II, chap. IV),
sitôt qu'il s'agit d'un droit particulier, sur lui point qui n'a
point été réglé par une convention générale
et antérieure, l'affaire devient contentieuse. C'est un procès
où les particuliers intéressés sont une des parties,
et le public l'autre, mais où je ne vois ni la loi qu'il faut suivre,
ni le juge qui doit prononcer. Il serait ridicule de vouloir alors s'en
rapporter à une expresse décision de la volonté générale,
qui ne peut être que la conclusion de l'une des parties, et qui,
par conséquent, n'est pour l'autre qu'une volonté étrangère,
particulière, portée en cette occasion à l'injustice
et sujette à l'erreur. »
Si tel est le caractère de l'omnipotence
de l'Etat sur l'individu,
tel doit être celui de l'omnipotence d'une partie de la nation sur
l'autre,
et si «
la vie et la liberté des personnes privées sont naturellement
indépendantes de la personne publique » (liv.
II, chap. v),
à plus forte raison sont-elles indépendantes
d'une collection de personnes privées, comme une oligarchie ou une
ochlocratie.
L'histoire de la Commune
de Paris, en 1871, montre bien ce qu'est une ochlocratie : quelle que
fût la latitude laissée aux meneurs, ils étaient obligés
de satisfaire à la volonté générale de leurs
soldats : puissance impersonnelle, diffuse, arbitrairement communicable
et qui, à un moment donné, réside tout entière
dans un garde national aussi bien que dans un délégué
(ministre). La raison en est, semble-t-il, que ces sortes de gouvernement
ayant pour habitude de légiférer sur toutes choses d'une
manière absolue, en épuisant d'un coup toutes les sanctions
légales, il n'y a plus que des affaires d'État. De plus,
un tel gouvernement est essentiellement militaire, autant par l'incapacité
du peuple de concevoir d'autre organisation politique qu'une armée,
que par suite des circonstances violentes où il prend naissance
et qu'il pousse encore lui-même à foules les extrémités.
(Jacques de Boisjolin). |
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