| Forme, n. f. - Entre les définitions multiples de ce mot, qui s'appliquent à différents objets, plusieurs expriment exactement les acceptions qu'il prend dans le langage musical : on l'y emploie, en effet, pour désigner « la constitution, le mode particulier » d'une mélodie, ou d'une suite d'accords, ou d'un morceau ; la « composition, les modifications » d'un élément mélodique, correspondant à la composition et aux modifications grammaticales d'un mot; le « tour du style »; la « manière bonne ou mauvaise » dont l'idée musicale et ses parties sont présentées ou traitées; la « manière de procéder suivant certaines règles, certains, usages convenus ». Que l'on considère la musique comme un langage, ou comme une science, ou comme un art isolé de tout autre mode d'expresssion de la pensée, l'étude de ses formes est inséparable de celle de son histoire, puisqu'elle est constamment un langage, ou une science, ou un art vivant, en voie de transformation continuelle; et, si l'on adopte comme le terme le plus rapproché de comparaison celui du langage, on divise aisément la théorie et l'histoire des formes musicales en deux branches associées sur un tronc unique; l'une, grammaticale, qui est la construction de la phrase musicale, mélodique ou harmonique, l'autre, logique, qui est son agencement et son développement dans le discours. Toutes deux puisent leur sève originelle aux deux sources du verbe et du geste, de la parole et de la danse. Que si l'on essaie d'en discerner la chronologie, on assiste à l'éclosion et au développement des formes primitives, obéissantes aux accents de la langue parlée, qu'elles amplifient, ou bien au nombre et à la durée des pas ou des mouvement, dont elles suivent l'impulsion avant d'en régulariser, la symétrie; les psalmodies syllabiques, les simples mélodies des antiennes marquent, dans la musique vocale du haut Moyen âge, ce premier échelon; des formes ornées, où se précise le sentiment musical soumis encore aux liens du mètre poétique ou à ceux de la danse, mais qui s'échappe en mélismes mélodiques, comme dans les alleluias grégoriens, ou s'aventure en expériences harmoniques, comme dans les organa et les déchants du XIIe et du XIIIe s.; des formes scolastiques, où les musiciens, en possession des premiers éléments du matériel sonore, s'efforcent à en ordonner l'emploi par des règles théoriques appuyées sur l'usage de tel ou tel intervalle harmonique ou sur celui de telle ou telle combinaison de valeur. Au XIIe s., on énumère déjà cinq espèces de composition harmonique : le déchant, l'organum purum, l'organum duplex, le conduit, le hoquet. Jean de Garlande y ajoute la copula, W.. Odington, le rondellus et le motet; chacune des coupes poétiques imaginées par les trouvères et les troubadours trouve son équivalent dans une disposition mélodique appropriée. Des mélismes grégoriens surgit l'art de la variation. Des assemblages de parties superposées naissent les premières ébauches de l'imitation. A la fin du Moyen âge, la distinction des genres s'établit en plusieurs courants parallèles qui semblent, au premier regard, se confondre, mais que le XVe et le XVIe s. achèvent à la fois d'enrichir et de séparer. Les formes liturgiques, qui atteignent leur perfection dans la messe et le motet à plusieurs voix, reposent sur le maintien de la modalité ecclésiastique, et sur la trituration contrepointique de thèmes grégoriens ou mondains. Les formes profanes se subdivisent, selon les pays, en frottoles, villanelles, canzonettes italiennes, agrandies peu à peu et ennoblies pour donner naissance au madrigal, en chansons françaises, variées de sentiment, de style et de dimensions, et contenant, sous un seul titre générique, les diversités les plus subtiles; en lieder allemands, brefs et solides comme leurs pères, les chorals luthériens; les formes instrumentales, enfin, constituées partie à l'aide de pièces vocales transcrites et partie d'après les rythmes de la danse, diversifiés dès lors presque à l'infini, selon les modes du lieu ou du moment, et dont l'influence se devine, plutôt qu'elle ne s'analyse, sur les transformations et les amalgames incessants des genres. A chaque époque et dans chaque direction, les maîtres qu'on a appelés à juste titre des artistes créateurs ont plus souvent pétri à nouveau, mélangé et refondu, ou élargi, ou modifié les formes antérieures, que réellement inventé, de toutes pièces, des formes nouvelles. A toutes celles qu'avaient cultivées les grands musiciens de la Renaissance, le XVIIe s. vint ajouter ou substituer les formes dramatiques; l'obéissance aux exigences scéniques faisait prédominer, au lieu du contrepoint, le chant solo accompagné, au lieu de la polyphonie, la monodie. Ce que la subordination de la musique au geste avait imposé déjà de régularité aux dessins mélodiques, dans les formes issues de la danse, l'obligation de faire coïncider exactement les accords d'un orchestre avec les inflexions vocales de l'acteur en scène acheva d'imposer l'adoption de la barre de mesure, par laquelle bientôt toutes les formes mélodiques et harmoniques se trouvèrent alignées sous la discipline du temps fort et du temps faible. Cette loi générale régit uniformément, pendant près de trois siècles, et sans distinction de genres, tout le langage musical; c'est l'âge des formes classiques, où la mélodie, qui conduit tout, se plie, non seulement au dénombrement égal et à l'accentuation convenue des temps dans chaque mesure, mais à l'obligation de la carrure, au groupement des mesures en périodes égales, et des périodes en reprises. La phrase musicale, comme le vers, se modèle sur des types fixes; elle a ses rimes masculines et féminines, qui sont les terminaisons sur le temps fort ou le temps faible, sa césure, qui est la demi-cadence et la divise en hémistiches; les phrases se combinent, comme les vers, sur des plans convenus, dont les deux principaux, celui de l'air avec da capo et de l'air en rondeau, passent du solo vocal au style instrumental et engendrent le « premier morceau » de sonate ou de symphonie, et le rondo. On les schématise sous les abréviations A + B + A, qui signifie exposition, développement et reprise, ou exorde, démonstration et péroraison, et A + B + A + C + A, etc., qui représente le retour d'un fragment principal entre des fragments nouveaux, en nombre indéfini, soit le refrain et les couplets. Plus ou moins visiblement, les oeuvres de toutes destinations, église, théâtre, concert ou chambre, s'érigent sur des fondations conformes à l'une ou l'autre de ces deux ordonnances. On admire, lorsqu'elles sont animées par la pensée d'un maître, la magnificence de leur symétrie, qui s'enraidit et se glace, dès que la nouveauté des détails n'envient plus vivifier l'aspect. Aussi attachante que l'étude de leur constitution, est celle de l'effort par lequel les musiciens modernes se libèrent de leurs liens. Beethoven, qui porte à son apogée la beauté des formes classiques, remonte inconsciemment, pour les renouveler, à la source lointaine des formes scolastiques, de l'imitation, de la fugue, de la grande variation. Pour créer les formes libres où s'épanouira l'art moderne, dans la 9e Symphonie, dans la Messe en ré, dans les 33 variations sur un air de Diabelli, dans les dernières sonates et les derniers quatuors, il remonte, par-dessus les têtes de Mozart et de Haydn, jusqu'à Haendel, jusqu'à Bach, qu'il devine plus qu'il ne les connaît, jusqu'aux polyphonistes auxquels le rattache un mystérieux atavisme, jusqu'aux mélismes de la mélodie religieuse médiévale; du creuset où se refondent et se condensent toutes les formes passées, jaillit la coulée incandescente de l'art nouveau. Pour continuer Beethoven, ses successeurs s'écartent de lui. Les deux grandes formes nouvelles créées au XIXe s. ne procèdent pas, dans leur architecture générale, de ses oeuvres, mais développent, ainsi qu'il avait fait, des germes plus anciens. La symphonie descriptive, ou à programme, de Berlioz ou de Liszt; procède des principes adoptés longtemps auparavant par Couperin ou par Kuhnau; le drame musical de Wagner renie toute parenté avec le « grand opéra » et réclame l'héritage, tombé en déshérence, des premières tragédies lyriques et de la déclamation chantée; sa recherche constante de la vérité dramatique le conduit à créer, sous le rapport du plan, des formes réalistes, auxquelles il donne pour expression tonale et harmonique des formes de style classique. L'extrême variété des formes est caractéristique de l'époque suivante. Pour s'en convaincre, il suffit de considérer quelques-unes des oeuvres-les plus saillantes produites depuis un assez court laps de temps dans le genre de la symphonie à orchestre. La France y représente les traditions de la musique pure, exprimées en des formes très nouvelles par Saint-Saëns, dans sa 3e Symphonie, avec orgue (1886), par César Franck, dans sa Symphonie en ré mineur, conçue selon le plan cyclique dont ce maître a donné de splendides modèles, par d'Indy, Dukas, Magnard; c'est en Russie et en Allemagne que se sont rencontrés les plus brillants continuateurs de la symphonie descriptive de Berlioz, ou du poème symphonique de Liszt : Rimsky-Korsakov avec Antar (1884), Sheherazade (1888) et la version orchestrale de Sadko (1891), Richard Strauss avec la Vie du héros et ensuite la Symphonia domestica (1904). Et il suffit de nommer ce petit nombre d'oeuvres connues, pour prendre conscience de l'infinie diversité de formes du langage musical, de sa richesse, qui réunit les expressions propres à chaque époque, à chaque école, à chaque culture, et de la vanité de leurs classements en genres fixes et tranchés. (Michel Brenet). | |